Une expérience de la réalité virtuelle en formation infirmière - Objectif Soins & Management n° 0296 du 14/12/2023 | Espace Infirmier
 

OBJECTIF SOINS n° 0296 du 14/12/2023

 

DOSSIER

Claire Pourprix

  

Depuis 2020, l’institut de formation en soins infirmiers de Chalon-sur-Saône a introduit l’usage de la réalité virtuelle dans la formation des étudiants infirmiers. Un même scénario permet de former à la transfusion sanguine et au management entre pairs. Cette expérimentation ouvre de nouvelles perspectives pédagogiques, tout en interrogeant sur l’évaluation des connaissances et des compétences.

L’Institut de formation en soins infirmiers (Ifsi) – Institut de formation d’aides-soignants (Ifas) du chalonnais est précurseur en France en matière d’apprentissage par la simulation en santé, qui est inscrite dans les principes pédagogiques de l’établissement depuis plus de 10 ans. Celui-ci dispose de quatre salles de simulation procédurale et de simulateurs de déficits sensoriels et moteurs de la personne âgée et/ou en situation de handicap. Neuf scénarios sont utilisés sur des simulateurs numériques au cours de la formation infirmière. La simulation de pleine échelle est pratiquée au travers de treize scénarios pour la formation infirmière, trois pour la formation aide-soignante et quatre pour de la formation continue. En 2020, l’établissement a réalisé un pas de plus avec l’introduction de l’enseignement par réalité virtuelle, avec deux scénarios : l’un sur l’injection dans la chambre implantable et l’autre sur la réalisation d’une transfusion sanguine.

Une nouvelle ingénierie pédagogique

Les formateurs ayant constaté que les étudiants réalisent peu de transfusions sanguines en stage, et devant l’impossibilité d’augmenter le volume horaire d’enseignement pratiques à l’Ifsi, une étude exploratoire visant à évaluer l’intérêt d’utiliser la réalité virtuelle a été menée en 2021.

Une cohorte de 25 étudiants volontaires de 2e année a testé la réalité virtuelle pour cette unité d’enseignement. Trois étudiants sont passés dans le simulateur de réalité virtuelle et ont bénéficié d’un débriefing individuel ; quatre autres d’un débriefing collectif. Les dix-huit restants, sans passer dans le simulateur, ont visionné la séquence de leurs pairs et assisté au débriefing.

Les résultats montrent une satisfaction importante des étudiants ayant utilisé le dispositif, plus élevée que celle des observateurs ; les résultats aux évaluations théoriques sont supérieurs pour les sept étudiants ayant effectué la simulation, mais moindre pour les observateurs. Le réalisme de la simulation a été souligné par les étudiants, qui ont vraiment eu le sentiment de réaliser leur première transfusion, sans doute grâce au haut degré de réalisme. L’Ifsi en a conclu que les étudiants doivent individuellement passer dans le simulateur.

Mise en œuvre à grande échelle

Restait à trouver les moyens et le temps de faire passer tous les étudiants dans le simulateur. Pour y parvenir, l’équipe pédagogique a eu une idée innovante : associer cette unité d’enseignement 4.4 relative à la transfusion sanguine à l’unité d’enseignement 3.5 relative à l’encadrement des professionnels du soin. « Le scénario est suffisamment bien fait pour le confier aux étudiants », explique Arnaud Barras, cadre supérieur de santé à l’Ifsi-Ifas de Chalon-sur-Saône. « L’unité d’enseignement en 2e année est toujours difficile à effectuer. Grâce à la réalité virtuelle, nous avons pu mettre en œuvre un projet dans lequel les étudiants se forment et s’encadrent entre pairs sur la transfusion sanguine. De plus, cela nous permet de balayer l’ensemble du processus de transfusion et pas uniquement le contrôle pré-transfusionnel. En cela, nous répondons parfaitement à la demande du terrain : l’Ifsi ne sert pas uniquement à la transmission de savoirs, mais continue bien à accompagner sur la technique et les bonnes pratiques. C’est un outil ludique, pédagogique et didactique. »

Ce dispositif permet de former les étudiants en nombre croissant – l’Ifsi est passé de quelque 60 étudiants par promotions à 70, voire 75 – tout en « économisant » du temps de formateur puisque les étudiants peuvent se former en autonomie. « Quatre étudiants sont formés par un formateur. Ensuite, chaque étudiant formé adopte une posture d’encadrant pour accompagner un autre étudiant qui lui-même va devenir encadrant… C’est une logique de cascade », détaille Xavier Rebecq, cadre de santé formateur, véritable « artisan de l’opérationnalité du projet » au sein de l’établissement. Cette technique permet aux étudiants de « remobiliser ce qu’ils ont appris car il faut qu’ils l’expliquent à d’autres », ajoute Arnaud Barras.

Avant la mise en œuvre de la « cascade », tous les étudiants bénéficient d’enseignements relatifs à la transfusion. Après quelques jours, ils s’auto-évaluent pour se situer par rapport à leurs apprentissages. « Cette évaluation est transmise à l’étudiant encadrant, afin qu’il adapte sa posture en fonction du niveau initial de l’étudiant qu’il encadre », précise Xavier Rebecq. L’auto-évaluation en pré-test porte sur le sentiment d’efficacité personnelle et sur les connaissances.

« Les étudiants sont briefés avant le jeu et en fin de jeu par les formateurs », précise Xavier Rebecq. « Un débriefing individuel est réalisé par l’étudiant-encadrant ; et un debriefing collectif, reprenant toutes les étapes du jeu avec des questions, est réalisé par le formateur, en promotion complète. Le but est de s’assurer de l’universalité du message en fin de parcours. » À l’issue de chaque séance, les étudiants effectuent un post-test composé des mêmes questions que le pré-test et d’autres sur la qualité de l’encadrement. L’encadrant observe alors si l’étudiant a progressé et découvre comment l’encadré l’a évalué. « Au début, nous pensions que les étudiants n’oseraient pas jouer le jeu de l’hétéroévaluation. En fait, ils ne sont pas toujours tendres entre eux ! Ainsi, l’encadrant détient tous les outils pour faire l’analyse de son encadrement », constate Xavier Rebecq.

Les étudiants plébiscitent cette immersion totale, et le sentiment de présence favorise une concentration maximale pour un meilleur apprentissage. Lors du bilan de satisfaction de fin de semestre, la réalité virtuelle « explose les compteurs », d’après Xavier Rebecq. « C’est un outil ludique qui donne le sentiment bénéfique d’avoir réalisé sa première séance d’encadrement d’un collègue, d’avoir transmis et réussi sans le regard du formateur ou du tuteur en stage. La confiance entre collègues est une plus-value importante. »

Lever les freins à l’usage de la réalité virtuelle

L’acculturation des équipes à l’aspect technique, au maniement de l’ordinateur et du casque de réalité virtuelle, est un prérequis essentiel. De plus, il faut rassurer sur l’appréhension d’une sensation de vertige, comme il est possible de la ressentir lorsqu’on joue à un jeu vidéo. « En fait, nous n’avons pas ce genre de problème dans nos simulations car les étudiants ne sont pas des victimes, comme dans beaucoup de jeux vidéo. Ce sont des acteurs, dans une mise en scène très statique et un scénario guidé par une tutrice numérique (un personnage non jouable) », explique Arnaud Barras. En revanche, le retour à la réalité pouvant être parfois difficile – comme cela a été constaté la première année –, un sas d’accompagnement au retour a été ajouté. Il permet de se préparer à retirer le casque pour renouer avec l’environnement réel dans les meilleures conditions. « C’est un phénomène bien connu dans l’hypnose, que l’on avait mésestimé la première année : il faut retirer d’abord les oreilles, puis enlever les mains et attraper quelque chose qui n’est pas dans le jeu », souligne Xavier Rebecq. « Nous collaborons d’ailleurs avec l’école des Arts et métiers à Chalon-sur-Saône sur ce sujet, pour introduire dans le jeu quelque chose qui existe vraiment. »

Autre conseil formulé par Arnaud Barras : faire confiance aux étudiants et sortir du rapport asymétrique permanent entre le formateur et l’étudiant. « Pendant leur période de stage de 10 semaines, ils s’organisent pour s’auto-évaluer, se former, convoquer l’étudiant encadré. Au niveau de l’Ifsi, nous assurons uniquement une astreinte technique pour garantir le bon fonctionnement des deux postes de simulateurs. Nous n’avons constaté aucun problème de dégradation, le sérieux des étudiants est bluffant. En fait, cet exercice permet de les responsabiliser sur un soin éminemment important dans la culture infirmière. »

Quant au coût de l’investissement, les protagonistes sont formels : il est à relativiser par rapport au coût d’un formateur. « Il faut compter entre 2 000 et 3 000 € par outil et scénario. La procédure ne fait pas appel à un raisonnement complet comme lorsque l’on travaille en simulation pleine échelle ;  le scénario est très encadré dès le départ », rappelle Arnaud Barras. « À terme, nous aimerions pouvoir connecter plusieurs étudiants sur la même base pour faire du raisonnement clinique : entrer dans un service accueillant plusieurs patients, apprendre à hiérarchiser les soins, raisonner par rapport aux pathologies des patients, etc. À ce jour, aucun éditeur de logiciel professionnel ne le propose car cela coûte très cher. Actuellement nous restons sur de la procédure et c’est à nous, professionnels de la formation, de réfléchir pour savoir comment détourner ces outils afin de les optimiser sur le plan de la pédagogie.  Dans notre cas, nous n’aurions  jamais imaginé que l’unité d’encadrement serait aussi plébiscitée alors que ce n’était pas l’objectif de départ de notre outil de réalité virtuelle. »

Évaluation du dispositif par la recherche

Parallèlement, l’Ifsi a mené une étude pour évaluer la pertinence de ce dispositif pédagogique intitulée : « Mobiliser l’apprentissage de la transfusion sanguine par ses pairs au moyen de la réalité virtuelle ». Pour cela, celle-ci s’est appuyée sur une méthode de recherche scientifique en utilisant les données recueillies auprès de 48 étudiants : les questionnaires pré-test et post-test portant sur le sentiment d’efficacité personnel (SEP) perçu et les connaissances, ainsi que les résultats des évaluations des unités d’enseignement 4-4 et 3-5.

Le SEP(1) est spécifique à une activité. Il fait référence à ce que le sujet croit pouvoir faire, indépendamment de ses compétences ou aptitudes, et permet à la personne d’utiliser ses capacités pour entreprendre une tâche qu’elle estime réalisable. Les tests de SEP ont compté une série de 5 items d’autoévaluation sur la capacité de l’étudiant à réaliser l’acte transfusionnel, en se situant sur une échelle de 0 à 10. Les tests de connaissances ont porté sur 20 questionnaires à choix multiples (QCM) de 5 items correspondant aux étapes de la transfusion sanguine.

Pour traiter ces données statistiques, l’équipe a fait appel à un chercheur en sciences de l’éducation, Marc Nagels. La cohérence des questions sur le SEP a été validée par un test statistique (alpha de Crombach). Plusieurs hypothèses de départ ont été confirmées : le SEP ainsi que le niveau des connaissances ont augmenté entre le pré-test et le post-test, après avoir réalisé une séance de réalité virtuelle. L’étude a aussi révélé que le SEP se nivelle au cours du process : alors que les étudiantes ont tendance à se dévaloriser en pré-test et les étudiants à se valoriser, les résultats des deux genres sont proches en fin de parcours. Le niveau de connaissances en fin de parcours est également homogène : le niveau de tous les apprenants augmente, à un niveau très élevé.

En revanche, d’autres résultats ont surpris l’équipe pédagogique. Ils montrent une faible corrélation entre le score de SEP et la note d’évaluation. De plus, ni le SEP ni les connaissances ne semblent expliquer clairement la réussite à l’évaluation. Cela indique que le SEP est constitué sur une autre base que celle des connaissances, et qu’il existe une dichotomie entre les connaissances et les compétences. « Nous nous sommes trompés en considérant l’outil de réalité virtuelle comme un outil de connaissance théorique. Il s’avère que c’est un outil de compétences. Depuis 2009 que l’on parle de compétences, nous évaluons par le biais des connaissances, or il est possible d’être sachant sans pour autant être compétent ! », analyse Xavier Rebecq. Depuis ces résultats, l’évaluation pratique du contrôle de la transfusion sanguine a été maintenue, mais le test de connaissances sur table avec QCM a été supprimé car considéré comme non prédictif de la compétence.

L’équipe de l’Ifsi, qui bénéficie du soutien financier et du projet par sa directrice des soins Pascale Loriot, a décidé de poursuivre son étude pour constituer une cohorte de 200 à 300 étudiants à terme. Elle souhaite répondre à la question : « En quoi être un bon professionnel de la transfusion sanguine n’est pas exclusivement une affaire de connaissances ? » L’enjeu est de découvrir le lien entre l’utilisation de la réalité virtuelle et le développement des compétences à satisfaire pour réussir une transfusion sanguine. Et surtout, de sortir de cette idée préconçue d’évaluer les compétences par les connaissances. « Cela nous questionne sur d’autres unités d’enseignements, comme la pharmacologie, où nous évaluons uniquement sur les connaissances. Il faut admettre que la connaissance fait partie des compétences, mais qu’elle n’est pas exclusive », conclut Xavier Rebecq.

L’équipe poursuit également sa recherche avec l’objectif d’explorer le sentiment d’immersion et son influence dans la réalisation de la séance de réalité virtuelle pour favoriser l’acquisition des compétences, et sur l’évaluation du SEP à réaliser une séance d’encadrement. Elle a collaboré aux travaux de recherche de Bruno Perricaudet, cadre de santé formateur qui a consacré son mémoire de master « Ingénierie, médiation, e-éducation » à l’université de Poitiers à la question : « Le sentiment de présence en réalité virtuelle, un levier au service de l’acquisition de compétences des étudiants en soins infirmiers ? » Il a testé le niveau de sentiment de présence entre la réalité virtuelle et une vidéo. Les résultats de son étude montrent que la réalité virtuelle engendre un sentiment de présence plus élevé qu’une vidéo, sans toutefois démontrer de corrélation significative entre le niveau de sentiment de présence et le score de performance. Il conclut que « L’étude confirme le potentiel immersif supérieur de la réalité virtuelle. Elle souligne également la complexité de la relation entre la présence et l’apprentissage ».

Développer la réflexivité

D’où cette interrogation de Xavier Rebecq : « A-t-on besoin d’une technologie super pointue ou de réorganiser les conditions d’apprentissage ? Si on laisse de l’autonomie à l’étudiant, est-ce qu’une vidéo ne serait pas aussi efficace ? » Pour Arnaud Barras, une des clés est de « développer la réflexivité ». Les outils numériques peuvent grandement y contribuer. L’enjeu est bien sûr pédagogique, mais pas uniquement. Pour le cadre supérieur de santé : « Il faut aller plus loin et s’interroger : comment utiliser l’intelligence artificielle, l’aide cognitive pour les soins, afin d’aider au raisonnement clinique ? En fait, en acculturant les étudiants à l’outil numérique, il ne s’agit pas de penser le numérique au service des unités d’enseignement, mais bien au service de leur pratique de soignant quotidienne. »

1. Bandura A. cité dans Galand, B. & Vanlede, M. (2004). Le sentiment d’efficacité personnelle dans l’apprentissage et la formation : quel rôle joue-t-il ? D’où vient-il ? Comment intervenir ? Savoirs, hors série (5), 91-116.