De la suite dans les idées - L'Infirmière Magazine n° 370 du 01/04/2016 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 370 du 01/04/2016

 

PROPRIÉTÉ INTELLECTUELLE

DOSSIER

SANDRA MIGNOT  

Les infirmières ont du talent. Elles ont aussi des idées menant à des inventions très concrètes, et qui améliorent leurs pratiques professionnelles et la qualité du soin. Découverte du parcours de ces Géo Trouvetout.

L’idée du harnais m’est venue il y a vingt ans, parce que j’avais une patiente qui glissait tout le temps de son fauteuil roulant, se souvient Ghislain Vabre, infirmier libéral à temps partiel et salarié d’une clinique à Toulouse. Quand il n’y a que l’infirmière qui passe au domicile, imaginez le temps qu’une personne peut rester au sol avant qu’on vienne la redresser… À l’époque, on improvisait des liens avec des draps, pour maintenir la personne en place sur le siège. Mais ce n’était pas formidable, je crois même qu’il y a eu des accidents fatals. » Ghislain Vabre imagine donc un système de harnais, doublé d’un cuissard, afin d’éviter à la fois le mouvement de bascule et le glissement du tronc. « Mes proches, me voyant travailler sur un prototype avec une amie couturière, m’ont très vite suggéré de déposer un brevet sur mon invention. Comme je n’y connaissais rien, je suis parti me renseigner auprès d’un conseil en propriété industrielle. »

Du pansement au cahier de liaison

Car les infirmières ont du talent, et pas seulement celui du soin. Nombre d’entre elles fourmillent de créativité pour améliorer concrètement leur pratique, mieux organiser le soin et en sécuriser la réalisation - aussi bien pour le patient que pour le soignant - par des inventions en tous genre : ici c’est un dispositif de gestion des matériels de suture, là un nouveau modèle de pansement, ailleurs un journal de bord pour malades ayant subi un coma…« Je suis convaincu que les infirmières peuvent générer de nombreuses inventions, car ce sont elles qui sont au chevet du patient, qui observent les difficultés du quotidien, utilisent le matériel de soin et les dispositifs médicaux, assure Ghislain Vabre. Nous sommes en première ligne pour voir toutes les choses à améliorer. »

Investissement personnel

La plupart du temps, ces inventions sont conçues hors du temps de travail et peuvent représenter un investissement en temps, voire en argent, assez considérable. « Le cahier de soins que j’ai élaboré, ce sont des centaines d’heures de travail », assure ainsi Mireille Fernandez, infirmière libérale à Sète depuis 2007. « J’ai commencé, pour répondre à mon propre besoin de liaison avec les médecins de ville, par laisser des messages écrits, ensuite j’ai créé des classeurs avec un modèle de présentation préparé à la main. J’avais de très bons retours quand mes patients devaient être hospitalisés et que les services les accueillaient avec mes documents. Puis j’ai rencontré un graphiste qui a vu mes cahiers et m’a proposé d’améliorer mes documents, jusqu’à parvenir au triptyque que nous commercialisons depuis peu. »

Un tel investissement personnel se fonde généralement sur une forte motivation, qui trouve son origine dans l’implication professionnelle du soignant. Patrice Payet a conçu un matelas pédiatrique permettant le bon positionnement et le maintien de la tête des enfants intubés en service de réanimation lorsqu’il était IDE à Saint-Vincent-de-Paul (AP-HP), à Paris : « Le but, c’était de nous faciliter la vie et d’optimiser la prise en charge du patient. Avant, on bricolait avec des petits sacs de sable glissés sous le matelas et cela générait un risque d’escarre. » Pour Mireille Fernandez, après la nécessité de construire son propre outil de travail, s’est greffée une volonté de mieux faire connaître le travail des infirmières libérales : « Créer ce cahier et le diffuser au plus grand nombre, c’est une histoire de reconnaissance, à la fois de tout le travail accompli, mais aussi des compétences de la profession. » Quant à Ghislain Vabre, il souligne avoir surtout été initialement motivé par la sécurité des personnes.

À la rencontre des industriels

Josette Deseny, formatrice indépendante, ancienne cadre supérieure responsable hygiène et environnement à l’hôpital Henri Mondor (AP-HP) à Créteil, elle, s’est vue conduite sur le chemin de l’innovation par ses nouvelles missions de chargée de l’application des nouvelles réglementations sur la gestion des déchets d’activités de soins à risques infectieux (Dasri) et de la diminution des coûts de traitement des déchets. « J’ai réalisé un inventaire des équipements dont nous disposions dans les services, j’ai défini nos besoins au niveau du poste de soin et du service en chambre, puis j’ai contacté nos fournisseurs habituels et leur ai demandé des prototypes de supports pour le tri des déchets de soin. Ils m’ont fait trois propositions, parmi lesquelles j’ai demandé aux infirmières de choisir celle qui leur convenait le mieux. » C’est ensuite l’industriel sélectionné qui a déposé le modèle - Evolutri(r) -, moyennant un contrat négocié avec l’AP-HP qui permet à l’institution de toucher des redevances sur la vente du produit, à 50/50 avec l’inventrice.

Rémunération à la clé

Car la protection de la propriété intellectuelle(1) d’une innovation permet aux inventeurs de générer un revenu ; une rémunération qui va d’un bon mois de salaire par an jusqu’à un tiers du salaire mensuel pour les IDE que nous avons rencontrées. Un revenu qu’il faut néanmoins mettre en regard avec le coût en temps et en argent de l’innovation (lire l’interview p. 23). D’ailleurs, quels que soient les développements qui ont suivi leur invention, tous ont conservé leur activité d’infirmier. Et rares sont ceux qui, comme Laurent Klein, co-créateur de l’application e-pansement, n’exercent plus qu’à temps partiel. Il faut dire que la société qu’il a développée dans le sillage du lancement de son application propose désormais d’autres services à ses confrères (formation et suivi des plaies) dont la production ne peut fonctionner qu’en synergie avec sa pratique professionnelle. « Il est important que je continue d’exercer afin d’être au plus près du terrain, des soignants et surtout des patients. »

Et tous les inventeurs n’ont pas la fibre entrepreneuriale. « J’ai bien essayé de commercialiser moi-même mon harnais, explique Ghislain Vabre. Mais je n’ai pas le talent d’un commercial. » L’Idel est quand même parvenu à faire fonctionner la petite société qu’il avait créée pendant deux ans, en rémunérant les services d’un professionnel de la vente. « Puis un industriel a repéré mon produit et nous a proposé d’acheter une licence pour pouvoir le développer et le diffuser lui-même. »

Quant à Claudine Gourlay Bornier, cadre supérieure et responsable qualité environnement à l’hôpital Henri Mondor, qui a imaginé une unité mobile d’isolement pour organiser le matériel dont les soignants s’équipent avant d’entrer dans certaines chambres, elle a directement soumis son idée à un fournisseur de son établissement. « J’ai réfléchi au matériel dont nous avions besoin en fonction des différentes situations, j’ai élaboré un dessin dans les grandes lignes, puis j’ai interpellé l’un de nos fournisseurs pour lui demander de développer le produit. »

Droits méconnus

Mais tout ne se passe pas toujours aussi bien. Si les innovations infirmières sont nombreuses(2), la profession est malheureusement assez peu au fait des moyens de protéger la paternité de ses inventions, voire d’en retirer les fruits (lire page 24). « Les soignants ont de super bonnes idées, et généralement leurs inventions sont très concrètes, proches du marché et ne nécessitant pas de longues années d’expérimentation », résume Florence Ghrenassia, responsable de l’Office de transfert de technologies et des partenariats industriels à l’AP-HP (OTT&PI). À la différence des innovations médicamenteuses ou diagnostiques qui peuvent nécessiter de longs - et coûteux - essais cliniques. « Le problème, c’est que les soignants les bricolent dans leur coin, ils en parlent autour d’eux, à un fournisseur par exemple, et se les font voler », poursuit-elle. Florence Ghrenassia cite à l’appui l’exemple de cette orthèse, précisément nommée le corset garchois, développée à partir du travail de soignants de l’hôpital Raymond Poincarré (AP-HP), à Garches, spécialisé dans la médecine physique et de réadaptation, mais dont les droits de propriété sont détenus par un industriel, faute d’avoir été dûment revendiqués par les professionnels de santé qui en avaient eu l’idée originelle.

Et les infirmières libérales ne sont pas nécessairement mieux informées des dispositifs de protection de la propriété intellectuelle existants. « Même si nous sommes un peu des chefs d’entreprise, nous sommes très peu organisés pour tout ce qui est démarches administratives et mal informés sur la protection de nos droits », observe Laurent Klein, également lauréat du Grand trophée de l’application mobile de santé en 2016.

Satisfaction personnelle

Mais pour tous ces inventeurs, la démarche dans laquelle ils se sont engagés s’avère surtout une aventure passionnante, riche de nombreuses rencontres et de la découverte de secteurs d’activité auxquels leur formation initiale ne les avaient pas préparés. « Cela a représenté du temps, de l’investissement, mais ça me plaisait, cette idée de créer quelque-chose qui allait être utile et pouvait être diffusé un peu partout », explique Ghislain Vabre. Claudine Gourlay Bornier,de son côté, a découvert toute la collaboration avec l’industriel qui a développé son unité mobile de protection, les aspects commerciaux de l’innovation industrielle.

Quant à Josette Deseny, dont l’invention découlait directement de sa fiche de poste, le succès du support de tri dont elle est à l’origine a été fortement valorisant. « Quand le produit est sorti, de nombreux établissements de soins sont venus me solliciter pour que je leur explique le dispositif, mais également tout le système de tri des déchets que j’avais mis en place dans notre établissement, se réjouit Josette Deseny, désormais retraitée et devenue formatrice en hygiène et protection de l’environnement. Les prestataires de gestion des déchets sont également venus nous voir, des représentants de ministères de la santé étrangers également. » Au total, l’immense satisfaction personnelle d’avoir été utile et l’impression de faire évoluer les choses.

1 - La propriété intellectuelle regroupe la propriété industrielle et la propriété littéraire et artistique (droit d’auteurs essentiellement). La propriété industrielle a plus spécifiquement pour objet la protection et la valorisation des inventions, des innovations et des créations techniques.

2 - Il n’est malheureusement pas possible de connaître le nombre d’IDE inventeurs. L’INPI, qui enregistre les brevets, dessins et modèles, ou marques ne recueille en effet aucune indication sur la profession de l’inventeur.