Le bur-nout des cadres infirmiers : la première étude nationale - Objectif Soins & Management n° 262 du 01/04/2018 | Espace Infirmier
 

Objectif Soins n° 262 du 01/04/2018

 

Actualités

Didier Truchot*   Ivanne Bestagne**  

Enquête

Les professions médicales sont connues pour souffrir de bur-nout. Toutefois, on en sait peu aujourd’hui, en France, sur le burn-out des cadres infirmiers. Souhaitant en savoir davantage sur cette profession, nous avons sollicité la revue Objectif Soins et management pour diffuser un questionnaire destiné à mieux comprendre ce phénomène auprès de ce groupe professionnel. Aussi, dans le numéro de décembre était inséré un questionnaire détachable à nous retourner ainsi qu’un lien informatique qui permettait de répondre via internet. L’objectif principal de cette recherche était de dresser un état des lieux le plus fidèle possible de la santé psychologique des cadres infirmiers en mesurant leur degré de burn-out mais surtout en cherchant à déterminer quels types de stresseurs lui étaient associés.

Dans les lignes qui suivent vous trouverez les résultats de cette recherche. En fin de questionnaire les participant(e)s étaient invité(e)s à exprimer librement les points de vue qui leur tiennent à cœur. Éventuellement, nous utiliserons ces verbatim pour illustrer nos analyses. À notre connaissance, il s’agit là de la première étude sur le bur-nout, et plus généralement, sur les conditions de vie au travail des cadres infirmiers.

Le burn-out des cadres infirmiers

Nous avons mesuré leur burn-out à partir des deux dimensions centrales de ce syndrome psychologique, l’épuisement émotionnel et le cynisme. L’épuisement émotionnel correspond au sentiment d’être vidé nerveusement de ne plus avoir de ressources pour réaliser son travail. Il s’accompagne d’une grande fatigue, d’une perte de motivation et de sentiments dysphoriques. Apparaît alors la deuxième dimension du burn-out, le cynisme. Ne pouvant plus répondre aux demandes de son institution, de ses collègues, de ses patients, le professionnel adoptera des attitudes et des comportements de retrait, de mise à distance, de cynisme. Ce syndrome d’épuisement professionnel s’installe progressivement. Et il a un caractère chronique. Une fois présent, il s’installe dans la durée. Il a des conséquences au niveau de l’individu (mauvaise santé physique et psychologique), des relations interpersonnelles (conflits, agressivité, prise en charge défectueuse) et de l’institution (climat organisationnel irrespirable, chute de l’efficacité professionnelle).

Qu’il s’agisse de l’épuisement émotionnel ou du cynisme, le burn-out des cadres infirmiers de notre échantillon est particulièrement élevé. De fait 23 % ressentent l’ensemble des symptômes de l’épuisement émotionnel « plusieurs fois par semaine » ou « tous les jours ».

Les stresseurs auxquels font face les cadres infirmiers

Nos analyses statistiques (Analyses factorielles exploratoire et confirmatoire) révèlent que les stresseurs auxquels font face les cadres infirmiers dans leur environnement de travail se répartissent en quatre grandes catégories (Tableau 1).

La charge de travail : le facteur le plus associé au burn-out

La charge de travail, et ce n’est pas une surprise, constitue une des quatre grandes catégories de stresseurs auxquelles sont confronté(e)s les cadres infirmiers. Cette charge de travail recouvre en réalité différents aspects. Bien entendu on trouve la quantité de travail à réaliser qui amène à faire des heures supplémentaires où à amener du travail chez soi.

« Le nombre d’heures supplémentaires : 475 heures sans possibilité d’être rémunérée et sans possibilité de les récupérer d’où un sentiment de non reconnaissance ».

Les tâches administratives contribuent largement à accroître la charge de travail.

« (…) sans parler des tâches administratives qui phagocytent le temps et la reconnaissance salariale nettement insuffisante. »

« Ce qui est plus paradoxal à mon sens, c’est de demander de plus en plus de qualité, avec de plus en plus de temps imparti à des charges administratives et informatiques (on devait gagner du temps et de l’efficacité !!!) tant pour les cadres et les soignants »

Une autre facette de la charge de travail, proche de la quantité de travail, mais pas similaire, est la pression du temps, le fait de travailler dans l’urgence et qui conduit à ne pas réaliser correctement ses tâches.

« La difficulté actuelle du poste est le manque de temps, avec toujours plus de travail à faire sans moyens supplémentaires. J’ai l’impression de ne gérer que l’urgence et de manquer de temps pour travailler en profondeur, et d’avoir le temps nécessaire à la réflexion ».

Mais ce n’est pas tout. Les cadres infirmières doivent également faire face à un travail morcelé : devoir jongler avec plusieurs tâches en même temps, être fréquemment interrompu(e) et dérangé(e). Notons au passage qu’on trouve ce dernier aspect dans la plupart des professions. Nous l’avons observé dans des métiers aussi variés que des opérateurs d’usine, des infirmières libérales ou des médecins généralistes.

Finalement, les cadres ont beaucoup de responsabilités qu’ils où elles n’arrivent pas à assumer faute de moyens.

Les propos de ce cadre résument une bonne partie des stresseurs liés à la charge de travail :

« J’ai le sentiment de ne plus être en capacité d’accompagner mon équipe tellement les injonctions sont paradoxales, les effectifs et les budgets restreints. Les tâches administratives et les interruptions de tâches m’enferment dans un bureau lui aussi non ouvert (bureau borgne). »

Les analyses montrent que la charge de travail est le facteur de stress le plus fortement associé à l’épuisement émotionnel, la dimension centrale du burn-out. Il est toutefois moins associé au cynisme que ne le sont les deux facteurs suivants.

Solitude, manque de reconnaissance, manque de collégialité.

Une autre catégorie de stresseurs concerne le manque de reconnaissance, de collégialité, le sentiment de solitude. Ce qui prime avec ce facteur c’est le fait de ne pas être reconnu par sa hiérarchie pour le travail que l’on fait, de ne pas recevoir de soutien. Or le soutien social est une des ressources majeures pour faire face aux exigences de sa profession. Il est un des gages du bien-être au travail. Parallèlement, les cadres ont le sentiment de ne pas être suffisamment intégré(e)s au sein de l’organisation. Ils ou elles ont le sentiment qu’on ne leur donne pas assez d’informations pour bien faire leur travail, de ne pas être associé(e)s à l’élaboration des projets qu’ils doivent mettre en œuvre. Ils ou elles souffrent donc d’un manque de justice procédurale, c’est à dire du sentiment d’avoir son mot à dire dans les prises de décisions :

« Manque de reconnaissance, manque de communication nous sommes peu concertés pour les décisions, sensation d’être de simples exécutants »

À cela s’ajoute la perception d’un manque de coordination entre les services et le sentiment que le management repose sur des logiques plutôt individuelles que collectives.

Autrement dit, ce qui fait cruellement défaut aux cadres qui ont répondu à notre questionnaire c’est l’absence d’un véritable collectif de travail.

« Beaucoup de moments de solitude dans une corporation individualiste »

Dans cet ordre d’idée, les cadres évoquent souvent les difficultés, le manque de reconnaissance, voire le mépris qu’ils ou elles rencontrent de la part des médecins.

« Lorsque le cadre est investi d’une mission par la direction, la corporation médicale peut mal le supporter, question d’image le cadre est l’inférieur du médecin et non un professionnel d’une autre filière… »

Ce facteur, “Solitude, manque de reconnaissance, manque de collégialité” est le second facteur, après la charge de travail à être associé à l’épuisement émotionnel. Il est le facteur le plus associé au cynisme.

Toutefois, les cadres qui ont une délégation de gestion pour le budget formation de leurs agents ressentent moins que leurs collègues la solitude, le manque de reconnaissance, le manque de collégialité. Ils souffrent moins de cynisme. Cet effet est encore plus fort lorsque les cadres sont décisionnaires dans le recrutement de leurs agents : ils perçoivent moins la solitude, et souffrent nettement moins d’épuisement émotionnel et de burn-out. Donner aux cadres une délégation de pouvoir est donc un des facteurs sur lesquels agir pour une meilleure qualité de vie au travail, et sans doute pour une meilleure efficacité des équipes.

Se sentir mal à l’aise dans un rôle ambigu

Une autre grande catégorie de stresseurs renvoie au fait d’avoir à exercer des rôles incompatibles entre eux. En particulier, dans un environnement ou prédomine une logique économique, les cadres se sentent tiraillé(e)s entre la gestion économique, la rentabilité et le profit que leur impose la direction d’une part, et la qualité des soins et le management du service, les attentes du service, d’autre part. Cette tension apparaît fréquemment dans les écrits laissés en fin de questionnaire :

« C’est le plus épuisant, se battre en permanence pour nos valeurs de soignants face à une gouvernance purement financière et non plus humaine et sécuritaire »

« L’injonction paradoxale permanente entre le maintien ou l’amélioration de la qualité des soins….l’équilibre et les contraintes budgétaires ».

Les cadres ont donc le sentiment d’avoir à répondre à des injonctions contradictoires. En filigrane, on sent poindre un conflit éthique :

« En tant que cadre, je m’interroge sur le fait que mes valeurs humaines sont de plus en plus malmenées ».

Or lorsqu’une personne est confrontée à des attentes opposées, conflictuelles, incompatibles entre elles mais tout aussi valorisées (la qualité des soins d’une part, l’équilibre budgétaire d’autre part), elle ressent un conflit psychologique, qu’on nomme conflit de rôle, qui l’amène à ne pas être capable de réaliser, de remplir chacun des rôles en même temps. Et ce type de conflit est source de tension, de stress et conduit à des phénomènes comme le burn-out.

À ce conflit de rôle s’ajoute une ambiguïté de rôle, c’est à dire le sentiment que son rôle est mal défini.

« Mon statut n’étant pas clairement défini, j’ai beaucoup de mal à mettre en application les directives de l’administration ».

« Le rôle est mal défini et peu respecté et/ou mal compris par les médecins ; toutes sortes de tâches de secrétariat, d’intendance, de plus en plus de temps pour la gestion des RH mobilisent les cadres ».

Les recherches en psychologie du travail et des organisations nous apprennent que généralement les facteurs associés à l’ambiguïté de rôle sont le manque d’autonomie, de feedback et d’identité des tâches. Et dans tous les cas, conflits de rôle et ambiguïté de rôle sont associés à une moindre santé physique et psychologique (maladies, anxiété, burn-out), à une chute des performances, et de l’efficacité professionnelle. C’est ce que confirme nos résultats.

Ce facteur “se sentir mal à l’aise dans un rôle ambigu” est également fortement associé à l’épuisement émotionnel, quoique légèrement moins que les deux précédents. Il est fortement associé au cynisme (Tableau 2).

Les relations conflictuelles avec les patients.

La dernière grande catégorie de stresseurs renvoie aux relations conflictuelles avec les patients et éventuellement leur famille. Il peut s’agir de patients non-compliants, mais aussi de patients agressifs. Dans certains cas, les cadres reçoivent des plaintes des patients à propos des personnels soignants. Parfois le cadre doit protéger les membres de l’équipe en conflit avec les patients. Et il arrive que ces derniers profèrent des menaces vis-à-vis des cadres. Il est à noter qu’on rencontre ce type de stresseurs dans la plupart des recherches portant sur les personnels soignants, qu’il s’agisse de médecins libéraux, d’infirmières, d’aides soignantes, etc.

Toutefois, ce facteur de stress n’est pas associé au burn-out, qu’il s’agisse de l’épuisement émotionnel ou du cynisme. Il est probable que comparativement aux trois autres catégories de stresseurs détaillées plus haut, les difficultés rencontrées avec les patients passent au second plan. D’ailleurs les cadres évoquent le peu de temps qu’ils ou elles peuvent passer avec les patients :

« On nous dit cadres de proximité mais combien de cadres passent dans les unités le matin à la rencontre des patients ? »

Même si elles sont bien présentes dans l’environnement de travail des cadres, elles ne semblent pas suffisamment prégnantes pour être associées au burn-out. D’ailleurs dans certains cas, les cadres ne les attribuent pas aux patients eux-mêmes mais plutôt au contexte institutionnel : « Manque d’efffectif : difficile de passer suffisamment de temps avec les patients, leurs demandes sont différées et cela peut générer de la violence »

L’interférence entre la vie professionnelle et la vie privée

Le travail d’une part, la sphère familiale/ privée d’autre part, représentent deux domaines centraux dans la vie d’adulte. Mais il arrive que les exigences de son travail absorbent tellement de temps, d’énergie, etc., que l’on n’a plus suffisamment de ressources en terme de temps, de disponibilité mentale, etc., pour se consacrer à ses loisirs, sa famille, ses amis. Il arrive aussi que le travail déborde sur la vie privée parce qu’on apporte des tâches à faire chez soi, où parce que ses pensées, ses émotions, sont encore envahies par des problèmes professionnels. On parle de conflit ou d’interférence entre vie professionnelle et vie privée. Nous avons donc mesuré ce phénomène chez les cadres infirmiers (Tableau 3).

Les propos de ce cadre illustrent bien la présence de ce phénomène : « C’est à la maison que mes émotions sont impactées… je gère au travail mais peux avoir besoin de pleurer pour abaisser les tensions de la journée ». Et plus dramatiquement, ce que nous écrit cette femme cadre exemplifie les conséquences douloureuses de ce débordement de la vie professionnelle sur la vie privée. « Mon mari me demande de partir car il ne supporte plus mon surinvestissement dans mon travail, mes horaires à rallonge et ma tristesse à la maison. ».

Des quatre grands stresseurs, c’est principalement la charge de travail qui est associée au conflit entre vie professionnelle et vie privée. Et nos données montrent que ce conflit est très fortement lié au burn-out, qu’il s’agisse de l’épuisement émotionnel ou du cynisme. En d’autres termes, il faut comprendre le débordement de la vie professionnelle sur la vie privée comme une des conséquences des exigences professionnelles, en particulier de la charge de travail. Et si la charge de travail, nous l’avons vu plus haut, impacte directement sur le burn-out, elle l’impacte aussi via les répercussions qu’elle a sur la vie privée.

Une ressource importante : la réflexivité sociale

Face à ces situations de tension, une ressource importante, est ce qu’on appelle la réflexivité sociale. Ce processus renvoie à la capacité d’une équipe à intégrer les différents points de vue. Un groupe avec une forte réflexivité sociale ne cherche pas à éviter les conflits mais à les gérer de manière constructive. Il y a réflexivité sociale lorsque les membres d’une équipe se soutiennent dans les moments difficiles, quand l’équipe reste soudée face aux événements stressants. Chez les cadres infirmiers de notre enquête, de fait, lorsque la réflexivité sociale est élevée, les stresseurs sont moins présents et le burn-out est plus faible.

En conclusion

Cette première enquête nationale sur les conditions de travail des cadres infirmiers nous apprend que trois facteurs principaux sont associés à un degré élevé de burn-out : la charge de travail, le sentiment de solitude, de manque de reconnaissance, le manque de collégialité et enfin le fait de se sentir mal à l’aise dans un rôle ambigu. Si la charge de travail est un stresseur commun à la plupart des professions de soins, les deux autres stresseurs sont spécifiques aux cadres de santé. Bien entendu, et les résultats de cette recherche le montrent clairement, c’est bien au niveau collectif, celui de l’organisation dans son ensemble qu’il faudra agir, si l’on veut promouvoir une qualité de vie au travail des cadres de santé, gage de la qualité des soins. Une prise en charge individuelle, comme c’est trop souvent le cas, avec des techniques de remédiation centrées sur l’individu (gestion du stress, etc.) ne ferait rien pour améliorer l’environnement de travail. Elle n’aurait que des effets à court terme.

Évidemment, nos résultats doivent être mis en perspective : nous nous sommes intéressés à ce qui engendre du burn-out chez les cadres infirmiers. Ceci nous a donc amené à regarder du côté des aspects négatifs de la profession au détriment sans doute des éléments positifs.

Terminons alors avec les propos de ce cadre : « Et pourtant quel beau métier que celui de soignant et celui de prendre soin d’une équipe pour qu’elle prenne soins des patients ».

L’échantillon

→ Notre échantillon se compose de : 782 cadres de santé, sachant que nous n’avons retenu que les questionnaires entièrement complétés. Nous pouvons affirmer qu’il s’agit d’une enquête nationale. En effet, tous les départements de l’hexagone sont représentés et nous avons également des représentant(e)s de l’Outre-mer (i.e., Guadeloupe, Martinique, Guyane, La Réunion et Nouvelle-Calédonie).

→ Notre échantillon est principalement féminin : il compte 81 % de femmes. L’âge moyen est de 46 ans. Au total, 78 % des participant-e-s vivent en couple. L’ancienneté moyenne en tant que cadre est de 8 ans. Par ailleurs, l’échantillon est principalement composé de cadres de santé travaillant dans un établissement hospitalier public (82,4 %). Pour le reste, 7,4 % des participant-e-s exercent dans un établissement hospitalier privé, 3,7 % travaillent dans un établissement extra hospitalier privé non lucratif, 3,3 % dans un établissement associatif et 1,7 % travaillent dans d’autres structures (SSIAD, EAJE, hôpital militaire, territorial, fonction publique territoriale, établissement médico-social public, établissement militaire, établissement hospitalier privé à but non lucratif, extra hospitalier public, groupement de coopération sanitaire).

→ Le salaire moyen est de 2 490 euros avec une fourchette s’étalant de 1 690 à 5 000 euros. S’il n’y a pas de différence statistiquement significative entre hommes et femmes, on note malgré tout un écart moyen de 32 euros par mois en faveur des hommes. Le salaire des femmes s’étale de 1 690 à 4 500 euros, celui des hommes de 1 750 à 5 000 euros.