SOINS ET SPIRITUALITÉ : UNE COHABITATION NÉCESSAIRE - Ma revue n° 007 du 01/04/2021 | Espace Infirmier
 

L'infirmière n° 007 du 01/04/2021

 

JE ME FORME

SCIENCES HUMAINES

Pascale Wanquet-Thibault  

La spiritualité soulève nombre de questions dans le champ du soin : au-delà de la religion, elle interroge les valeurs, les croyances, le sens de la vie. Des notions avec lesquelles les soignants doivent composer dans le respect de la laïcité.

La spiritualité peut être définit de plusieurs façons. Selon Le Petit Robert, il s’agit de « ce qui se rattache aux choses de l’esprit et qui est dégagée de toute matérialité ». Cette acception philo sophique se réfère aussi, en religion, « à l’existence d’un Dieu et de concepts relatifs à l’âme ». Quel est son éventuel lien avec le soin ? D’après l’Orga nisation mondiale de la santé (OMS), qui a inscrit cette notion dans la Charte de Bang kok en 2005, « la promotion de la santé repose sur ce droit de l’homme essentiel et offre un concept positif et complet de santé comme déterminant de la qualité de la vie, qui recouvre également le bien-être mental et spirituel » : la dimension spiri tuelle est donc reconnue comme notion essentielle dans le concept de santé et a, dès lors, bien sa place dans le soin. Souvent présentée comme un rempart dans certaines épreuves de la vie et de la mort – en lien, par exemple, avec les soins palliatifs –, c’est pourtant un concept qui touche tous les domai nes du soin depuis longtemps. Florence Nightingale, pionnière des soins infirmiers modernes, en avait une définition plus large que celle de la religion : « La spiritualité consiste en l’expérience de notre unité avec la puissance et la conscience divine qui sous-tend le monde. La religion est le moyen et la spiritualité la finalité. Regarder Dieu seulement d’une perspective religieuse peut empêcher le développement spirituel en limitant notre compréhension de la spiritualité et en créant des divisions entre les groupes religieux(1). » Une notion reprise dans l’ouvrage de Janet Macrae(2) et par tous ceux qui s’interrogent sur ce concept complexe, notamment dans les pays anglo-saxons (sur la base de données PubMed, on obtient près de 13 000 résultats pour la recherche « health & spirituality », notamment dans le champ des soins palliatifs et de la santé mentale entre les années 2000 et 2020). Pour Daniel Maroudy, infirmier anesthésiste, cadre supérieur de santé et auteur de Soin, laïcité, religion et spiritualité(3), « il est difficile de ne donner qu’une définition de la spiritualité. C’est une notion qui ne relève pas du savoir et de la connaissance, qui procède d’un besoin humain, qui l’oblige à un cheminement, à une quête de sens face à certaines réalités telles que la maladie ou la mort ».

MIEUX VIVRE LE SOIN

Selon lui, bien qu’il y ait une continuité entre la spiritualité et la religion, il ne faut pas les confondre : la religion est un système de croyances et de pratiques qui sert à expliquer le sens des choses, alors que la spiritualité est une démarche intérieure. La religion est donc l’un des chemins vers la spiritualité. Dans le champ du soin, la spiritualité permet de mieux vivre certaines difficultés inhérentes à la santé. Cette assertion a été démontrée par diverses études scientifiques montrant une corrélation entre spiritualité et bien-être dans la maladie, notamment dans les soins palliatifs(4). Une étude de mai 2020 a montré une relation entre le degré de spiritualité et une meilleure qualité de vie chez des patients italiens ayant fait un AVC(5). Preuve que la spiritualité doit être considérée dans le soin, ce que les Anglo-Saxons qualifient de spiritual care.

Pour Mohamed Azizi, imam et aumônier national hospitalier du culte musulman, « quand la médecine est incapable de satisfaire les désirs du patient, celui-ci a recours à la spiritualité : cette spiritualité est une réalité dans le soin, la thérapie par la parole, la prière, l’invocation et la lecture du Coran aident les malades à mieux supporter les thérapies et la douleur ». Pour Costantino Fiore, aumônier catholique des établissements de santé, « le spirituel précède et excède la référence au religieux ; c’est ce qui touche au sens de la vie, de la mort, de la maladie, de la souffrance ». Ainsi, si la spiritualité inclut le religieux, elle va bien au-delà, avec une portée philosophique, presque métaphysique, qui permet d’apporter une réponse aux questions existentielles. Partant de ce constat, on aurait tendance à lier spiritualité et soins uniquement dans le domaine des soins palliatifs, à l’image des travaux de Cicely Saunders(6). Mais cela est trop restreint, concèdent les deux aumôniers : « J’interviens dans différentes situations, par exemple lorsqu’un diabétique souhaite observer le jeûne, lors de questions liées à la transplantation ou lorsqu’un patient doit être examiné par un médecin du sexe opposé », détaille Mohamed Azizi. Costantino Fiore, lui, aborde la ques tion de la culpabilité que certaines personnes peuvent ressentir face à la maladie et la notion de faute en rapport avec les Évangiles ou encore le refus de soins. Dans les deux cas, les aumôniers insistent sur un aspect important de leur mission : chaque travail avec le patient est fait dans le respect des principes de laïcité.

LA QUESTION DE LA LAÏCITÉ

Car cette notion de spiritualité en lien avec la religion questionne aussi, et surtout dans notre pays, celle de laïcité. Faut-il rappeler que la France a longtemps été sous l’influence de la religion chrétienne dans l’institutionnalisation du soin avec les hospices qui accueillaient les pauvres, les vieillards et les invalides. Pourtant, depuis la loi de 1905 sur la séparation des Églises et de l’État, ce dernier « ne subventionne aucun culte ». Une interprétation erronée et souvent mal comprise de la laïcité voudrait que la religion s’arrête aux portes de l’hôpital. Or, il n’en est rien. « La laïcité signifie que l’État ne privilégie aucune religion et qu’il les reconnaît toutes. [La laïcité] c’est être libre de croire ou de ne pas croire et d’exprimer ses besoins en la matière. En ce sens, le patient à l’hôpital est en droit d’exprimer ses besoins en matière de religion, dès lors que cela ne trouble pas l’ordre établi et que cela n’inter fère pas avec le soin », rappelle Daniel Maroudy. La charte du patient hospitalisé précise d’ailleurs que « l’établissement de santé doit respecter les croyances et convictions des personnes accueillies. Dans les établissements de santé publics, toute personne doit pouvoir être mise en mesure de participer à l’exercice de son culte (recueillement, présence d’un ministre du culte de sa religion, nourriture, liberté d’action et d’expression, rites funéraires…). Toutefois, l’expression des convictions religieuses ne doit porter atteinte ni au fonctionnement du service, ni à la qualité des soins, ni aux règles d’hygiène, ni à la tranquillité des autres personnes hospitalisées et de leurs proches. Tout prosélytisme est interdit, qu’il soit le fait d’une personne hospitalisée, d’un visiteur, d’un membre du personnel ou d’un bénévole(7) ».

Dans les faits, cette charte de la laïcité provoque encore des remous du fait de sa méconnaissance. Pourtant, comme l’explique le Pr Paul Atlan, gynécologue obstétricien et psychiatre en charge, depuis 1996, de la consultation « Éthique et religion » à l’hôpital Antoine-Béclère de Clamart (Hauts-de-Seine), « la religion a bien une place à l’hôpital car on ne saurait demander aux patients de laisser leurs croyances à l’extérieur ». Avec, du côté des patients comme des soignants, des droits et des devoirs. La liberté de culte est ainsi permise tant que l’expression des convictions religieuses ne porte pas atteinte à la qualité des soins ou aux règles d’hygiène (par exemple le port du voile peut être refusé lors de certains soins), ni même à la tranquillité des autres personnes hospitalisées, lorsque la chambre est partagée. Elle ne doit pas non plus interférer dans le bon fonctionnement du service, ni la planification des équipes. Les soignants se doivent de rester neu tres et d’accompagner tous les patient, quelle que soit leur croyance, et faire appel, si nécessaire, à l’aumônier de l’établissement. La mission de ce dernier est encore méconnue, estime Costantino Fiore, qui appelle de ses vœux plus d’informations sur le rôle de celui-ci : « On nous associe bien souvent à la fin de vie, alors que ça ne représente que 10 % de notre activité. L’introspection de l’hospitalisation conduit à se tourner vers la spiritualité, et notre rôle s’inscrit donc en toute circonstance. »

UNE FORMATION NÉCESSAIRE

« Il n’existe pas de référentiel pour les soignants qui se trouvent face à un patient qui ressent de l’angoisse devant une idée de la mort, déplore Daniel Maroudy. Écouter, tenir la main, répondre à des questions existentielles sont des missions auxquelles les aumôniers sont formés pour faire face à la douleur d’autrui, sans forcément s’appuyer sur une expérience de la religion, d’ailleurs. » Selon lui, l’evidence-based medicine, la médecine fondée sur les faits, a totalement occulté l’aspect humain dans la médecine, donc tout ce qui tient au spirituel est rejeté. « La question de la laïcité n’est pas étrangère à ce rejet, or, elle n’est pas enseignée dans les écoles de soignants, en France. De ce fait, elle est mal interprétée », regrette le cadre supérieur de santé. Pourtant, l’éthique du soin voudrait que soit pris en charge chaque besoin exprimé par le patient, dont la spiritualité, qui en fait partie. « Les grandes organisations infirmières l’ont bien intégrée puisque la nomenclature évoque la détresse spirituelle. Il n’y a guère qu’en France que cela pose problème », poursuit le soignant.

Selon l’Organisation mondiale de la santé, la bonne santé d’un individu repose sur l’équilibre entre les dimensions biologique, sociale, psychique et spirituelle d’un individu : si cette dimension spirituelle est menacée, c’est alors l’ensemble de cet équilibre qui s’en retrouve altéré.

Si le lien entre santé et spiritualité est indéniable, les travaux doivent se poursuivre dans ce champ, d’autant que les pays anglo-saxons (Canada, Grande-Bretagne et États-Unis) l’ont largement intégré à la prise en charge des individus.

Côté formation, l’Association nationale pour la formation du personnel hospitalier (ANFH) dispense, depuis 2017, une formation intitulée « Laïcité, droits et obligations dans les établissements de la fonction publique hospitalière ». Son objectif est « d’accompagner, dans le cadre d’une démarche institutionnelle, les professionnels de santé à la gestion des conflits éventuels », décrit le rapport annuel de l’Observatoire de la laïcité. Cette formation s’adresse prioritairement à une équipe pluridisciplinaire constituée de personnes res sources qui pourront ensuite mener une démarche institutionnelle dans l’établissement, afin de mieux atteindre le « vivre-ensemble » et intégrer la prise en compte de la spiritualité des patients dans toutes ses dimensions.

RÉFÉRENCES

1. Nightingale F., Suggestions for Thought, 1860

2. Macrae J., Nursing as a Spiritual Practice: a Contemporary Application of Florence Nightingale’s Views, Springer Publishing Co Inc, 2001

3. Maroudy D., Grassin M., Wanquet-Thibault P., Soin, laïcité, religion et spiritualité, éditions Lamarre, 2019

4. Meuli V., Zulian G., « La spiritualité en soins palliatifs adultes en Europe : une recherche de littérature », Revue internationale de soins palliatifs, 2014/4, volume 29, pages 113 à 123. En ligne sur : bit.ly/3pV9uwi

5. Pucciarelli G, Vellone E., Bolgeo T. et al., “Role of Spirituality on the Association Between Depression and Quality of Life in Stroke Survivor – Care Partner Dyads”, Circulation: Cardiovascular Quality and Outcomes Journal Report, 2020 Jun;13 (6). En ligne sur : bit.ly/3dMszOP

6. Saunders C., Beyond all Pain: a Companion for the Suffering and Bereaved, SPCK Publishing, 1983

7. Cette notion est également présente dans la circulaire DHOS/G n° 2005-57 du 2 février 2005 relative à la laïcité dans les établissements de santé. En ligne sur : bit.ly/3koeVTr

Cas concret

Quand le don d’organes interroge

Une famille est confrontée à la transplantation d’organe, qui pourrait sauver la vie de l’un des siens. Et le temps est compté. Mais la famille s’interroge sur ce que sa religion autorise ou non. Dans la religion musulmane, le don d’organes, la greffe, la transplantation sont-elles des pratiques halal ou haram, licites ou illicites ?

La question doit être rapidement tranchée. L’aumônier musulman de l’établissement hospitalier rappelle les préceptes de leur religion : la vie et le corps humain sont sacrés, ils sont un don de Dieu. Mais la préservation de la vie passe au-dessus de cette considération et donc le principe du don d’organe (et par conséquent de la greffe) ne constitue pas un manquement aux règles de l’islam. Le don étant anonyme est gratuit, il peut tout à fait être pratiqué entre musulman et non-musulman.

Les aumôniers hospitaliers

Si la loi sur la laïcité a instauré le libre exercice des cultes dans les établissements de santé, le Code de la santé publique prévoit que chaque patient puisse recevoir, à sa demande, la visite d’un représentant de son culte. C’est la mission de l’aumônier hospitalier (circulaire de décembre 2006 relative aux aumôniers hospitaliers relevant de la fonction publique hospitalière). Bénévoles en grande partie, mais aussi salariés de l’État, ils interviennent de manière personnalisée auprès des patients ou de leurs familles, en concertation avec l’équipe soignante. Formés spécifiquement, ils peuvent aussi jouer le rôle de médiateur si besoin. Port du voile, revendications concernant la nourriture, pratique de la prière, respect des rites mortuaires, coexistence en chambre partagée sont autant de situations dans lesquelles ils peuvent apporter un éclairage. Selon le dernier rapport de l’Observatoire de la laïcité, paru en décembre 2020, en 2019, il y avait 457 aumôniers en équivalent temps plein et 2 500 bénévoles. Tous témoignent d’une relation apaisée entre les patients et le personnel hospitalier