Une fausse route à l’issue fatale - L'Infirmière Magazine n° 362 du 01/07/2015 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 362 du 01/07/2015

 

FORMATION

CAS CLINIQUE

AFSANÉ SABOUHI  

Texture modifiée ou alimentation normale, à chaque résident son menu selon sa pathologie. Mais dans les Ehpad, si le repas doit rester un temps précieux de plaisir et de convivialité, le risque d’ingestion accidentelle impose la vigilance.

CAS CLINIQUE

→ Dimanche midi : Monsieur B. et Madame A. font partie des 35 résidents de l’Ehpad installés dans la salle à manger pour le repas. Les autres résidents de cet établissement de 50 lits doivent prendre leurs repas en chambre. L’équipe présente ce dimanche est constituée de cinq aides-soignantes et d’une infirmière expérimentée. L’une des AS se trouve en salle à manger tandis que les quatre autres servent les repas en chambre dans les deux secteurs de l’établissement. L’infirmière se tient à proximité, dans la salle de soins où elle effectue ses transmissions écrites.

→ Les résidents se sont répartis à table selon le plan habituel, défini en équipe, en tenant compte des affinités, des possibilités de communication de chacun et de certaines contraintes techniques. Le coussin anti-escarres de Monsieur B. lui impose en effet d’être placé « côté télévision » à proximité de la prise électrique. Il partage une table avec Madame A. Tous deux sont des résidents dits « perturbés », mais qui mangent seuls. En raison d’un risque de fausse route identifié, Monsieur B., 85 ans, bénéficie d’une alimentation en « texture modifiée », tandis que Madame A. a une alimentation « normale ».

→ Au cours du repas, un agent à proximité de la salle à manger donne l’alerte à l’aide-soignante, qui, elle-même, la relaie à l’infirmière : Monsieur B. ne respire plus, il est « tout bleu » et fait une fausse route. Madame A. a été vue par d’autres résidents en train de faire goûter des morceaux de bœuf à Monsieur B. L’agent et l’aide-soignante emmènent rapidement le résident dans sa chambre. Pendant ce temps, l’infirmière les rejoint avec un kit d’aspiration d’urgence.

→ L’infirmière effectue d’abord trois séries de manœuvres de Heimlich, sans succès, puis passe le relais à l’aide-soignante, elle aussi formée aux premiers secours, qui poursuit les manœuvres, toujours sans succès. Le résident est dans un fauteuil gériatrique volumineux qui gêne les deux professionnelles dans leurs gestes d’urgence. Elles essayent alors de l’asseoir par terre et poursuivent la manœuvre de Heimlich.

→ L’IDE tente d’extraire manuellement les morceaux de bœuf filandreux visibles dans la bouche du patient, puis d’aspirer avec la sonde de plus gros calibre dont elle dispose. Malheureusement, le kit d’aspiration ne fonctionne pas. Alertées par l’aide-soignante, les deux infirmières du service voisin viennent d’arriver avec le chariot d’urgence. Le matériel d’aspiration est fonctionnel, mais les aspirations se révèlent toujours inefficaces.

→ Le résident est mis sous masque à oxygène à haute concentration et l’équipe du Samu, qui a été immédiatement appelée, arrive dans la chambre. Il ne s’est écoulé qu’une dizaine de minutes, mais elle ne peut que constater le décès du résident.

ANALYSE

La déclaration d’événement indésirable

Trois jours après le décès du résident, l’IDE et l’AS effectuent ensemble un signalement d’évènement indésirable. « Mes collègues aides-soignantes étaient en effectif minimum de sécurité ; pourtant, nous avons quand même perdu ce résident. Nous étions dans une démarche de dénonciation d’un manque de personnel, raconte l’infirmière. Très honnêtement, nous avons été les premières surprises que notre signalement débouche sur un Crex(1). Nous nous sommes senties écoutées, soutenues et pas du tout jugées, ce qui nous a beaucoup soulagées. »

La cadre responsable de la gestion des risques associés aux soins, qui a été formée à l’analyse systémique des évènements cliniques selon la méthode Orion, reçoit en effet longuement l’infirmière et l’aide-soignante concernées. « Nous avons réalisé ensemble une analyse approfondie des causes, quelques semaines après l’évènement. Elles étaient encore très marquées et très demandeuses d’un œil externe. Ce debriefing les a aidé, je crois, à déculpabiliser individuellement et à dépasser l’émotion, qui était encore vive », témoigne la cadre de santé.

Malgré l’assurance par les urgentistes qu’elles ont tout tenté et effectué les gestes qu’il fallait, les professionnelles présentes sont choquées par l’issue fatale de l’accident. « Sur le moment, il y a un sentiment diffus, pas exactement de la culpabilité, mais presque. Je me souviens que ce jour-là, j’avais beaucoup de transmissions à faire, mais je me suis quand même reprochée de ne pas être restée en salle à manger, comme d’habitude, pour aider à faire manger les résidents », raconte encore l’IDE plus d’un an après les faits.

Écarts et facteurs contributifs

→ Les écarts identifiés par les deux professionnelles sont les suivants :

– la répartition des tâches ce jour-là n’était pas optimale, avec une seule AS pour surveiller 35 résidents en salle à manger ;

– l’utilisation d’un kit d’urgence qui n’avait bénéficié d’aucun contrôle régulier (seul le chariot d’urgence contient du matériel vérifié régulièrement), et qui, de fait, n’était pas fonctionnel.

→ Cette analyse permet de retenir les facteurs contributifs suivants :

– domaine technique : kit d’aspiration d’urgence non fonctionnel ;

– environnement du travail : évènement survenu un dimanche (pas de médecin sur le site) ;

– organisation et procédures : répartition des tâches non optimisée entre les AS ;

– facteurs humains : RAS.

La possibilité d’organiser les plans de tables par profil d’alimentation des résidents est évoquée comme solution rassurante pour permettre à l’AS en salle à manger de focaliser sa vigilance.

Réflexions et actions d’amélioration

Débat autour du plan de table

Lors du Crex auquel participaient, outre la responsable gestion des risques, un médecin coordonateur, la cadre supérieur, une cadre de santé, une infirmière et une aide-soignante d’autres Ehpad, un débat très riche a lieu autour de la difficulté à organiser les plans de table. Faudrait-il, pour plus de sécurité, regrouper les résidents selon leur profil alimentaire au détriment des affinités et des possibilités de communication ? Finalement, le Crex a considéré qu’il n’était pas judicieux de réunir à une même table les résidents alimentés en texture modifiée. « Mais, qu’en revanche, il était indispensable de mieux repérer les résidents présentant un risque de fausse route. Il a été demandé aux équipes de bien identifier ce risque lors des transmissions et à la planification des soins notamment, pour que les personnes concernées bénéficient d’une surveillance renforcée de la part des aides-soignantes présentes en salle à manger », précise la cadre responsable de la gestion des risques.

« Je comprends qu’à chaud, encore sous le choc du décès, les collègues aient proposé de regrouper les résidents mangeant en texture modifiée, souligne l’aide-soignante du Crex. Mais ce n’était pas une bonne idée, on est dans un lieu de vie, on ne peut pas “trier les gens” en allant contre les capacités de communication et les sympathies de chacun. Nous avions essayé de faire une table pour les diabétiques, pour ne pas les servir en premier à cause de leurs insulines, ça n’a même pas tenu deux jours ! ». « C’est tout l’avantage du Crex qui permet de prendre le temps de la réflexion et de multiplier les angles de vue par un vrai débat pluriprofessionnel pour arriver à une réponse plus distanciée et plus adaptée », analyse la cadre responsable de la gestion des risques. « La décision du Crex ne nous a pas semblé être un désaveu. Quelques mois après, nous même n’aurions pas envisagé cette solution. Je crois que c’était vraiment une proposition sous le coup de l’émotion », souligne l’infirmière présente le jour du décès du résident.

Quid de de la formation ?

La question de la formation des professionnels aux gestes d’urgence a également été soulevée. Elle était adaptée pour toutes les professionnelles présentes ce dimanche. L’établissement veille désormais particulièrement à ce que tous les agents des services hospitaliers (ASH) bénéficient au moins d’une formation de niveau 1.

Nouvelles mesures adoptées

À l’issu du Crex, deux actions ont été préconisées et mises en place.

→ Suppresion des kits d’aspiration d’urgence mobiles. Seul le chariot d’urgence, qui lui bénéficie de contrôles réguliers, est fiable. Il a été demandé au cadre de santé de vérifier s’il existait d’autres kits d’urgence dans les différents services de cet Ehpad et, le cas échéant, de les supprimer. « Un an après, nous avons fait un audit de tous les chariots d’urgence avec l’aide du Samu et le message était bien passé, ils étaient parfaitement conformes », précise la cadre responsable de la gestion des risques associés aux soins.

→ Renforcement de la surveillance en salle à manger. L’organisation a été revue de manière à ce qu’il y ait toujours deux aides-soignantes en salle à manger. « Nous avons conclu qu’une aide-soignante seule n’était pas en mesure de surveiller correctement autant de résidents dont certains présentent un risque de fausse route identifié en raison de troubles cognitifs ou de la déglutition », souligne la cadre responsable de la gestion des risques associés aux soins.

1- Comité de retour d’expérience.

TÉMOIGNAGES

« Cette expérience m’a rendu particulièrement vigilante »

Présent ou non au moment du décès de Monsieur B. suite à une fausse route, chacun des personnels tire à sa manière les enseignements de ce drame.

Un événement marquant…

→ L’infirmière ayant vécu l’accident :

« Aujourd’hui, je travaille en chirurgie, un changement de service qui n’a rien à voir avec cet évènement. Mais mon expérience en Ehpad m’a rendu particulièrement vigilante. Quand nous avons une personne âgée hospitalisée en chirurgie, je garde à l’esprit que c’est un patient vulnérable. Dès que j’entends une personne âgée tousser, je vais m’assurer que tout va bien,c’est devenu un réflexe. »

→ L’aide-soignante membre du Crex :

« C’était ma première participation au Crex, j’avais tout juste un an d’expérience. Quand j’ai lu le cas clinique, je m’y suis vue, c’était parfaitement transposable à mon quotidien. Et je dois dire que depuis,le risque de mort par fausse route, je l’ai bien en tête. Ce matin encore, j’ai vu deux résidentes très amies s’échanger leur yaourt. Je me suis arrêtée pour vérifier d’un coup d’œil s’il n’y en avait pas un avec des morceaux et un sans. Je suis devenue très dure avec moi-même sur les textures d’alimentation et les régimes établis. Je ne fais aucune modification sans l’aval de l’infirmière. Parfois, pour faire plaisir à un résident, on aurait tendance à vouloir essayer la viande hachée finement au lieu du plat mixé, ou à dire oui à un autre qui n’en peut plus de la compote et nous demande la pomme en morceaux. Mais j’ai tout de suite une petite lumière rouge qui s’allume dans ma tête : Attention ! »

… Au bénéfice de la gestion des risques

→ L’infirmière ayant vécu l’accident :

« C’était mon premier signalement d’évènement indésirable. J’ai vraiment été impressionnée par l’analyse approfondie et bienveillante qui en a été faite et par les réponses qui ont été apportées pour que ça ne se reproduise pas. Du coup, je me suis sentie encouragée à signaler d’autres évènements depuis. Moins pour pointer un problème du doigt comme à l’époque, beaucoup plus dans l’idée de pouvoir rechercher les causes profondes d’un dysfonctionnement. »

→ L’aide-soignante membre du Crex :

« Chaque retour d’expérience auquel je participe me booste dans ma pratique. Certains cas sont impressionnants, mais la richesse de la discussion collective permet de décortiquer pour comprendre et d’avancer. Je crois que ça m’a rendu plus exigeante avec moi-même sur la qualité et la précision de mes transmissions écrites parce que je constate à chaque fois leur importance lorsque nous essayons de comprendre a posteriori comment un événement est arrivé. »

→ La cadre responsable de la gestion des risques : « Les infirmières et les aides-soignantes de ce secteur sont encore aujourd’hui très impliquées dans le signalement des évènements indésirables.

L’équipe a pu constater qu’il n’y avait pas eu de recherche de responsabilité individuelle, mais au contraire des causes organisationnelles profondes. Ce genre d’évènement grave marque une équipe. Mais lorsqu’il est traité avec bienveillance, il donne confiance aux soignants.

Nous avons aujourd’hui des signalements riches et pertinents qui émanent de ces professionnels. L’évènement a permis d’aider à ancrer la démarche de gestion des risques que nous étions en train de “semer”, dans ce service en particulier et dans l’établissement en général. »