L’indispensable remise à plat - Objectif Soins & Management n° 0286 du 31/03/2022 | Espace Infirmier
 

OBJECTIF SOINS n° 0286 du 31/03/2022

 

Ehpad

ACTUALITÉS

Anne Lise Favier

  

Face à la vague d’indignations qui a accompagné la parution du livre Les Fossoyeurs de Victor Castanet sur les dysfonctionnements dans les Ehpad, plusieurs missions ont été diligentées pour faire toute la lumière sur ces allégations. Elles ont mis en exergue l’opacité des contrôles et le mésusage de l’argent public par certains groupes privés qui se retrouvent aujourd’hui mis en cause par l’État et pressés à plus de transparence.

Les Myosotis, Les Églantines : des noms d’Ehpad qui sonnent comme le printemps d’une nouvelle vie mais qui cacheraient, derrière leurs portes une fois fermées, une tout autre réalité : maltraitance, culture du profit au bénéfice des actionnaires, économie de bouts de ficelle, protocoles médicaux non respectés, voire utilisation de l’argent de l’État à une autre fin que celle pour laquelle il est assigné. Le livre de Victor Castanet a fait l’effet d’un coup de tonnerre dans le monde apparemment calme de la prise en charge des personnes âgées. S’il pointe les dysfonctionnements au sein du groupe Orpea, dans un Ehpad très haut de gamme des Hauts-de-Seine, où le prix d’un mois d’hébergement et de soins grimpe à plus de 12 000 euros, le journaliste n’a pas voulu « faire d’un cas particulier une généralité pour jeter l’opprobre sur ces établissements ». Son enquête révèle néanmoins que ces pratiques sont institutionnalisées au sein du groupe. Dans son ouvrage, des soignants témoignent et racontent l’envers du décor : « une odeur de pisse », « un pensionnaire qui tapisse les murs de sa couche pleine », des couches rationnées à trois par jour, quelle que soit la situation du résident, malade ou pas. « Les pénuries étaient si fréquentes que des familles avaient décidé d’acheter elles-mêmes les protections de leurs parents », raconte Victor Castanet qui s’appuie sur le témoignage de ceux qui s’occupaient quotidiennement des patients. Mais pas seulement, puisque le journaliste a également retrouvé d’anciens directeurs d’établissements qui lui expliquent l’envers du décor : aucun pouvoir réel de décision, tout se passe au plus haut de la hiérarchie : « Un directeur, dans le secteur, il est censé faire les comptes d’emploi et les comptes d’exploitation. Chez Orpéa, non ! Tout se passe au siège. Chez Orpea, vous n’êtes pas un gestionnaire, vous n’êtes qu’un pion », témoigne l’un d’eux dans le livre. Celui-ci explique aussi que le groupe a fait de l’appel aux intérimaires une culture en ressources humaines, fragilisant ainsi la prise en charge des résidents. Pire, la direction centrale d’Orpea ferait régulièrement pression sur le directeur pour opérer un maximum d’économies, quelles qu’en soient les conséquences, souvent aux dépens des personnes âgées, sur l’hygiène ou l’alimentation.

Déjà des alertes

Si cet ouvrage a fait l’objet d’une bombe, c’est qu’il est très documenté et provient d’un travail d’enquête journalistique de trois ans. Mais rappelons qu’avant le livre de Victor Castanet, d’autres lanceurs d’alerte avaient déjà jeté un pavé dans la mare. Rarement, des familles : elles craignent ensuite des représailles sur leur proche résident. Parfois des soignants qui vivent au plus près ce que certains appellent désormais « le scandale des Ehpad ». C’est ce qu’avait notamment fait Hella Kherief, aide-soignante, en témoignant en 2018 dans un reportage de l’émission Envoyé Spécial puis en publiant en 2019 Le scandale des Ehpad (éditions Hugo new Life). Alors intérimaire, elle avait été missionnée une nuit dans un Ehpad Orpea, pour s’occuper d’un étage complet. Parachutée seule dans un service qu’elle ne connaissait pas, sans réelle consigne de transmission entre le personnel de jour et elle-même, elle tente tant bien que mal d’assurer sa mission. Pour l’occasion, elle avait accepté de capturer quelques images pour le reportage. Ces dernières avaient fait scandale et alerté l’opinion publique.

Aujourd’hui, Hella Kherief se dit soulagée que Victor Castanet ait pris le relais, avec une enquête très en profondeur, bien documentée et qui ne laisse aucune place au doute : « J’espère vraiment que cette enquête journalistique très fouillée va permettre de créer une dynamique sur le sujet. Le Covid avait un peu étouffé les choses, mais il ne faut plus fermer les yeux », s’indigne celle qui aujourd’hui encore pense au bien-être des résidents. Blacklistée pendant deux ans dans les services de soins aux personnes âgées dépendantes, elle a bien pensé à changer de métier, mais sa vocation est la plus forte. Même si elle se félicite que toutes les alertes aient fini par conduire à des enquêtes au plus près de ces groupes, elle regrette que ces derniers ne soient pas plus inquiétés : « Ils ne sont pas réellement punis ; rendre l’argent de l’État, pour eux, finalement, ça ne sera pas si compliqué que cela, ce sont des organismes très lucratifs. Il faudrait rendre public le rapport de l’Igas/IGF pour encourager les lanceurs d’alerte à témoigner et décourager ceux qui souhaiteraient encore agir de la sorte ».

Missions parlementaires

Car l’effet du livre Les Fossoyeurs a enclenché une large remise en question du contrôle des Ehpad (voir à ce sujet l’encadré ainsi que la tribune page XX qui explique de quelle manière sont effectués ces contrôles). Plusieurs missions d’information* ont été lancées par la Commission des Affaires sociales de l’Assemblée nationale (dont celle menée par le député Cyrille Isaac-Sibille, cf. notre interview page XX) qui ont montré des collusions entre le groupe Orpea et certaines ARS, certains anciens fonctionnaires de l’État étant recrutés par le groupe : quand on sait que les Ehpad sont censés être en partie contrôlés par les ARS, on comprend mieux comment ils ont pu pendant si longtemps mener des pratiques peu recommandables sans être inquiétés. Le Gouvernement a également confié à l’Inspection générale des affaires sociales (Igas) et à l’Inspection générale des finances (IGF) une mission de contrôle qui a montré des « dysfonctionnements significatifs » menant le Gouvernement à saisir le procureur de la République et demander le remboursement des financements publics qui auraient été irrégulièrement employés. Ce rapport conjoint Igas-IGF, qui n’a pas été rendu public, pointe « des fragilités dans l’accompagnement des résidents », avec notamment un risque dans la non-transmission des événements indésirables graves et la politique en matière d’alimentation qui « ne présente pas toutes les garanties pour la satisfaction des besoins nutritionnels des résidents ». L’Igas et l’IGF affirment également avoir mis à jour des pratiques irrégulières sur le plan financier, qui auraient conduit à un mésusage des fonds publics. Ces dysfonctionnements ont mené le ministre de la Santé, Olivier Véran, la ministre déléguée chargée de l’Autonomie, Brigitte Bourguignon, et le ministre délégué aux Comptes publics, Olivier Dussopt, à signaler au Procureur de la République les agissements du groupe Orpea et à demander à ses dirigeants de restituer l’argent public qui aurait été irrégulièrement employé.

De son côté, Orpea regrette que le rapport, dont le résumé est largement à charge, ne soit pas rendu public, mais explique qu’il permet de « conclure qu’il n’y a pas de système organisé qui aboutirait à une maltraitance organisée », démentant ainsi les allégations du livre de Victor Castanet. En attendant, le Gouvernement a annoncé des premières mesures pour renforcer les contrôles, la transparence et la qualité du service dans les Ehpad. Les 7 500 Ehpad que compte le territoire devrait être contrôlés dans les deux ans (là où l’une des missions parlementaires avait montré que ces contrôles étaient très peu nombreux et jamais inopinés) en commençant par ceux ayant fait l’objet de signalement.

Pour plus de transparence pour les familles, les Ehpad seront tenus de publier chaque année dix indicateurs permettant d’évaluer et comparer les Ehpad (un décret devrait voir le jour d’ici le 1er mai). Ils devront également répondre à une démarche qualité indexée sur un nouveau référentiel de la HAS et renforcer le rôle des familles et des résidents dans leur fonctionnement. Enfin, sur les volets juridique et comptable, une meilleure régulation tarifaire est attendue, notamment sur l’utilisation des fonds publics. Des mesures qui vont dans le sens du dernier rapport annuel de la Cour des Comptes qui alerte sur la nécessité de réformer le fonctionnement des Ehpad. Ce chantier verra-t-il le jour après les éléctions ?

* Mission flash sur les conditions de travail et la gestion des ressources humaines en Ehpad (mission co-pilotée par Cyrille Isaac-Sibille), mission flash sur la gestion financière des Ehpad, mission flash sur la place et le rôle des proches des résidents en Ehpad et enfin, mission flash sur l’Ehpad de demain.

Des contrôles erratiques

Selon les syndicats des corps d’inspection de santé publique auditionnés lors des missions parlementaires, l’activité d’inspection ne constitue plus une priorité au niveau national : « La suppression en 2019 de l’activité d’inspection-contrôle des lettres de mission, lettres signées par le ministre de la Santé et qui sont adressées aux directeurs généraux des ARS, confirme bien l’aspect non prioritaire de cette activité ». Ces mêmes inspecteurs s’inquiètent d’un « émiettement et d’une atomisation » du temps de travail de chaque inspecteur : selon eux, les inspections représentent 8 % du temps de travail des médecins inspecteurs de santé publique et sont remplacées par des missions d’accompagnement et de suivi de projet. Des réorganisations du temps de travail qui auraient mené à une chute drastique du nombre de contrôles :  hors santé environnementale, les inspecteurs ont réalisé « 6 150 contrôles en 2016, 3 625 en 2018, 2 620 en 2019 soit une baisse de 58 % en trois ans », toujours selon les syndicats qui constatent dans le même temps une érosion des effectifs des corps d’inspection, « 400 postes ont été supprimés entre 2014 et 2021 pour les médecins inspecteurs ». Pour pallier ces baisses d’effectif, le ministre de la Santé, Olivier Véran et la ministre déléguée chargé de l’Autonomie, Brigitte Bourguignon, ont fixé un objectif de recrutement de 150 équivalents temps plein affectés à des missions supplémentaires. Illusoire, selon les médecins inspecteurs qui ont dénoncé devant la commission un « tonneau des Danaïdes. La trajectoire actuelle : c’est une perte de 30 médecins inspecteurs de santé publique tous les 10 mois. On remplit et on en perd ». Sur le terrain, ces inspecteurs appellent de leurs vœux « un service spécialisé de l’État, doté de compétences financières et autorisé à inspecter aussi les sièges des grands groupes privés. Ce service pourrait avoir une compétence nationale pour piloter les contrôles et viendrait en appui aux ARS pour qui cette mission n’était jusqu’à présent pas prioritaire », a plaidé devant la Commission Aissam Aimeur, président du syndicat des pharmaciens inspecteurs de santé publique. Ainsi, si le renfort en personnel spécialisé au sein des Ehpad est prôné par les autorités sanitaires, il devrait aussi s’accompagner d’un renfort en personnels en charge des contrôles. Plus de moyens humains, en somme, des deux côtés de l’échiquier.