Camille Dumortier : « La maltraitance, c’est de ne pas accorder le temps nécessaire aux patientes » - Objectif Soins & Management n° 0286 du 31/03/2022 | Espace Infirmier
 

OBJECTIF SOINS n° 0286 du 31/03/2022

 

Interview

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Claire Pourprix

  

Depuis des mois, les sages-femmes font parler d’elles : appels à la grève, manifestations… La profession, qui n’attire plus autant qu’auparavant, semble à bout de souffle. Camille Dumortier, sage-femme hospitalière au CHU de Nancy et présidente de l’Organisation nationale des syndicats de sages-femmes (ONSSF), nous explique les causes de ce malaise.

Comment expliquez-vous le mal-être de la profession de sage-femme ?

Le problème de base est que personne ne connaît notre profession ! Dans l’imaginaire collectif, la sage-femme est une spécialité, comme les IADE, les IBODE ou les puéricultrices, mais cela n’a rien à voir, tant au niveau de la formation initiale et continue qu'en matière de responsabilités. En fait, nous sommes autonomes dans le champ de la physiologie et nous collaborons avec les médecins en cas de pathologie. Notre spécificité, c'est que nous sommes les seuls soignants à nous occuper majoritairement de personnes en bonne santé. Dans trop d’établissements, c’est une directrice des soins qui s’occupe des sages-femmes, or cela n’a pas de sens qu’une infirmière ait autorité sur nous – et inversement – car nous exerçons deux métiers complètement différents. C’est un peu comme si on devait choisir qui est le meilleur entre le boulanger et le traiteur, qui sont deux métiers complémentaires. Les sages-femmes sont des prescripteurs. Au même titre qu’un médecin, nous pouvons décider de l’hospitalisation d’une patiente ou de sa sortie de maternité. Dans une maternité de niveau 1, il est bien rare d’avoir à appeler le médecin pour un accouchement, à part le médecin anesthésiste pour la péridurale. Et d’ailleurs, en maison de naissance ou à domicile, il n’y a pas de médecin. De plus, on a tendance à réduire le rôle de la sage-femme à l’accouchement, or cet acte ne représente qu’une petite facette de notre journée de travail. Par exemple, sur mes dernières 12 heures de garde, l’accouchement m’a occupée 2 heures, et le reste a été dédié au suivi gynécologique, à l’anténatal, au postnatal et à l’administratif. Ce dernier a d’ailleurs pris une ampleur considérable. Lorsque j’ai commencé dans la profession, en 1999, j’avais dû noter tout ce que je faisais sur 24 heures dans le cadre d’une étude visant à déterminer le temps passé pour chacune des tâches. À l’époque, déjà, 15 heures étaient consacrées à l’administratif, la gestion du matériel, le rangement du stock, la décontamination… et seulement 9 heures étaient dédiées aux patientes. C’était déjà une prise de conscience douloureuse et je n’ose pas imaginer ce qu’une enquête de la sorte donnerait à l’heure actuelle ! Tout cela contribue à ce que la profession soit peu attractive : nous sommes en sous-effectifs permanents, ce qui conduit à un important turnover et à des situations de burn-out. Nombreuses sont les sages-femmes à se reconvertir pour une meilleure qualité de vie au travail, et cela explique aussi que la moyenne de la profession est assez jeune, autour de 40 ans. Actuellement, on déplore environ 1 000 postes vacants en établissements de santé, et de leur côté les sages-femmes libérales peinent à se faire remplacer. Il faudrait au moins 3 000 sages-femmes de plus pour offrir une référente à chaque grossesse. On estime que la moitié des femmes n’ont pas de suivi gynécologique adapté !

Est-ce que la rémunération est au cœur du problème ?

Oui, clairement. Nous aimerions un salaire à la hauteur de nos responsabilités, tout simplement ! Nous avons obtenu 500 euros de revalorisation récemment – je ne les ai toujours pas vus sur ma feuille de paye –, c’est dire combien on était mal payées. Mais même avec cette augmentation, notre salaire équivaut à celui d’un bac +3,5 ou bac+4, pas plus. En libéral, le revenu moyen est encore moindre, à près de 30 000 euros par an. Or aujourd’hui, les jeunes sont motivés par la rémunération et la maïeutique n’est pas une profession attractive pour les futures générations. Déjà, dès la formation, les étudiants ont tout intérêt à se tourner vers l’odontologie. À nombre d’années de formation égales, au bout de 6 ans d’études, un dentiste gagnera bien mieux sa vie qu’une sage-femme. Tout en faisant un métier qui poursuit la même vocation : le soin. C’est d’autant plus injuste que notre formation est bien plus dense que celle des dentistes – je précise que je n’ai rien contre cette profession, mais la comparaison est assez parlante… En 5 ans d’études de maïeutique, nous enregistrons 1 175 heures de plus que la formation de dentiste. Autre particularité : les étudiants commencent à faire des stages de nuit dès le début de leur cursus. Comment en est-on arrivés là ? Depuis 2001, les étudiants suivent une première année d’études communes de santé, suivie de 4 ans en école de sage-femme ou en institut de formation en maïeutique. En 2009, la compétence en gynécologie a été ajoutée, sans que le cursus soit allongé. Idem en 2016, avec l’ajout de l’IVG médicamenteuse. À la rentrée 2023, notre cursus passera à 6 ans, avec toujours une année commune de médecine puis 5 ans en université de maïeutique si l’intégration universitaire parvient à son aboutissement.

Récemment, vous avez cosigné une tribune collective* publiée dans le magazine Le Point, titrée : . Quelles ont été vos motivations ?

Cette tribune s’adresse à tout le monde car nous sommes tous passés par les mains d’une sage-femme pour être mis au monde ! Depuis très longtemps, nous sommes dans un système où rien n’évolue : on nous dit sans cesse qu’il y a besoin de faire des économies, qu’il faut maintenir l’activité avec moins de personnels puis que, comme nous sommes bien organisées, on va nous ajouter des tâches supplémentaires… Au final, nous nous retrouvons dans des situations inouïes, à cavaler incessamment ! La maltraitance, c’est de ne pas accorder le temps nécessaire aux patientes, d’être obligées de délaisser l’aspect humain de notre travail pour assurer la partie technique. Les maternités souffrent d’un manque d’effectifs dans toutes les spécialités et cela nous conduit à vivre des situations anormales, où une patiente doit attendre 2 heures pour la pose d’une péridurale ou renoncer à un complément alors que sa péridurale n’est pas assez efficace. Or, toute patiente a besoin d’une personne référente disponible. On sait qu’un accouchement mal vécu constitue un gros facteur de risque de dépression du postpartum. Parfois, un accouchement difficile sera très bien vécu si la patiente est bien accompagnée, et inversement un accouchement sans problème sera traumatisant car la patiente n’aura pas été bien entourée. Le temps de discussion, de débriefing, est fondamental. Notre travail, c’est d’être présentes avant, pendant et après l’accouchement. Cette maltraitance n’est pas forcément volontaire. Mais à cause des sous-effectifs, nous vivons des situations où l’on doit sans cesse se réinventer. Nous passons d’une salle de naissance où une jeune maman va donner tout son amour à son premier bébé, à une salle où une femme accouche de son 8e enfant en 11 ans, isolée, sans l’aide de son conjoint, pour ensuite courir dans une troisième salle où une femme doit interrompre sa grossesse pour une raison pathologique et qu’elle se retrouve seule parce que son mari l’a quittée… En deux secondes, on passe d’une patiente à l’autre. Il n’est pas étonnant que certaines de mes consœurs préfèrent changer de profession : peut-être qu’elles gagneront moins bien leur vie, mais elles n’auront pas les mêmes responsabilités ni des gardes de 12 heures non-stop qui ne laissent pas le temps de manger ni de boire…

L’ONSSF, aux côtés des instances représentatives de la profession, vient de publier un livre blanc fort de 10 propositions, intitulé « Et si on parlait d’elles ? ». Ce document cible les principales difficultés rencontrées par les femmes en France en matière de santé sexuelle et reproductive, et les solutions que les sages-femmes peuvent apporter. Qu’en attendez-vous ?

En 2017, nous avions reçu une lettre du candidat Macron. Certes, il a fait des choses, plus que les gouvernements précédents. Il avait hérité d’une situation catastrophique et il faut aller encore plus loin. Comme les autres professions de santé, nous sommes partout pressurisés parce qu’il faut du chiffre, du rendement, de la rentabilité… C’est un cynisme sans nom de dire que la santé doit être rentable. Pour nous, aider les futurs citoyens à naître dans bonnes conditions, c’est favoriser l’attachement, l’évolution psychologique et humaine, c’est donner la chance d’une vie heureuse et en bonne santé. On a une chance inouïe d’être en France, et en même temps les marqueurs périnataux stagnent ou se détériorent : on a toujours le même nombre d’IVG, la mortalité infantile augmente… J’espère vraiment que la pandémie a montré que des personnes à bout de souffle dans le domaine de la santé ont réussi à se mobiliser pour continuer et faire plus. C’est quand même incroyable d’avoir à dépenser autant d’énergie juste pour pouvoir bien faire son travail !

  • * Le Point, 9 février 2022. Tribune collective portée par Anna Roy, sage-femme à l'initiative de #JeSuisMaltraitante, chroniqueuse à La Maison des maternelles, auteur du podcast Sage-Meuf.