L'identification des facteurs d'influence du transfert des apprentissages - Objectif Soins & Management n° 278 du 01/12/2020 | Espace Infirmier
 

Objectif Soins n° 278 du 01/12/2020

 

Recherche et Formation

Dossier

Jenny Gentizon*   Yves Chochard**   Serge Gallant***  

Le problème du transfert des connaissances est un enjeu de la plus grande importance. Une minorité des connaissances acquises se traduit par un changement des comportements [1]. Dans le domaine des soins, environ 30 % des patients ne reçoivent pas les soins conformes aux preuves scientifiques existantes sur lesquelles sont basées les formations continues, et plus de 20 % des soins prodigués ne sont pas nécessaires, voire nuisibles [2, 3]. L'évaluation de l'efficacité des actions de formation, au-delà de la satisfaction et l'acquisition des connaissances, est aujourd'hui plus que jamais une nécessité  [4]. L'étude des facteurs qui freinent le transfert des apprentissages permet de définir des mesures ciblées pour optimiser ce transfert.

La formation continue est un moyen privilégié pour actualiser les compétences et participer à l'amélioration de la qualité des soins. Toutefois, à elle seule, la formation ne garantit pas une pratique optimale de soins aux patients. Depuis les années 90, un paradigme majeur a influencé les recherches sur le transfert des apprentissages : celui de l'approche contextuelle de la cognition. Non seulement il existe une médiation cognitive qui lie l'apprenant à son environnement, mais également une médiation sociale. La connaissance est située dans un contexte, une culture ou une communauté de pratique. Un principe important sous-tend les capacités de transfert de l'apprenant, c'est l'importance de favoriser une concordance entre le contexte de la formation et celui de la pratique. Plus cette concordance sera explicite, plus les connaissances seront ajustées à leurs conditions d'utilisation, et le transfert des apprentissages positif [5].

Les chercheurs en psychologie des apprentissages et des organisations ont mis en évidence la présence de nombreux facteurs qui freinent le transfert des apprentissages [6], comme un manque de motivation à se former, un manque de soutien de la part de l'équipe de travail ou la perception que les nouveaux savoirs sont inapplicables [67]. En sciences infirmières, la question du transfert des apprentissages est inscrite depuis longtemps à l'agenda des chercheurs, toutefois nous manquons encore de compréhension sur ce processus [8].

Étude des facteurs qui freinent le transfert des apprentissages

Un centre hospitalier universitaire (CHU) en Suisse francophone a développé un instrument d'évaluation des facteurs qui influencent le transfert dans le contexte des soins infirmiers, appelé ETRIER – Evaluation du TRansfert dans la pratique InfirmiÈRe. L'instrument ETRIER a été soumis à des infirmières (1) d'unité de soins intermédiaires, ayant suivi une formation certifiante en cours d'emploi sur une durée de 12 mois (encadré 1). Les données collectées auprès des infirmières ont permis de réaliser un diagnostic au sujet de cette formation, en décrivant les freins et leviers au transfert et discuter de recommandations pour optimiser le transfert [9]. Le projet avait préalablement reçu un avis favorable de la commission d'évaluation des demandes d'enquête de ce CHU.

Modèle du processus de transfert des apprentissages

En latin transfere signifie « transporter » [1]. Le transfert des apprentissages est défini comme la mesure dans laquelle les connaissances et les compétences acquises durant une formation sont appliquées, généralisées et maintenues dans l'environnement de travail [11]. Le modèle de Baldwin et Ford [12] est basé sur l'idée que le succès du transfert des apprentissages dépend des caractéristiques des personnes formées, de celles de l'environnement de travail et de celles de la conception de la formation.

Pour ce projet d'évaluation d'une formation en soins intermédiaires, le modèle conceptuel du processus de transfert des apprentissages de Baldwin et Ford [12] a été adapté en intégrant les facteurs spécifiques aux soins infirmiers en milieu aigu (Figure 1). Une cartographie exhaustive de facteurs influençant le transfert a été générée sur la base (i) d'une revue compréhensive de la littérature (c-à-d. en soins infirmiers, en éducation, en psychologie du travail et en gestion des ressources humaines), (ii) d'instruments existants notamment le Learning Transfer System Inventory [13-15] pour mesurer l'influence des facteurs dans d'autres contextes que les soins, (iii) des groupes de discussion avec des enseignantes spécialisées en soins intensifs, des infirmiers cadres, cliniciens et des formateur-trice-s clinique-s d'unité de soins intermédiaires.

Résultats

Parmi les six volées d'infirmières ayant achevé la formation continue en soins intermédiaires entre janvier 2017 et décembre 2018, 48 infirmières ont complété la version en ligne de l'instrument ETRIER (taux de réponse de 52 %). La médiane du nombre d'années d'expérience professionnelle était de huit ans (min – max = 2 à 38), dont cinq ans dans une unité de soins intermédiaires (min – max = 0 à 28). En ce qui concerne la formation, 100 % (n = 48) des infirmières étaient titulaires d'un diplôme de niveau Bachelor ou équivalent, dont deux (4,2 %) étaient aussi titulaires d'un Master en sciences infirmières. Seize participantes avaient obtenu une formation post-diplôme en management (n = 4), en clinique (n = 7), en pédagogie (n = 5). En termes de représentativité, la majorité des participants travaillaient en soins intermédiaires de chirurgie (n = 21 ; 44 %), ou de médecine interne (n = 7 ; 15 %). Les autres travaillaient en endoscopie, en salle de réveil, en cardiologie, en neurologie, en orthopédie et traumatologie, et pédiatrie. Deux participants n'ont pas terminé l'enquête (≥ 50 % de données manquantes). Leurs données ont été retirées pour la suite des analyses, les résultats portent sur un échantillon de 46 infirmières.

La première question évaluait la perception du transfert des apprentissages de manière globale : les infirmières ont répondu qu'elles utilisaient en moyenne 66 % (min – max = 10 à 100) des contenus vus en formation dans leur pratique clinique.

En comparant les dimensions évaluées par l'ETRIER, la médiane qui concerne la conception de la formation était la plus élevée (Figure 2), toutefois l'étendue des réponses met en évidence une grande disparité des réponses des infirmières. Si les médianes évoquent qu'aucun facteur n'a exercé un frein majeur sur le transfert, les résultats mettent en évidence le potentiel d'amélioration pour les trois dimensions.

Au niveau des facteurs (Tableau 1), avec des scores plus élevés « la perspective de carrière », « la motivation à se former », « l'attitude des supérieurs » et le fait que les contenus de formation s'intègrent au « champ de pratique infirmière » ont contribué à faciliter le transfert des apprentissages dans la pratique de ces infirmières. Par contre, « la motivation à transférer », « le sentiment d'efficacité personnelle », le « locus de contrôle » et le soutien d'une « communauté de pratique » entre personnes formées peuvent être interprétés comme des freins au transfert.

Discussion

Cette étude avait pour objectif de décrire les facteurs qui influencent le transfert des apprentissages, à la suite d'une formation en soins aigus destinées à des infirmières. En moyenne, les 46 infirmières ayant suivi la formation estimaient pouvoir transférer 66 % des contenus dans leur milieu clinique (min – max = 10 à 100).

Bien que la conception de cette formation ait été abordée selon une approche participative – en intégrant les partenaires-clé de l'enseignement, de la clinique et les cadres de soins intermédiaires – un certain nombre de freins au transfert ont été identifiés. Les résultats mettent en évidence le potentiel d'amélioration pour les trois dimensions évaluées par l'ETRIER. Ce constat renforce l'importance d'examiner la question du transfert comme un système complexe d'interactions [6-21], de réaliser des évaluations formelles du transfert, et de saisir les opportunités d'optimisation des programmes de formation.

Caractéristiques des personnes formées

La motivation des apprenants à s'engager avant, pendant et après une formation est un facteur clé du transfert décrit dans d'autres études [22-23]. Dans un contexte où le maintien des infirmières dans leur activité professionnelle est un enjeu majeur, il est réjouissant de constater que la motivation à se former et l'adéquation avec les perspectives de carrière aient été évaluées positivement par les infirmières.

Toutefois, pour que l'opérationnalisation du changement de comportements ait lieu, d'autres facteurs sont nécessaires, parmi lesquels la motivation à transférer, le sentiment d'efficacité personnelle et le locus de contrôle. Avec des scores plus faibles, ces facteurs décrivent des difficultés à mettre en application des changements, au-delà de la volonté des infirmières. Ces éléments ont été rapportés dans une autre étude auprès d'infirmières portant sur le transfert à l'issue d'une formation sur la douleur [24]. Des interventions ciblées qui renforcent l'empowerment des infirmières dans leur rôle, c'est-à-dire en leur permettant d'avoir un plus grand contrôle, plus d'autonomie dans les situations qu'elles jugent importantes [25] sont favorables à l'utilisation des connaissances acquises. A l'avenir, ce certificat devrait promouvoir davantage les compétences auprès d'infirmières devraient promouvoir les compétences de leadership clinique et le positionnement professionnel.

Environnement de travail (milieu clinique)

Le soutien perçu des supérieurs et des collègues est décrit comme une condition déterminante dans la mise en application des savoirs, tant dans le pré-conditionnement, qu'à la suite de la formation [26, 27]. L'attitude des supérieurs était perçue positivement par les infirmières. Concrètement, les supérieurs de ces unités de soins avaient fait promotion de la formation, montré de l'intérêt envers ce qui a été appris et se sont montrés ouverts aux propositions de changements. Par contre, le soutien au transfert était moins marqué dans l'attitude des collègues et celle de l'équipe multidisciplinaire. Il est possible que cette formation en soins intermédiaires qui intègre l'examen physique positionne différemment le rôle et les responsabilités des infirmières au sein de l'équipe multidisciplinaire. Le contexte de l'hôpital est marqué par l'importance de cette synergie des rôles, notamment entre les médecins et les infirmières. Si l'interdisciplinarité est identifiée comme une pratique ayant démontré des bénéfices [28], le manque de soutien [24], voire des relations hostiles et conflictuelles entre les deux professions existent encore largement [29]. A la lumière de ces résultats, l'implication des membres de l'équipe multidisciplinaire depuis la phase de conception d'un programme de formation, pourrait permettre d'identifier ces lieux de tensions et diminuer les appréhensions.

L'influence des patients sur le transfert n'est pas décrit dans la littérature, mais ce facteur avait été identifié au cours des groupes de discussion lors de la création de l'instrument ETRIER. Des études ayant pour objet l'implantation de nouvelles pratiques et la pratique fondée sur des preuves, avaient décrit l'attitude des patients comme un facteur à prendre en compte [30-32]. D'autres recherches devraient évaluer plus précisément l'implication des patients sur le transfert des apprentissages des infirmières.

La culture d'une organisation ou d'un service qui véhicule des valeurs d'ouverture à l'innovation, l'actualisation des connaissances des collaborateurs et la diffusion des savoirs renforce la performance de l'organisation [33]. Une telle culture organisationnelle promeut la sécurité des soins, la pratique fondée sur des preuves et la satisfaction au travail des infirmières [34-36]. Compte tenu des scores plutôt modérés, il est possible que les apprenants soient peu sensibilisés à l'influence de la culture d'une institution mais davantage au soutien et réactions de leurs cadres. Ceci renforce l'importance des supérieurs hiérarchiques dans leur rôle de vecteurs des valeurs et missions de leur institution.

Finalement, l'appartenance à une communauté de pratique, en favorisant les réflexions entre collègues ayant suivi la même formation, pourrait permettre de fédérer les apprenants et de renforcer la capacité à appliquer les savoirs. L'interaction et la réflexivité entre personnes formées sont décrites par d'autres comme stratégie de pérennisation des savoirs [9, 37]. Cette formation continue s'inscrit dans le cadre d'une directive nationale qui stipule que 40 % des infirmières d'unités de soins intermédiaires doivent avoir obtenu le certificat post-diplôme en soins intermédiaires. Il est possible que le nombre de personnes formées au moment de cette enquête ne permette pas de créer cette émulation, expliquant un score plutôt bas. Ces résultats invitent à réfléchir sur la possibilité de constituer cette communauté institutionnelle comme un espace de construction des compétences et d'analyse de pratique pour les personnes formées, à l'issue de l'obtention du certificat.

Conception de la formation

Globalement, les facteurs relatifs à la conception de la formation ont obtenu des scores plus élevés. Lorsque l'activité est complexe, comme dans un milieu de soins, la répétition et la mise en pratique devraient être favorisées en vue de renforcer la rétention des savoirs [38, 39]. Une particularité de cette formation est justement d'intégrer des principes facilitateurs d'accompagnement au transfert, jusqu'au chevet du patient : quatre enseignements cliniques individuels sont réalisés par un enseignant spécialisé en soins intensifs et un formateur clinique exerçant son activité dans l'unité de soins intermédiaires. En dehors de ces évaluations formelles, le formateur clinique joue un rôle de mentor. Cette forme de mentorat par un pair (peer teaching) est une intervention éducative reconnue comme efficace dans le domaine de la santé [40, 41].

L'adéquation des savoirs avec les responsabilités professionnelles et les situations cliniques rencontrées, regroupée sous le facteur champ de pratique, avait été évaluée favorablement par les répondants. Dans un contexte où l'évolution des maladies aiguës et chroniques sévères contribuent à rendre la pratique clinique plus complexe et renforcent la nécessité de développer des compétences en évaluation systématique (p.ex. l'examen physique) [42], il n'est pas unanimement admis que l'examen physique doive faire partie des compétences infirmières [43]. Dans cette perspective, les résultats de cette évaluation sont rassurants, et confirment l'importance de mettre l'emphase sur de telles compétences.

Alors que la formation est liée à la satisfaction professionnelle des infirmières, le rythme et la charge de travail de cette formation de 12 mois sont des éléments qui ont été évalués plus négativement. Ces facteurs ont par ailleurs été identifiés dans une autre étude d'évaluation d'une formation e-learning de 4 h [24]. Ceci souligne l'importance de ne pas oublier que toutes formations continues nécessitent un investissement de la part des apprenants. A l'avenir, la conception de formation en termes de rythme et de charge de travail devrait davantage considérer la disponibilité cognitive des participants.

Limites et perspectives

A notre connaissance, l'instrument ETRIER est le premier instrument d'évaluation qui vise à couvrir les aspects du transfert des apprentissages dans le domaine des soins infirmiers en milieu aigu. Toutefois, les propriétés de mesure de l'ETRIER devraient être testées, les résultats sont donc à considérer avec une certaine prudence. Poursuivre les étapes d'évaluation des propriétés de mesure sera nécessaire. L'analyse factorielle pour l'instrument ETRIER comportant 69 énoncés, nécessiterait un échantillon d'au moins 350 participants [17]. Dans le cadre de cette recherche, la population éligible n'était pas suffisante.

Conclusion

L'accomplissement d'une formation n'est pas une fin en soi. Se préoccuper des facteurs qui influencent le transfert des apprentissages permet à l'ensemble des personnes impliquées dans la formation continue – incluant les formateurs, les apprenants, leurs collègues et cadres – de définir des mesures pour soutenir ce transfert. L'utilisation d'un instrument standardisé, tel que ETRIER, permet d'identifier les leviers et les freins, ainsi qu'une meilleure compréhension globale des processus de transfert des apprentissages. Une évaluation formelle permet de renseigner sur les actions pertinentes qui doivent être déployées – collectivement ou individuellement – afin que les acquis de la formation soient réellement mis au service des patients.

Bibliographie

    Encadré 1 : Formation continue en soins intermédiaires

    En Suisse, les unités de soins intermédiaires ou soins continus prennent en charge des patients dont la condition ne justifie pas qu'ils soient admis dans une unité de soins intensifs mais dont l'état de santé instable nécessite une surveillance en continu et des soins médico-infirmiers hautement spécialisés. Ces unités requièrent du personnel infirmier formé à remplir des missions de surveillances et de traitement des patients courant un risque vital latent. Le besoin de formation est réel : les directives suisses pour la reconnaissance des unités de soins intermédiaires stipulent que 40 % du personnel infirmier de ces unités doit avoir bénéficié d'une formation spécifique en soins intermédiaires [10].

    Par conséquent, le centre des formations intégré à ce CHU a développé une formation continue certifiante de 23 jours (160 heures), organisée en deux modules : Le premier module était constitué de six jours de formation présentielle, de mise à jour des connaissances sur les pathologies, les équipements et les traitements du domaine cardiorespiratoire. Le second module de 17 jours, alterne entre cours théoriques, ateliers de pratique simulée et quatre séquences d'enseignements clinique in situ. Ces accompagnements individuels au chevet du patient dans l'unité de soins intermédiaires sont dirigés en alternance par des infirmières enseignantes spécialisées en soins intensifs et des formateur-trice-s clinique-s de l'unité de soins intermédiaires.

    Encadré 2 : Développement de l'instrument ETRIER

    Le développement de l'instrument ETRIER et la validation de contenu ont été entrepris en plusieurs étapes, entre janvier 2016 et décembre 2018, en suivant les recommandations de la littérature [16-18].

    L'adaptation du modèle de Baldwin et Ford pour les soins infirmiers (Figure 1) a guidé le développement de l'instrument. Une liste exhaustive d'énoncés a été évaluée par sept experts, en regard de la pertinence, l'exhaustivité, et la compréhensibilité des énoncés [19]. Le calcul du ratio de validité du contenu a permis de réduire le nombre des énoncés. Une question d'entrée a été ajoutée : « Selon vous, par rapport aux contenus de la formation, quel est le pourcentage de 0 à 100 % que vous parvenez à appliquer dans votre pratique ? » Pour les instruments multidimensionnels, l'ajout d'une question globale donne l'avantage de soutenir l'interprétation et la validité du score obtenu aux énoncés [20].

    La version finale de l'instrument ETRIER comporte trois dimensions et 17 facteurs évalués au moyen de 69 énoncés, avec des modalités de réponse de 1 = « pas du tout d'accord » à 5 = « tout à fait d'accord  ». Un score plus élevé (≥ 3) traduit un facilitateur au transfert, alors qu'un score plus bas (≤ 3) peut être interprété comme un frein. Une version en ligne de l'instrument ETRIER avait été créée et soumise dans la période d'un à trois mois après la fin de la formation. Ce délai est décrit comme nécessaire à la mise en application des connaissances déclaratives et procédurales développées en formation, en situation de travail [13]

    (1) Le féminin est utilisé à titre épicène.