Snœzelen, les sens de l’humanité - L'Infirmière Magazine n° 362 du 01/07/2015 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 362 du 01/07/2015

 

AUTISME

SUR LE TERRAIN

REPORTAGE

LAURE GRUEL  

À la maison d’accueil spécialisée Notre Dame de Philerme, en Haute-Savoie, la pratique du Snœzelen façonne l’accompagnement quotidien des adultes autistes. Une approche humaniste qui améliore leur qualité de vie. Plus qu’une technique, une éthique…

Il se vit de belles choses dans cette salle. Pas de « grandes » choses, d’exploits ou de miracles, mais des regards qui se croisent, des tensions qui cèdent, des mains qui explorent, qui câlinent, des rires, des rencontres. Ici tout est blanc. Plafond, murs, sol. Blanc et mou. D’épais revêtements matelassés pâles habillent les surfaces. Deux colonnes à bulles, un projecteur coloré, une boule à facettes, des fibres optiques et une petite boîte de matériel sensoriel occupent l’espace. Dans un coin, un matelas à eau. « Nous avons créé un lieu confortable et sécurisant, explique Antoine Herlin, chef de service et coresponsable de l’introduction du Snœzelen à Notre Dame de Philerme, en Haute-Savoie. Des frustrations, des changements ou des perceptions sensorielles altérées peuvent vite insécuriser les résidents dans leur quotidien. La mise en confiance – la sécurisation – est le premier principe du concept. » La découverte sensorielle du monde, de l’autre et de la détente sera facilitée au sein de cet environnement rassurant. L’espace est aménagé selon la spécificité du public hébergé : « Nous accueillons vingt-deux personnes atteintes d’autisme de Kanner. Elles présentent une déficience intellectuelle sévère et des difficultés relationnelles. La plupart ne parlent pas, n’ont pas intégré leur schéma corporel et manifestent des troubles du comportement (stéréotypies envahissantes, auto ou hétéro-agressivité) », détaille Anouck Morel, l’infirmière de l’établissement. Unique représentante au quotidien du corps paramédical, avec le chef de service, elle a pour mission la surveillance médicale des résidents, leur accompagnement dans la vie quotidienne et lors des soins extérieurs, ainsi que le conseil aux équipes.

En plus des difficultés relationnelles, les résidents souffrent également d’hyper ou d’hyposensibilité sensorielle?; la plupart ne parviennent pas à identifier, sélectionner ou intégrer certains ressentis. De fait, l’univers sensoriel devient vite violent pour ces personnes qui ne peuvent exprimer leur malaise qu’en troublant leur comportement. L’équipe se souvient de Romain qui avait voulu manger le flacon d’huile essentielle et de la crise comportementale concomitante à son retrait. « Cet espace doit être permissif. On y évite donc les interdits, à part la nudité et la sexualité », précise Antoine Herlin. Ici, on apprivoise les humeurs d’un cerveau capricieux qui assimile de manière inhabituelle les informations sensorielles. Contrairement aux espaces Snœzelen accueillant d’autres publics, on ne trouve pas de murs tactiles, de miroirs ou de petites balles à picots qui risqueraient d’enfermer certains résidents dans des autostimulations sans fin.

Invitation à la relation

Une éducatrice se glisse dans la salle, manie quelques boutons et les fibres optiques scintillent, les colonnes à bulles ronronnent, le lecteur C.D. chantonne de l’italien. On entend les résidents dans le couloir. Un professionnel les a prévenus de l’imminence de la séance en leur montrant un pictogramme ou un objet significatif du Snœzelen, comme une couverture ou un coussin. Certains se déchaussent rapidement – la force de l’habitude –, d’autres ont besoin d’être guidés. Alex s’assoit prestement sur le matelas à eau. Bastien, lui, se jette bruyamment dessus, provoquant des remous qui semblent laisser Alex indifférent. Manon s’allonge au sol, Loïc se place près d’elle, observe tout ce petit monde.

Les trois professionnels – animateur médico-psychologique (AMP), éducateur sportif et chef de service – prennent le temps de s’installer et de se détendre. « Pour sécuriser l’autre, il faut d’abord se sécuriser soi. En formation, on apprend à laisser tomber la blouse et à se retrouver face à soi-même et à ses émotions », précise Antoine Herlin, également formateur Snœzelen à l’Ordre de Malte. En effet, c’est le lâcher-prise du professionnel qui assurera une relation sincère, sensible et authentique. Une fois tranquillisés, les accompagnants peuvent mobiliser leurs capacités d’observation, leur créativité et leur intuition. Un résident est-il attiré par un objet sans savoir comment l’aborder ? Quel est le canal sensoriel privilégié de chacun ? Comment peut-il être utilisé pour faciliter l’échange et la détente ? « En Snœzelen, on travaille la relation d’objet par l’objet de relation, assure Magalie D’Angelo, la psychologue de l’institution. C’est-à-dire que l’on favorise les interactions en utilisant les différents sens. »

Alex tripatouille son t-shirt, en enlève un à un des fils qu’il cherche à ingérer. Une professionnelle s’assoit à côté de lui : « Ça va Alex ? » Elle lui présente les fibres optiques, Alex garde son regard fixé sur son t-shirt, ne réagit aucunement. En Snœzelen il n’y a que des invitations… pas toujours acceptées. La non-directivité est un autre principe de cette démarche. L’encadrante glisse à présent une fibre optique dans la fermeture éclair du gilet d’Alex. Il lâche son t-shirt, envisage les fibres, en manipule une. Il s’agit parfois de trouver des subtilités pour attirer l’attention. L’encadrant sert de médiateur entre les résidents et l’environnement, souvent perçu comme incompréhensible ou hostile.

Séance à la carte

Une autre scène se déploie à côté d’eux: l’éducatrice caresse une petite balle de massage, Bastien approche. Elle initie alors un massage sur son dos. Bastien s’allonge sur le ventre, pose sa tête, semble s’abandonner à ce contact. Puis, il lui présente ses pieds. Message compris, l’éducatrice les masse également. Elle cherche maintenant à faire tenir la balle en équilibre sur les pieds de Bastien. Il essaie à son tour puis tente de faire le poirier, tombe, tout juste rattrapé par le chef de service. Bastien recommence en prenant appui sur ce dernier qui rit de cette énergie. Ils se lancent dans des jeux d’équilibre et Bastien se retrouve à l’horizontal, porté par les pieds de l’encadrant. Bastien vient poser son front sur le front de celui-ci, son nez sur son nez. On a souvent l’image de la personne autiste « dans sa bulle », refusant tout contact corporel. « C’est une fausse représentation, soutient Antoine Herlin, l’autisme provoque une restriction des intérêts ainsi qu’une incapacité à gérer les relations sociales par une méconnaissance des codes sociaux, pas un refus du contact. » Bastien appuie involontairement ces propos en l’entraînant dans des balancements, dans une danse improvisée qui leur donnele sourire. « On ne sait jamais à l’avance ce que l’on va faire », développe l’animateur médico-psychologique. Il est impossible de préparer les séances. Le Snœzelen n’est pas une technique, il est aux antipodes des protocoles ou des recettes de cuisine. La subtilité étant que l’on n’attend rien des résidents tout en cherchant à favoriser l’apaisement et la relation. « Les plus belles rencontres sont celles qui ne sont pas attendues », confie le chef de service.

Un concept exportable hors de la salle

Cette séance a servi à déceler certains centres d’intérêts de Bastien, comme les massages et les jeux d’équilibre. Le contenu de son planning d’activité sera revisité en fonction de ces découvertes. « Les séances nous révèlent de nouvelles connaissances sur les résidents qui seront réutilisées en dehors de la salle. Elles nous aident aussi à découvrir les modes de sécurisation de chacun et à les intégrer au quotidien », souligne l’infirmière en citant les exemples de Simon et de Matéo. L’équipe a constaté en séance l’intolérance de Simon au souffle sur sa peau. Cette observation a permis de comprendre – et d’accepter – son impossibilité à mettre des t-shirts à manches courtes en été. Le vent qui effleure sa peau lui provoque probablement une insupportable sensation. Matéo, lui, n’osait pas explorer la salle Snœzelen. Puis, un jour, il est venu prendre les mains de l’encadrant pour les poser de manière répétitive et forte sur son propre thorax. Cela semblait le sécuriser. Par la suite, lorsqu’il manifestait une tension, l’équipe reprenait ces mouvements, ce qui l’apaisait systématiquement. Ce qui est vécu dans la salle n’est pas destiné à y rester, mais bien à s’exporter pour améliorer la qualité de vie au quotidien.

Meilleure acceptation des soins

Après la séance, les résidents réintègrent leurs groupes de vie, visiblement délassés. Généralement, l’état de tension s’est amoindri et les stéréotypies ont disparu. « Ces moments leur apportent un équilibre dans la journée. Et plus ils seront détendus, mieux ils accepteront les soins », affirme Anouck Morel. En effet, la moindre intervention met souvent à mal les personnes autistes, qui s’y opposent, parfois violemment. « Il y a une dizaine d’années, avant que l’on généralise la démarche Snœzelen à l’ensemble du personnel, nous devions parfois être quatre pour faire une prise de sang », rappelle Antoine Herlin.

L’infirmière de l’époque a eu l’idée d’apporter du matériel médical en salle Snœzelen. Les résidents, dans un contexte d’apaisement, ont pu manipuler des stéthoscopes et abaisse-langues. Ils sont aujourd’hui réconciliés avec ces instruments. Mais au-delà, c’est surtout l’angle de vision qui s’est décalé. Snœzelen a apporté un nouvel éclairage et des pratiques différentes.

De la bienveillance à la bientraitance

Faire des grimaces avec Lionel, danser avec John, caresser les cheveux de Simon… Anouck Morel connaît le mode de sécurisation de chacun. La semaine dernière, elle a accompagné John pour son scanner cérébral. Le radiologue a accepté qu’elle reste avec lui. Elle a su comment l’apaiser. Le scanner s’est déroulé sans problème, John a évité une anesthésie générale. C’est une petite victoire quand on sait que l’anesthésie générale est monnaie courante pour la moindre carie ou ongle incarné. Rendre l’environnement sécurisant et familier, s’adapter au rythme de chacun, le Snœzelen imprègne les soins. « J’ai beaucoup appris sur la relation ici. Il faut temporiser l’acte technique et commencer par la relation », affirme l’infirmière en faisant un soin de pied à Loïc. Il vient lui toucher le nez, les lèvres, se lève pour se rasseoir, balance son corps à deux centimètres de son visage.

Anouck Morel accepte l’agitation, les interruptions de soins, la main sur son visage. Elle ne craint pas le contact, son corps est totalement engagé dans la relation où la communication non-verbale prime. On parle d’une « attitude Snœzelen ». « C’est une attitude de bienveillance, d’intentionnalité positive. Être conscient de l’importance de la façon dont on approche une personne, respecter son rythme, doser les stimulations… Le Snœzelen, c’est la mise en pratique de la bientraitance », milite le chef de service.

Une ambiance bénéfique pour tous

En appliquant cette démarche, l’équipe a gagné une perception plus respectueuse des résidents. « Lorsque l’institution privilégie la relation, qu’elle n’oblige pas les professionels à être dans le faire et le rendement, ils découvrent qu’ils peuvent passer de très beaux moments avec les résidents », assure Antoine Herlin. Les relations se sont réorganisées. Les encadrants ont retrouvé l’humanité des personnes accueillies, la leur aussi peut-être…

Aujourd’hui, les professionnels déclinent naturellement le Snœzelen sur les espaces-temps du quotidien. Ils prennent le temps d’entrer en relation avec les résidents par leurs canaux sensoriels privilégiés, n’hésitent pas à faire le clown ou des câlins, ne craignent pas le contact avec l’autre, aussi étrange soit-il. Certains proposent des moments de « snœz » comme on dit ici, signifiant ainsi la familiarité et l’habitude du concept, le soir dans le salon de vie. D’autres finissent systématiquement la séance de natation par un temps de détente rebaptisé « aqua snœz ». Certaines réunions se déroulent même en salle Snœzelen lorsque l’équipe est en tension. « On baigne dans une ambiance Snœzelen ici. Ça imprègne chaque nouveau professionnel », confirme l’infirmière.

Depuis la généralisation de la démarche Snœzelen à Notre Dame de Philerme et l’instauration, en 2005, de séances régulières – 19 résidents investissent l’espace une à cinq fois par semaine –, les troubles du comportement ont nettement diminué : de 355 à 87 par an. En parallèle, les repas se sont considérablement allongés : de 10 à 50 minutes. Ces deux indicateurs témoignent de l’augmentation du niveau d’apaisement des résidents. « Lorsque l’on a commencé à observer des baisses des troubles du comportement, nous avons développé des activités sur l’extérieur : tournées de recyclage chez les commerçants, distribution de flyers pour Amnesty international et tri de courrier à La Poste, explique Antoine Herlin. Par les services qu’ils rendent à la société, les résidents ont l’opportunité d’être intégrés et reconnus. » Ils deviennent des acteurs à part entière de la vie de la cité. Snœzelen, petite activité, grands enjeux.

STIMULATION SENSORIELLE

Des soins en trois dimensions

Snœzelen est issu de la contraction de deux termes néerlandais : snuffelen et doezelen. Snuffelen signifie renifler, fureter, flairer ; il renvoie à une dimension active de découverte et d’exploration sensorielle. Dœzelen, traduisible par somnoler, se déposer, lézarder, fait référence à la détente et l’apaisement. La sollicitation de ces deux dimensions est étayée par une relation d’accompagnement humaine, authentique et respectueuse des rythmes et désirs de chacun. Le Snœzelen se pratique à l’origine dans une salle spécialement aménagée, confortable et calme, où les stimulations sensorielles sont variées. Détente, relation et sensations sont ainsi les trois mots-clefs de ce concept créé dans les années 1970 aux Pays-Bas par deux éducateurs – Ad Verheul et Jan Hulsegge – travaillant dans le milieu du handicap mental. Depuis, ce concept essaime dans toute l’Europe auprès d’un public de plus en plus diversifié : personnes autistes, âgées, démentes, polyhandicapées, enfants en bas âge.