Transplantation délicate à Amiens - L'Infirmière Magazine n° 356 du 01/01/2015 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 356 du 01/01/2015

 

ÉTABLISSEMENT

DOSSIER

Pendant dix semaines, de septembre à novembre dernier, a eu lieu le plus gros déménagement d’hôpital français : 40 services et 600 patients ont été transférés. Récit de cette opération qui a exigé un an de préparation.

En soins intensifs de néonatologie, les infirmières vont et viennent, à pas feutrés. Leur poste est en position centrale, ouvert sur les chambres qui l’entourent, celles des nouveau-nés. Vastes et individuelles, elles sont équipées de fauteuils et de lits pliants pour les parents. La lumière naturelle est tamisée par des stores, afin de protéger les yeux des prématurés. Chaque chose semble à sa place. Pourtant, ce service n’est installé là que depuis un peu plus d’un mois, au sein d’un CHU inauguré en septembre à Amiens (Somme). « Nous rencontrons peu de difficultés, nous avons beaucoup de satisfactions », se félicite Mélanie Deforceville, cadre de santé. Il y a de quoi : auparavant, ce service travaillait dans des locaux exigus, dans un bâtiment préfabriqué des années 70, à l’écart de la maternité. Les nouveau-nés admis en soins intensifs étaient séparés de leur mère. La maternité est désormais à l’étage au-dessus et les mamans rejoignent leurs bébés 24 heures après l’accouchement, dans un environnement propice à l’allaitement et à la construction du lien parent-enfant. « Nous avons les moyens de mettre en place notre philosophie », se félicite Mélanie Deforceville.

De grosses appréhensions

L’infirmière Marie Bertrand tempère un peu l’enthousiasme de sa cadre : « Nous avons encore des difficultés pour accueillir les parents, maîtriser le système de gestion des stocks, trouver le matériel. Et il y a eu de grosses appréhensions. » Des craintes en partie levées par la longue préparation du déménagement : « Nous avons participé à un groupe de travail, visité le service dès le printemps, poursuit l’infirmière. Nous avons pu donner notre avis sur l’agencement des chambres et des chariots de soins. Nous avons même fait modifier des paillasses. »

Le déménagement du CHU est une opération monstre : dans ce bâtiment neuf de 120 000 mètres carrés ont été installés 40 services de soins, 600 patients, dont 80 dans un état critique, et 3 500 tonnes de matériel. Tout s’est déroulé en dix semaines, du 1er septembre au 6 novembre. L’entreprise M.O. Staz, spécialisée dans l’organisation des transferts hospitaliers, a présidé aux opérations : « La difficulté est qu’il faut assurer la continuité des soins, explique son dirigeant, Gérald Bomy. Le déménagement d’une unité doit se faire sur une journée. 10 à 20 % des lits sont libérés en diminuant les activités programmées. Les blocs déménagent souvent au petit matin, quand l’activité est la plus faible, mais fonctionnent sans interruption, sur l’ancien site, puis sur le nouveau. »

« Nous avons eu dix-sept versions du calendrier. Ces dix semaines de déménagement ont exigé un an de préparation », poursuit Walid Ben Brahim, directeur adjoint, en charge du projet du nouveau CHU. Du chirurgien au brancardier, tous les métiers de l’hôpital ont été consultés : « Nous avons mis en place un comité de pilotage, des groupes de travail dans chaque pôle. 150 correspondants transfert nous ont fait remonter les problèmes, les réflexions des équipes. Un CHSCT spécial se tient tous les mois depuis début 2014, et toutes les semaines depuis septembre », détaille le directeur.

Le nouvel hôpital est situé au sud d’Amiens, dans une zone dédiée aux activités technologiques et universitaires. L’entrée ouvre sur un vaste patio couvert et planté d’arbres, où déambulent patients et soignants. De part et d’autre se déploient deux ailes de cinq étages, trouées de patios végétalisés. La lumière naturelle est presque partout présente. Le contraste est frappant avec l’ancien hôpital Nord, encore partiellement actif, constitué de pavillons de qualité architecturale inégale.

Pour le CHU, ce nouvel hôpital est l’occasion « d’affirmer sa vocation hospitalière et universitaire », explique Walid Ben Brahim. Il souffre en effet d’un manque d’attractivité au niveau régional : la population picarde est attirée au nord par les hôpitaux de Lille, au sud par ceux de Paris, à l’ouest par Rouen ou Caen, à l’est par Reims. « Nous voulons devenir le vaisseau amiral de l’offre de soins en Picardie », ambitionne le directeur adjoint.

L’autre objectif est de retrouver un équilibre budgétaire. Déficitaire depuis plusieurs années, l’hôpital a creusé sa dette avec ce bâtiment : fin 2011, elle dépasse 150 millions d’euros, selon la chambre régionale des comptes. Inscrit dans un plan de retour à l’équilibre, il doit augmenter son activité à moyens constants. Les effectifs ont été légèrement revus à la baisse : en deux ans, 80 équivalents temps plein, essentiellement techniques, sur près de 6 000 seront supprimés. Les organisations ont été repensées pour être plus efficientes. Les plateaux techniques ont été regroupés « au cœur de l’architecture, explique Walid Ben Brahim. Il n’y a plus que 30 salles d’opération, contre 40 auparavant ». Les blocs vont devoir tourner à plein régime pour être rentabilisés. Le virage ambulatoire est également pris : « Une unité est dédiée à la chirurgie ambulatoire, où les efforts doivent converger vers une sortie du patient le jour même », explique le directeur.

Pneumatiques et « tortues »

Un saut technique, qui transforme en profondeur le travail des soignants, a également été réalisé. « Notre objectif est de repositionner le patient au cœur des soins », explique Sylvie Ebener, coordonnatrice générale des soins. Le brancardage a ainsi été mutualisé et régulé au niveau central. Dans chaque service, des pneumatiques envoient en quelques secondes les prélèvements au laboratoire. Les « tortues », des véhicules autoguidés, acheminent le linge et les repas dans l’unité de soins jusqu’à une gare de triage. Puis des agents logistiques prennent le relais pour le transporter au cœur des services. Là, l’infirmière remplit son chariot, avec « juste ce qu’il faut, précise Sylvie Ebener. Le stock, que ce soit le linge, les dispositifs médicaux ou les médicaments, est désormais géré à flux tendu, selon un système de plein-vide. Il n’y a ainsi plus de gâchis ni de rupture de stock. »

Cela fait beaucoup de changements : « Il ne pas faut nier les angoisses, mais les écouter pour désamorcer les tensions », explique la DRH, Valérie Bénéat. Deux cents cadres ont donc été formés à l’accompagnement du changement. La direction des ressources humaines a également ouvert une cellule d’accompagnement social pour écouter les agents « qui veulent exprimer leur problème en dehors de leur service ». Cent entretiens ont été conduits. En parallèle, la direction a profité du déménagement pour initier une démarche de mobilité. « On ne s’est pas facilité la tâche, poursuit la DRH. On a voulu que le nouvel hôpital soit vécu par les agents comme une opportunité collective, mais aussi personnelle. » Un travail de concertation a été mené avec les partenaires sociaux. Valérie Bénéat montre un document de plusieurs centaines pages qui détaille toutes les organisations du nouvel hôpital, pôle par pôle, unité par unité : « Nous l’avons présenté fin 2013, lors d’un comité technique d’établissement qui a duré deux fois deux jours. » Au final, Valérie Bénéat salue « des équipes remarquables, qui ont fait preuve d’engagement et de solidarité ; des organisations syndicales responsables ».

Celles-ci sont moins enthousiastes. La CFDT reste réservée sur le nouvel établissement : « Et nous sommes de loin les plus positifs ! Nous avons été la seule organisation à voter favorablement à l’entrée dans le CHU, souligne David Mormand, secrétaire de la CFDT. Le bâtiment est beau, les agents le reconnaissent. Ils sont conscients de l’importance de ce projet. Mais pour l’instant, ce sont les aspects négatifs qui ressortent. Ils se plaignent de l’éloignement des parkings, de la longueur des couloirs, du revêtement trop mou qui rend pénible le brancardage. La taille du bâtiment impressionne, il y a une perte d’identité. » Le syndicaliste résume : « C’est le monde rural qui entre dans la ville. » Mais il garde « plutôt espoir que les agents trouvent leurs marques. Je pense que l’intérêt général va primer ».