Baptiste Beaulieu et l’art de la médecine narrative - Objectif Soins & Management n° 0298 du 12/03/2024 | Espace Infirmier
 

OBJECTIF SOINS n° 0298 du 12/03/2024

 

DOSSIER

Sandrine Boyals   Caroline Felez   Pierre Roda  

Cadre de santé formatrice Ifsi, Toulouse, M2 Droit et gestion de la responsabilité sociale des entreprises, ToulouseCadre de santé formatrice Ifsi, ToulouseFormateur Ifsi, Toulouse, M2 Éthique et recherche, Université Paul-Sabatier, DU Intelligence artificielle, Université Paris-Descartes

La médecine narrative est une approche de la pratique médicale qui met l’accent sur l’importance des histoires personnelles des patients dans le processus de soins de santé. Plutôt que de simplement se concentrer sur les symptômes et les résultats des tests médicaux, la médecine narrative encourage les médecins à écouter attentivement les récits des patients concernant leur expérience de la maladie, leur vécu personnel, leurs croyances et leurs valeurs.

La médecine narrative reconnaît que les patients sont des individus uniques et que leurs expériences de maladie sont influencées par une multitude de facteurs, y compris leur contexte culturel, social, familial et psychologique. En intégrant ces récits dans le processus de diagnostic et de traitement, les médecins peuvent mieux comprendre les besoins et les préoccupations de leurs patients, ce qui peut conduire à des soins de santé plus efficaces et holistiques.

La littérature dans les soins

Nombreux sont les auteurs qui ont partagé leurs expériences de la maladie, de la souffrance, du deuil et de la mort. Le corps des malades incarne les vulnérabilités mais aussi les combats.

Romancier, photographe, journaliste et scénariste, Hervé Guibert est mort du sida, « maladie inexorable et qui le pressa de vivre », dans les années 1990. L’écrivain a retracé des semaines de sa vie dans ce qu’il intitule son « Journal d’hospitalisation ». À l’hôpital, au détour de rendez-vous avec des soignants, d’administration de thérapeutiques ou de la description de ses états, l’auteur nous plonge dans nombre de ses interrogations et se questionne sur sa propre dignité face à la dégradation irréversible de son corps. Au fil des pages et des drames, Hervé Guibert nous fait l’aveu de bouleversantes confessions sur ses journées où il rédige, note et compose. Ainsi écrivait-il : « Ce livre n’a sa raison d’être que dans cette frange d’incertitude, qui est commune à tous les malades du monde » et parce que « Écrire est aussi une façon de rythmer le temps et de le passer ».

Plus récemment, de nombreux philosophes ou écrivains se sont essayés à cet exercice délicat, comme Ruwen Ogien racontant son expérience du cancer et de son « CDI avec les hôpitaux de Paris », Amélie Nothomb retraçant sa douloureuse expérience de l’anorexie dans « Biographie de la faim » ou Nina Bouraoui évoquant les derniers jours de son père en soins palliatifs dans « Grand Seigneur ».

Les écrivains ont l’art de résumer en peu de mots tous les continents de l’âme humaine.

Dans tous ces témoignages, le lecteur peut se plonger dans l’intimité, les vulnérabilités et les crises que traversent l’individu malade et sa famille. En tant que professionnels de santé et formateurs investis dans la formation des futurs soignants, nous souhaitons offrir un espace de réflexion autour de la médecine narrative et de son impact dans l’amélioration des pratiques professionnelles. Ainsi, lire et écrire sont-ils une aide dans la pratique clinique des soignants ? La lecture de ces récits peut-elle aider les soignants à comprendre ce que traversent les patients ? La littérature améliore-t-elle la qualité du soin ? Si oui, en quoi ? Les livres permettent-ils aux soignants d’être plus sensibles au récit des patients ? Et si oui, pourquoi ?

La médecine narrative

Quiconque s’intéresse à la médecine narrative ne peut que valider cette pratique encore très peu utilisée aujourd’hui. À quoi correspond-elle ?

Née aux États-unis, la médecine narrative est une discipline récente qui s’est développée à Paris, Montréal, Milan, Florence et Lisbonne. En 2014, la faculté de médecine de Paris-Descartes a autorisé l’expérimentation de cet enseignement et l’université de Bordeaux a créé un diplôme universitaire en lien avec cette nouvelle pratique1.

La première intention de la médecine narrative est d’établir une relation médecin/patient de qualité. En effet, Rita Charon, directrice exécutive du Program in Narrative Medicine2, rappelle que la médecine narrative est « une force pour l’enseignement et la pratique de la médecine ». D’après elle, celle-ci donne aux soignants des outils puissants pour « reconnaître, absorber, interpréter et métaboliser les histoires de maladie ». De plus, Rita Charon met en avant la primauté du discours du patient. Elle argumente son propos en expliquant que le soignant doit reconnaître qu’au-delà de l’énumération des symptômes de la maladie motivant la demande en soin, le patient a besoin de raconter une histoire, la sienne, afin de donner du sens à ce qu’il lui arrive. La compétence narrative se traduit aussi par la capacité du soignant à absorber le récit du patient, c’est-à-dire, comme le précise Rita Charon, la possibilité de lui offrir un espace pour accueillir son récit. Également, l’interprétation de ce récit offre au patient l’occasion de traduire ce qui lui arrive. Enfin, être ému par l’histoire du patient développe l’empathie des soignants sans tomber dans la sympathie.

La spécificité de la médecine narrative est de mettre l’accent sur la richesse du récit que le patient fait de sa maladie, permettant de renforcer une alliance thérapeutique entre soignant et soigné et d’affirmer que le temps de l’écoute qui précède l’examen clinique est central dans l’acte de soin.

D’un point de vue méthodologique, Rita Charon propose de s’appuyer sur une grille d’analyse d’un récit qu’utilisent les littéraires, afin de rendre accessible la narratologie au clinicien.

De plus, la médecine narrative questionne l’intersubjectivité, ce qui aide à conduire les étudiants vers « d’authentiques relations empathiques entre soignants et patients ». L’intersubjectivité, l’écoute empathique et l’accession par le récit à une histoire sont les trois piliers de la médecine narrative qui « fondent une éthique permanente du soin », selon Véronique Lefebvre des Noëttes.

La médecine narrative permet donc aux patients de s’approprier leur propre histoire et au médecin de prendre en considération ce récit.

Une rencontre marquante

Une expérimentation pédagogique issue de l’Université Paris-Descartes a montré l’acceptabilité et la faisabilité de l’enseignement de la médecine narrative. Ces travaux dirigés ont été expérimentés en 2009-2010 auprès de 40 étudiants en médecine qui ont consenti à suivre cet enseignement. Entre 2012 et 2013, une cohorte de 400 étudiants en 4e année de médecine a participé à une étude d’intervention pédagogique, répartis selon quatre modalités d’enseignements dirigés : écriture réflexive, lecture critique d’articles, lecture de témoignages de patients, lecture de textes littéraires. Conséquemment, si la lecture permet de se rapprocher au plus près de ce que vit le patient de sa maladie, la pratique de l’écriture réflexive par les soignants permettrait, elle, de développer l’empathie.

Au regard des résultats extrêmement positifs de cette étude, cet enseignement est devenu obligatoire à partir de 2013 pour l’ensemble de la promotion de 4e année de médecine. À quand son introduction dans les instituts de formation en soins infirmiers ? Face aux bénéfices évidents de cet enseignement, il nous a paru judicieux d’introduire la médecine narrative en institut de formation aux soins infirmiers (Ifsi). Ainsi, dans le cadre d’un projet pédagogique visant l’introduction de la médecine narrative dans les pratiques, nous avons sollicité Baptiste Beaulieu pour un moment d’échange au sein de l’ifsi du Pôle régional d’enseignement et de formation aux métiers de la santé (Prefms) de Toulouse et de Saint-Gaudens en septembre 2023.

Médecin généraliste exerçant à Toulouse, Baptiste Beaulieu est écrivain, poète et chroniqueur sur une radio nationale depuis 2018. Connu pour son blog « Alors voilà » créé en 2012 et suivi par des millions de lecteurs, il a publié de nombreux ouvrages dont « Alors voilà, Les 1001 vies des Urgences » qui a été traduit en quatorze langues, « La ballade de l’enfant gris » et son dernier roman « Où vont les larmes quand elles sèchent ». Tous connaissent de francs succès en librairie.

Ce débat avec lui a été organisé dans le but d’aborder avec les étudiants le métier de médecin et d’écrivain, la place des usagers, la santé mentale, la souffrance des soignants et la médecine de demain. Ces cinq thématiques ont été introduites par les formateurs de l’Ifsi ayant une appétence pour le sujet, en utilisant un format d’interview. Cela a permis à Baptiste Beaulieu de donner à voir son humanitude au travers de son expérience, son authenticité dans ses relations avec les patients mais également la complexité du quotidien, ses vulnérabilités…

Les échanges étaient sincères, laissant la place à une communication facilitante et à l’expression des émotions sur la pratique quotidienne des soignants. Ainsi, dans un monde en pleine évolution où tout va vite, face à des structures de santé en mutation, à l’arrivée des techniques et des technologies dans les soins, nous nous sommes accordé une parenthèse durant laquelle nous avons pris le temps du partage, de la réflexion et de l’analyse des pratiques.

De plus, dans l’objectif pédagogique du travail en interdisciplinarité, la venue d’un médecin abordant la médecine narrative nous paraissait une opportunité d’aborder l’analyse de pratique sous un prisme différent.

Une expérience à renouveler

La médecine narrative, centrée sur le récit du patient, permet d’humaniser la relation soignant-soigné. La lecture de témoignages de patients ou de romans, ainsi que le travail d’écriture, permettent de développer l’empathie des soignants et sont de réels leviers d’amélioration des pratiques professionnelles.

Véritable moment privilégié, cette rencontre avec Baptiste Beaulieu, au-delà du bénéfice pédagogique évident en lien avec la médecine narrative, a été un succès auprès des étudiants et de l’ensemble de l’équipe. Ce format innovant et inédit en termes de séquence de formation a permis une incitation à la lecture et l’introduction de la médecine narrative comme outil pédagogique. Nous souhaitons pérenniser cette approche et envisageons déjà le nom de notre prochaine invitée.

1. https:// http://www.bordeaux-neurocampus.fr/d-u-medecine-narrative/

2. Professeure de médecine et docteure en littérature anglaise, Rita Charon a développé un cursus d’humanités médicales à l’université Columbia, afin de placer le récit du patient au cœur de la relation entre le soignant et le soigné.

Être sensible à l’histoire du patient

Baptiste Beaulieu s’est exprimé sur l’importance de prendre en compte le patient comme un être humain et une somme d’histoires face à un temps de consultation qui se réduit. Il estime que c’est de la responsabilité des soignants d’humaniser les relations avec les patients. Il croit en la force de la communauté soignante et à l’importance du lien entre les soignants. Le médecin romancier évoque toutefois ses craintes concernant l’arrivée des intelligences artificielles et redoute une déshumanisation des soins et la perte des données. « Des corps, j’en ai vu, et toutes les histoires qui allaient avec. Les corps vont toujours avec une histoire », confie-t-il dans l’un de ses albums jeunesse. « Je n’ai pas grand-chose dans la vie, mais j’ai des histoires. Je rencontre des gens couchés ou en fauteuil roulant, des existences qui interrogent mon humanité. » De fait, être sensible à la lecture des récits du patient, c’est être sensible à son histoire, à son vécu, c’est laisser le patient se raconter.

Bibliographie

- Hervé Guibert, À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie (1990), Le protocole compassionnel (1991), Journal d’hospitalisation (1992), Folio.

- Ruwen Ogien, Mes Mille et Une Nuits (2016), Albin Michel et Le Livre de Poche.

- Amélie Nothomb, Biographie de la faim (2004), Albin Michel et Le Livre de Poche.

- Nina Bouraoui, Grand Seigneur (2024), JC Lattès.

- François Goupy, Claire Le Jeune, Rita Charon, La médecine narrative, une révolution pédagogique ? (2016), Med-Line.

- Véronique Lefebvre des Noëttes, Retours d’expériences et médecine narrative : écouter pour mieux soigner, Médecine et philosophie (2021 ; 5 : 39-46). https://medecine-philosophie.com/wp-content/uploads/2021/12/11_Lefebvre_Denoettes_DOI_4.pdf

- Baptiste Beaulieu, La joie et le reste (2021), Iconopop.

- Baptiste Beaulieu, Alors voilà, 1001 vies des urgences (2013), Fayard et Le Livre de Poche.

- Baptiste Beaulieu, Où vont les larmes quand elles sèchent (2023), Iconoclaste.

- Baptiste Beaulieu (auteur) et Qin Leng (dessin), Les gens sont beaux (2022), album jeunesse, Les Arènes.

- Baptiste Beaulieu (auteur) et Qin Leng (dessin), On a deux yeux pour voir (2023), album jeunesse, Les Arènes.