Ils ont pris le virage numérique ! Storytelling diachronique managérial - Objectif Soins & Management n° 281 du 01/06/2021 | Espace Infirmier
 

Objectif Soins n° 281 du 01/06/2021

 

Managements des soins

Dossier

Laurent Soyer  

« Prendre le virage numérique ! ». Cette allégation d'actualité fait pourtant écho à tout un déroulé de carrière pour les générations de cadres des années 2000. En effet, la prise de fonction de ces cadres de santé et leur évolution professionnelle sont concomitantes de grands bouleversements et de l'avènement de nouveaux repères organisationnels, intimement liés à l'implantation du numérique dans le milieu sanitaire.

Introduction

Le propos du présent article est d'interroger le vécu managérial de trois cadres de santé issus de la même époque de diplomation (2005-2006-2007), afin de porter la focale sur leur expérience et leur positionnement au regard de ce fameux virage numérique. En pratique, ces trois professionnels sont encore en activité aux fonctions respectives de cadre de santé, de cadre supérieur de santé et de directeur des soins et exercent dans des établissements distincts. Le format de l'article privilégie volontairement l'aspect narratif ou en Storytelling, pour reprendre la doxa numérique actuelle. Le numérique est abordé de manière holistique puisqu'il « englobe l'informatique, mais son périmètre est plus large car il recouvre aussi les télécommunications (téléphone, radio, télévision, ordinateur) et Internet » (1). Le déroulé scriptural établit également des liens, des ponts entre l'histoire de l'informatisation des soins et l'actualité.

Du PALEOPAPIER À L'INFORMATISATION

Le virage numérique en France commence progressivement avec les premiers balbutiements aux alentours des années 90. Alex se souvient qu'à cette époque la prescription connectée marqua un tournant important au niveau des soins, notamment le passage d'un usage généralisé du support papier vers le numérique. « Il y avait souvent des couacs. Je me souviens d'une infirmière qui n'arrivait jamais à imprimer les ordonnances. Le lundi matin le pharmacien a débarqué dans le service avec la valeur de trois ramettes. L'infirmière avait lancé les impressions à la pharmacie ! ». Alex évoque aussi cette acculturation empêchée pour les « anciens » : « Nous avions le logiciel Gestemps. La cadre qui était à l'époque à deux ans de la retraite, n'a jamais réussi à se passer de sa règle et de son crayon pour faire les plannings ». Lou décrit cette transition : « Avant nous avions des classeurs qualité, des tonnes et des tonnes de papiers. Maintenant les soignants cliquent et ils ont à disposition toutes les données, par exemple une procédure de pansement ou de pose de sonde à demeure ». Pour certains cadres, comme Tom, le virage numérique a servi de propulseur dans leur carrière, dans un contexte où la moindre compétence informatique vous signalait comme une personne ressource : « A l'époque, en 2005, je possédais des bases en bureautique (Word, Excel, PowerPoint...), ce qui faisait de moi une personne ressource pour ma directrice des soins. Il n'y avait pas alors de service informatique doté d'une réelle expertise. Ce fut donc pour mener à bien l'informatisation du bloc opératoire (dans le cadre de la certification) que je fus sélectionné pour réaliser la formation de cadre de santé ». Bien davantage qu'un simple support technique, une posture managériale à type de chef de projet s'avéra nécessaire : « Cette informatisation releva d'une acculturation pour les cadres de santé en place et pour les chirurgiens. Nous devions passer d'une juxtaposition de programmes papier transmis par les secrétaires des chirurgiens, et sans cesse modifiés, à une planification informatisée globale, interservices et coordonnée ».

SE FORMER CONSTAMMENT AU DPI

Le Dossier Patient Informatisé (DPI) constitue l'élément central de la numérisation des pratiques soignantes. Son intégration n'ayant pas toujours, loin s'en faut, pris appui sur les équipes soignantes, son déploiement a été empirique. Lou alimente cette problématique : « Lors des pannes Internet, c'était, et c'est d'ailleurs encore le branle-bas de combat. Les soignants sont complètement démunis. Même si on fait des sauvegardes, il y a des soignants qui ne savent pas s'en servir. Cela demande un accompagnement important, il faut tout penser. On voit que dans certains établissements on rédige des procédures mais ces procédures ne sont pas connues ». Alex confirme avec un vécu concordant : « Je me souviens en CHU, un weekend, tout le système informatique est tombé. On s'est retrouvé à l'âge de pierre ! Nous avions organisé des rotations de coursiers, remis en place des dossiers papier, nous étions en cellule de crise. Maintenant il existe des procédures dégradées mais au début du DPI, on n'avait pas anticipé. L'outil numérique donnait ce sentiment de fonctionner tout le temps. Aujourd'hui encore, si l'outil numérique tombe en panne, la continuité des soins est vraiment impactée ».

Les trois cadres interviewés attestent des avancées significatives du DPI en termes de qualité des soins : « Cela nous aide à tracer certains éléments importants, à utiliser des formulaires comme pour la personne de confiance, ou l'évaluation de la douleur, mais il faut savoir les utiliser ». Alex souligne que le déploiement du DPI et les compétences afférentes à son utilisation constituent un souci managérial constant, qui revient au-devant de la scène avec la crise sanitaire : « Dans notre milieu il y a beaucoup de turn-over. Il ne faut pas oublier de maintenir cette formation. Pour la Covid, nous avons dû utiliser toutes les ressources possibles et du coup aujourd'hui la continuité de la formation au dossier de soins informatisé n'a pas pu être poursuivie. On a essayé de former sur le tas mais on s'aperçoit que le dossier patient n'est pas utilisé pleinement. Par exemple, en vue de la certification, nous constatons que de nombreux items ne sont pas renseignés ».

Le problème de la formation du personnel au DPI est intimement lié à l'histoire de son déploiement. Lou pointe une inégalité : « Dans les hôpitaux publics le déploiement du DPI a été encadré. Il y a des formations, il y a des moyens financiers pour assurer cette formation. Pour les autres, il faut plutôt compter sur du tutorat interne, entre soignants ». Evoquant les Etablissements d'Hébergement pour Personnes Agées Dépendantes (EHPAD), elle prend l'exemple des transmissions ciblées : « C'est quelque chose qui n'est pas suivi globalement. En EHPAD lorsque l'on doit réaliser la coupe PATHOS, le médecin n'a pas de données et nous devons tout justifier oralement. Il faut avoir la chance de tomber sur un médecin conciliant ! »

Un gain en termes de risques ?

Nos trois cadres s'accordent pour affirmer que le numérique a sécurisé le management des soins. Comme l'indique Tom, « Ma première mission managériale, lors de ma prise de poste au bloc opératoire, a été de pallier à une erreur d'identification d'un patient au bloc, ce qui avait généré l'intervention sur le mauvais œil ! Grâce à l'informatique, le management du circuit ou du parcours patient est devenu plus sécure. En Réa aussi, nous avions régulièrement des homonymes ou des erreurs d'identification patient et l'informatique a permis de les repérer ». Alex lui aussi souligne un net progrès : « Ces outils numériques au service du soin ont vraiment créé une accélération dans la sécurité des soins. Pour les médicaments par exemple, avec le numérique on a supprimé tous les recopiages, toutes les retranscriptions manuscrites. Nous avons aussi une facilité d'accès aux résultats d'analyses de laboratoire qui arrivent directement dans le DPI, avec la signature du biologiste, ce qui limite grandement le risque d'erreur. Cette montée en qualité, en sécurité a quelque part révolutionné le soin ».

A contrario, Tom met en exergue un effet managérial pervers relié à l'informatisation des soins : « Lorsque les équipes sont passées en 12 heures, en réanimation notamment, la Direction des Ressources Humaines (DRH) a considéré que les informations transmises au niveau du DPI allaient remplacer le temps de relève. Pour les soignants cela a vraiment été un traumatisme et une atteinte profonde à la reconnaissance de l'essence de la pratique soignante d'équipe. En fait, comme les agents restaient quand même pour maintenir leur cohésion d'équipe et transmettre les informations formelles et informelles, je me suis permis d'octroyer systématiquement des heures complémentaires maquillées en heures de réunion ou de formation interne. Pour moi, la relève était essentielle au maintien de la continuité et une sécurité des soins efficiente ».

Par ailleurs, Alex relate une nouvelle donne : « La protection des données de santé devient de plus en plus prégnante, d'autant que récemment des hôpitaux se sont fait attaquer par des cyber-attaques. En fait le numérique offre une plus-value réelle au niveau de la sécurité des soins, mais paradoxalement, cette sécurité des soins peut être mise en danger par la vulnérabilité des systèmes informatiques ».

l'abolition des distances

Autrefois autocentrés, les établissements se sont ouverts, se sont décloisonnés. Le virage numérique a permis d'abolir les distances et du coup d'obtenir des données, notamment diagnostics, permettant d'optimiser les soins. Lou se souvient : « Le fait de pouvoir réaliser une téléconsultation c'est vraiment un plus. Je l'ai vécu en maison de convalescence (SSR Pneumo) avec l'infectiologue, ou les soins palliatifs, ou le dermatologue à qui on transmettait des photos d'escarres. De même, pour les clichés radio, lorsque le médecin de l'unité avait des doutes, nous consultions un professeur de la spécialité  ». Alex aussi se rappelle : « La téléconsultation nous l'avons mise en place en psychiatrie. Il y a une dizaine d'années, en CHU, nous avions également mis en place la téléradiologie. Par manque d'effectifs de radiologues in situ, on faisait analyser nos clichés par des radiologues extérieurs ». Dans ce domaine, il semble que la crise sanitaire Covid19 ait accéléré la téléconsultation au niveau hospitalier. Alex pointe : « Peut-être pas tant que cela en MCO, mais en psychiatrie, pour des patients chroniques, pour éviter de les perdre de vue, la téléconsultation, le numérique a permis d'assurer un suivi et une sécurité des soins ». Tom, ayant exercé dans un hôpital excentré du centre hospitalier d'appartenance, apporte son témoignage : « Nous étions deux cadres de santé pour quatre services dans un hôpital satellite, à une vingtaine de kilomètres du site principal. L'informatique était donc indispensable pour rester connectés à l'ensemble de l'équipe d'encadrement. Nous avions l'indépendance de Robinson Crusoé tout en bénéficiant du fil numérique pour communiquer ! ». Néanmoins, avec le recul, il s'interroge : « Etonnamment, alors que nous vivons aujourd'hui l'ère des réseaux numériques, le management hospitalier, je veux dire plus précisément les cadres de santé, n'ont pas su développer de réseaux de partage de savoir-faire, d'habiletés, d'espace réflexif ou même identitaire. C'est un raté du virage numérique ».

La MAIL-MANIA ET L'infobésité

Si au niveau managérial, l'ordinateur constitue pour nos trois interviewés, un outil indispensable dans le travail du cadre, ils s'accordent pour dénoncer un abus de la messagerie électronique. Tom explique qu'il a été amené à revoir son style de communication : « J'avais tendance à adopter un style direct, à m'adresser à mes pairs en toute franchise. J'ai vite constaté à mes dépens que le contenu des mails était sujet à diverses interprétations et déformations. Ce constat m'a rendu très prudent et sélectif envers mes interlocuteurs, surtout au niveau hiérarchique ». Lou évoque une réelle « mail-mania » : « Le point négatif c'est la messagerie. On est venu petit à petit à ne se parler que par emails. Je trouve qu'il n'y a rien de pire que d'arriver le matin avec des mails donnant le travail que vous avez à effectuer alors que personne ne vous a expliqué les tenants et les aboutissants. Je trouve que c'est parfois irrespectueux pour notre fonction managériale ». Ce mode de fonctionnement n'est pas sans rappeler la dénonciation des régimes totalitaristes et leurs injonctions paradoxales du roman « 1984 » (5). Alex confirme ce qui tend à l'infobésité : « En tant que manager, on a trop d'informations. La majorité des cadres se plaignent de cette surcharge de mails. C'est même la surenchère « moi j'ai 200 mails à lire ». J'ai entendu chez des collègues directeurs « on est mercredi, ça y est j'ai fini de traiter mes mails ! ». C'est complètement fou, passer des journées à gérer des mails. Ok, c'est important, mais parfois cela prend beaucoup trop de place et une place décalée par rapport à l'intérêt et l'utilité managériale ». Comme Lou le pointe, avec la crise sanitaire 2020-2021, cette infobésité à encore pris de l'amplitude : « Avec la Covid, tous les jours on recevait des mails avec des données et des consignes différentes, je pense aux mails en provenance de la hiérarchie mais aussi ceux en provenance de l'ARS ou du ministère, ce qui rendait le management très compliqué, on avait des équipes perturbées et nous avions le sentiment que nous n'allions pas y arriver. C'était terrible, on nous balançait des infos et nous l'encadrement on devait se débrouiller ». On le voit, depuis sa genèse et encore davantage dans un contexte où la distanciation physique au travail engendre un usage accru du numérique distanciel, « la révolution numérique impacte les manières d'entreprendre, d'organiser, de manager et de réaliser un travail de qualité, en même temps qu'elle transforme les lieux, les espaces, les temps et les rythmes de travail. Elle génère des effets profondément ambivalents sur les conditions de travail, pouvant aussi bien stimuler l'autonomie et la coopération que produire des formes plus ou moins aigues d'intensification, de densification et de fragmentation du travail, elles-mêmes sources de risques professionnels » (6).

le management de la disparité compétentielle

C'est un fait avéré, contrairement à l'idée reçue que les nouvelles générations sont digitales ou connectées, des études ont mis en évidence que les Digital Natives ne sont pas égaux en termes d'habiletés pour utiliser les outils numériques (7, 8, 9). Le management des équipes met plutôt en évidence une réelle disparité compétentielle en regard des outils numériques. Lou témoigne : « On a des équipes assez jeunes et je constate une disparité dans l'utilisation de l'outil informatique. Pour certains ils s'y mettent très vite avec une grande facilité, et pour d'autres, même des jeunes générations, ils sont en galère, ils ne sont pas à l'aise. Peut-être n'ont-ils pas eu un accès à l'ordinateur du fait de leur milieu social, faute de moyens ? » Pour le cadre, la posture d'accompagnement n'a jamais été aussi prégnante : « Il y a des outils numériques disponibles mais certains soignants ne les utilisent pas, soit par méconnaissance, soit parce qu'ils n'en voient pas l'intérêt. Pour le cadre il est nécessaire d'expliquer les possibilités, d'avoir une posture pédagogique ».

Dans la conduite de projet, bien que le cadre ait le souci de développer un management participatif, les équipes ne sont pas à l'aise avec l'aspect rédactionnel. Les soignants n'ont pas progressé dans l'écriture avec le virage numérique. Tom explique : « J'ai toujours axé mon management sur la conduite de projet. A chaque fois j'ai rencontré l'enthousiasme des personnels car les projets étaient centrés sur leurs idées. Néanmoins, dès qu'il était question d'écrire, de passer du bavardage au clavardage, j'ai dû revenir d'une posture d'accompagnement à une posture d'appui scriptural, tant sur la forme dont la connaissance des fonctionnalités de base, que sur la construction des contenus. Pour moi le virage numérique n'a pas concrétisé l'espoir de voir une profession passer de l'oralité à l'écrit ». Lou confirme : « En EHPAD je souhaite que tout soit inscrit dans des projets. Nous avons par exemple un projet jardinage en secteur protégé. J'ai demandé à l'équipe de rédiger le projet avec le pourquoi, les objectifs... Je me suis rendue compte que cela avait été très compliqué le passage à l'écrit. C'est un problème que l'on retrouve au niveau des transmissions. Coucher par écrit ce que les soignants veulent faire, l'expliquer, l'expliciter, pour eux c'est une vraie difficulté. Il y a finalement cette difficulté qui impacte l'utilisation de l'outil informatique dès qu'il s'agit du rédactionnel ».

Des DÉRIVÉS à encadrer

Le numérique a envahi tant la sphère privée que professionnelle et la frontière en est parfois ténue. Tom se remémore : « En 2006, nous avons installé Internet sur les postes de la Salle de Surveillance Post-Interventionnelle (SSPI). Auparavant très centrée sur les patients en phase de réveil, à leur chevet, l'activité des soignants s'est transférée de manière observable vers une position statique devant les écrans numériques. Nous avions également constaté une présence plus accrue des anesthésistes en SSPI. Nous n'avons pas tardé à être alerté par le service informatique du nombre très élevé de connexions sur des sites marchands ou de voyages. Ce phénomène s'est couplé à une augmentation exponentielle des commandes de rames de papier pour les imprimantes ! » Lou prend un autre exemple concret : « Le smartphone, c'est pratique par exemple pour prendre des photos d'escarres. Mais au niveau managérial il faut être vigilant car les équipes ont une grande facilité à utiliser leur smartphone personnel dans les soins. Ils ont la photo-réflexe. Il y a certains médecins qui encouragent les infirmières à prendre des photos avec leurs smartphones. Nous avons pourtant des tablettes ou des appareils photos professionnels, mais ils restent dans les placards car les soignants vont plus naturellement utiliser leur smartphone personnel ». Alex se remémore également un évènement délétère : « Nous avons eu un souci dans un de nos EHPAD où un agent, pour dénoncer le travail mal fait d'un collègue, avait pris des photos de résidents et les avait mis sur Facebook pour les montrer au groupe. Nous avons dû recadrer et nous devons régulièrement effectuer des rappels concernant l'usage du smartphone... Pour les plus jeunes, le smartphone c'est le prolongement de leur main, ils l'ont tout le temps ». Tom ajoute : « C'est d'autant plus difficile pour moi de supporter l'omniprésence du smartphone que je m'en passe aisément. Ce qui me choque le plus c'est l'effet addictif du smartphone qui, je l'ai constaté notamment en réanimation, ne garantit pas une présence réelle, active à l'autre, du soignant au soigné. Mais la réciproque est constatée également. Par ailleurs, si le smartphone permet d'obtenir des données probantes instantanément, ou par exemple de joindre des soignants plus rapidement, je reste convaincu que cet outil constitue un support de contamination manuportée important ».

Le management de proximité en question

Alex pose le décor : « Je me souviens d'avoir connu un cadre qui en termes de management ne communiquait que par mail avec ses équipes. Dans cet établissement tous les agents avaient une boite mail professionnelle. Le cadre me disait « C'est bon, j'ai prévenu tout le monde, je leur ai fait un mail ». Mais si parfois des informations simples se prêtent à un mail, d'autres fois les sujets méritent des explications, des échanges avec l'équipe, un débat. En management il y a le numérique, mais pas que ». Lou ajoute : « Le mail, c'est vraiment une dérive. Un projet par exemple, cela ne passe pas par le mail, il y a un travail managérial de proximité à mener ». Tom expose son point de vue : « Il y a une dichotomie entre la posture du cadre dit de proximité, proche de ses équipes, incorporée à son service de soins et une vision technocratique du cadre rivé devant son ordinateur, dont la hiérarchie attend sans délai une réponse à ses mails, tous considérés comme urgents. Etant situé dans la première catégorie, j'ai souvent joui d'une excellente réputation d'écoute et de réactivité auprès des équipes de terrain et à contrario, d'une réputation d'injoignabilité auprès de ma hiérarchie ! ». Tout se passe comme si la communication numérique engendrait une relation empêchée auprès des équipes soignantes. Or « Toute communication présente deux aspects : le contenu et la relation, tels que le second englobe le premier et par suite est une métacommunication » (10). Le contenu est en phase avec une communication digitale, numérique (fondée sur des codes), alors que la relation est en phase avec une communication analogique (notamment non verbale). Souvenons-nous que « L'homme est le seul organisme capable d'utiliser ces deux modes de communication : digital et analogique » (11). Lou participe d'un vécu similaire : « Le mail c'est facilitant mais parfois aussi cela n'aboutit pas ou moins efficacement que si l'on se déplace auprès des équipes. Du coup à plusieurs reprises on m'a reproché de ne pas lire mes mails. Pour moi un bon manager n'est pas assis sur sa chaise de bureau à attendre que le mail arrive ». Alex prend de la distance : « Personnellement je me pose la question, j'envoie un mail ou je passe un coup de fil ? Parfois la facilité, l'immédiateté serait d'adresser un mail, mais je fais l'effort d'attendre le lendemain et d'appeler mon interlocuteur. Même si je sais que les résultats seront identiques parce que je sais que la personne va percuter, je vais prendre un moment pour échanger. En termes de management, je crois qu'il faut s'autoriser à réfléchir sur l'utilisation de cet outil numérique. Le numérique incite le cadre à rester dans son bureau. On le constate pour certains cadres. Pour moi la relation humaine doit rester prépondérante dans le management et dans l'ensemble de l'Hôpital ». Ce n'est pas anodin si la Semaine pour la Qualité de Vie au Travail (QVT) 2021 est sur le thème « Travailler ensemble », qui semble s'imposer comme un réel besoin, une évidence : « après plus d'un an de crise, on n'a jamais eu autant besoin de travailler ensemble, de s'appuyer sur des coopérations solides, d'échanger collectivement sur les façons d'organiser le travail de façon efficace... » (12).

POUR NE PAS CONCLURE

Le virage numérique est plus qu'amorcé, il fait aujourd'hui partie intégrante du management des soins. Il vient à se généraliser d'autant plus qu'il impacte les formations initiales dans une mutation d'un format présentiel vers un format hybride (13). Si le numérique a amené de grandes avancées en termes de qualité et de sécurité de soins, il invite aussi le cadre de santé à garder une distance réflexive, à maintenir une vigilance permanente. Il s'agit d'une part de situer les équipes soignantes dans une organisation apprenante (14) où l'actualisation des connaissances numériques liée à la formation continue est requise. D'autre part, il importe que le cadre soit justement cadrant pour éviter l'envahissement du numérique au dépend de la communication interhumaine qui constitue l'essence du soin. Enfin, le cadre de santé est amené à prévenir les dérives potentielles liées notamment à une interface floue entre sphère privée et professionnelle. Plus que jamais, l'adage suivant reste d'actualité : Le cadre de santé n'est pas maître des vents mais dirige les voiles !

Méthode utilisée

Compte-tenu de la distance entre participants, du contexte de la crise sanitaire, la méthode retenue pour recueillir les données textuelles a été l'interview téléphonique enregistrée. Des prénoms fictifs (Alex, Tom et Lou) sont attribués aux participants. Une analyse thématique (2, 3) des verbatims a ensuite été réalisée « qui permet l'exploration des univers de sens des sujets, des représentations sociales [...] Ce qui forme un certain « réseau organisé » sémantiquement dans le discours ; ce qui désigne un centre d'intérêt, une problématique, un questionnement dans le discours » (4). Cette analyse a permis de mettre en relief huit thèmes que nous avons exprimés en construits sémantiques (cf. Fig. 1) :

(1) https://www.onisep.fr/Pres-de-chez-vous/Hauts-de-France/Amiens/Informations-metiers/Le-numerique-et-l-intelligence-artificielle/Le-numerique-c-est-quoi

(2) Robert, A.D. et Bouillaguet, A. (1997). L'analyse de contenu. Que sais-je ? PUF.

(3) Savoie-Zajc, L. (2000). L'analyse de données qualitatives: pratiques traditionnelle et assistée par le logiciel NUD*IST. Recherches qualitatives, (20), 99-123.

(4) Soyer, L., et Tanda, N. (2015). Initiation à la démarche de recherche. Traitement des données. Unité d'enseignement 3.4 et 5.6. Semestre 4 et 6. Vuibert. Collection Référence IFSI.

(5) Orwell, G. (2020). 1984. Folio.

(6) Agence nationale pour l'amélioration des conditions de travail. Anact. (2018). Priorité 4 : Concevoir des démarches de prévention adaptées à la révolution numérique et aux transformations du travail pour promouvoir la qualité du travail et la qualité de vie au travail. https://www.anact.fr/priorite-4-concevoir-des-demarches-de-prevention-adaptees-la-revolution-numerique-et-aux

(7) Mercklé, P. et Octobre, S. (2012). La stratification sociale des pratiques numériques des adolescents. Recherches en sciences sociales, (1). https://journals.openedition.org/reset/129

(8) Frayssinhes, J. (2016). Apprendre sur les réseaux numériques : collaboration, coopération et innovation pédagogique. Innovations Pédagogiques, nous partageons, et vous? 3(1). http://www.walderpublications.ch/apprendre-sur-les-reseaux-numeriques-collaboration-cooperation-et-innovation-pedagogique/

(9) Truchot, D. (2019). Stresseurs et rapport au travail chez les cadres de santé formateurs : quel impact sur l'engagement professionnel. Objectif Soins & Management, (268), 12-16.

(10) Watzlawick, P., Helmick Beavin, J. et DeAvila Jackson, D. (2014). Une logique de la communication. Points. Essais.

(11) Bateson, G. et DeAvila Jackson, D. (1964). Some varieties of pathogenle organization, in David Mck. Rioch (ed.), Disorders of Communication, (42. P.270-283). Research Publications, Association for research in nervous and mental disease. P. 217.

(12) Agence nationale pour l'amélioration des conditions de travail. Anact. (2021). Semaine pour la qualité de vie au travail 2021 : « Travailler ensemble ». https://www.anact.fr/le-theme-de-la-semaine-pour-la-qualite-de-vie-au-travail-2021-est

(13) Soyer, L., et Tanda, N. (2021). La formation. Dans M. C. Daydé (Dir.), Pratiques soignantes et crises sanitaires : témoigner, apprendre et prévenir (p. 103-120). Lamarre. Collection : Soigner et accompagner.

(14) Mallet, J. (2009). L'entreprise apprenante. De l'organisation formatrice à l'organisation apprenante en passant par les théories de la complexité. Omega Formation Conseil.