« UN DOLLAR INVESTI DANS LES SOINS INFIRMIERS GÉNÈRE PLUS D’UN DOLLAR DE BÉNÉFICE ÉCONOMIQUE » - Ma revue n° 043 du 01/04/2024 | Espace Infirmier
 

L'infirmière n° 043 du 01/04/2024

 

ACTUALITÉS

ÉCONOMIE DE LA SANTÉ

Howard Catton  

infirmier et DG du CII.

Que valent les soins infirmiers ? La question peut paraître choquante, mais elle recèle l’une des clés pour mieux financer la profession. Le Conseil internationaldes infirmières (CII) a choisi d’en faire le thème de sa Journée internationale des infirmières, le 12 mai prochain. Explications avec Howard Catton.

Pourquoi avoir choisi « le pouvoir économique des soins » comme thématique pour la prochaine Journée internationale de l’infirmière ?

Howard Catton : Chaque année, le 12 mai, qui est l’anniversaire de la naissance de Florence Nightingale, le CII définit un thème qui correspond aux enjeux de la profession. Les années précédentes, nous avions par exemple traité de l’accès aux soins, des objectifs de développement durable, de la pénurie d’infirmières… Cette année, nous avons choisi le pouvoir économique des soins, car nous relevons une forme de contradiction dans ce que nous entendons à propos de notre profession dans le monde entier. D’un côté, on n’entend jamais un décideur politique critiquer les infirmières, bien au contraire : elles sont très largement reconnues pour le travail qu’elles effectuent, pour leur capacité à se mettre au service de l’autre… Et de l’autre, nous avons une pénurie mondiale d’infirmières que nous évaluons à environ 6 millions de personnes, ce qui signifie que les pays n’ont pas assez investi dans la formation à ce métier. Et nous voyons en permanence des infirmières qui ne sont pas satisfaites de leurs conditions de travail, de leur rémunération… Dans chaque pays, les infirmières sont en général payées au niveau du salaire moyen : dans certains pays, c’est un petit peu plus, dans d’autres, un petit peu moins. Mais quand on regarde ce que les infirmières font, leurs aptitudes techniques, leur capacité à prendre des décisions, la qualité de leur contribution à la société, nous pensons que la valeur de leurs soins est bien supérieure.

Quelles sont selon vous les raisonsde cette contradiction ?

H. C. : Une partie de l’explication réside sans doute dans le fait que la profession est très majoritairement féminine. On attribue souvent aux femmes des rôles liés à la vocation, à la volonté de faire ce qui est bien, ce qui n’aide pas à reconnaître la contribution des infirmières à sa juste valeur. Mais je crois que nous n’avons pas non plus suffisamment apporté la preuve du bénéfice que les infirmières apportent à la société.

Concrètement, comment comptez-vous apporter cette preuve ?

H. C. : Il faut considérer la contribution infirmière sur plusieurs plans. Tout d’abord, si nous parvenons à maintenir les gens en bonne santé, ils peuvent aller au travail, ce qui permet d’alimenter le moteur de notre productivité. Le poids des maladies est une barrière importante à une économie fonctionnant de manière optimale. Par ailleurs, lorsque les gens tombent malades, qu’ils doivent par exemple attendre plusieurs mois pour une prothèse de hanche parce que le système de santé est sous tension, cela représente un coût direct pour l’économie, car ils doivent alors vivre de prestations sociales. Il faut aussi considérer les choix que peuvent faire les infirmières : si elles ne sont pas satisfaites de leurs conditions de travail, de leur rémunération, elles peuvent choisir de travailler dans d’autres secteurs, ce qui représentera également un coût. Une autre manière de voir les choses est de regarder ce qu’il se passe par exemple dans les zones de conflit : les infirmières qui travaillent dans l’humanitaire, notamment, remarquent bien que le manque d’accès à la santé, les inégalités, etc., sont parmi les facteurs à l’origine des conflits. On peut donc soutenir qu’investir dans la santé contribue à une société plus stable. Enfin, on peut penser à ce qu’il s’est passé durant la pandémie : nos systèmes de santé n’étaient pas préparés, et nous avons vu les conséquences en termes de santé et de nombre de morts. Ce sont des impacts que les économistes chiffrent en milliers de milliards.

Justement, comment parvenez-vous à mesurer la valeur des soins infirmiers ?

H. C. : C’est l’un des problèmes les plus compliqués pour nous. Les indicateurs dont nous disposons sont très limités, ce sont de simples marqueurs d’activité : nombre de patients traités, nombre de décès, nombre de personnes qui ont développé telle ou telle maladie. Or nous savons bien que l’expérience de deux patients qui reçoivent exactement le même soin va être très différente en fonction de la personne qui effectue ce soin. Mais avoir des indicateurs pertinents n’est pas impossible. Nous avons par exemple des éléments qui prouvent qu’en fonction du nombre d’infirmières dans un service ou dans un pays, les risques d’erreur, de chute, et même la mortalité vont être affectés. Par ailleurs, de plus en plus de systèmes de santé s’intéressent à des indicateurs de satisfaction des patients, et ce sont des marqueurs pour lesquels la contribution infirmière est significative. Pour ce qui est des calculs concernant le nombre de jours de travail perdus, le chômage, les postes vacants, etc., ce sont des choses qui sont mesurées, pour lesquelles des coûts sont associés. Je reconnais qu’il ne s’agit pas de preuves parfaites, qu’elles reposent sur des hypothèses méthodologiques, qu’il est possible que nous voyions ces questions avec un certain biais, mais je pense qu’il y a une corrélation entre le fait d’avoir le bon nombre d’infirmières avec les bonnes aptitudes d’un côté, et les résultats économiques de l’autre. C’est ainsi qu’on peut dire qu’un dollar investi aujourd’hui dans les soins infirmiers génère à terme plus d’un dollarde bénéfice économique.

Investir dans la professionest donc rentable ?

H. C. : Oui, c’est le genre de calcul que les infirmières ne pratiquent pas forcément de manière quotidienne, et certaines personnes sont peut-être mal à l’aise avec cela. Mais quand on nous dit que tel ou tel pays n’a pas les moyens d’investir dans la santé, nous avons la preuve qu’au contraire, cela rapporte. Bien sûr, le problème, c’est qu’un dollar investi aujourd’hui ne va pas forcément rapporter deux dollars demain : les bénéfices peuvent mettre des années à se réaliser. Ce qui pose la question de la vision à long terme de nos systèmes de santé : nous avons trop souffert du court-termisme de nos décideurs politiques. Il faut trois ans pour former une infirmière, et si l’on parle d’une infirmière spécialisée, on peut probablement compter dix ans. Il faut donc prendre en compte le temps long. C’est pour cela que le 12 mai, nous espérons être convaincants à l’égard des responsables politiques, et déclencher des débats sur ces questions. Et l’une des portes d’entrée à ces débats me semble être que les infirmières prennent conscience de leur valeur économique, au-delà de l’altruisme qui les caractérise, et qui doit bien sûr rester important.

Vous le disiez, ce mode de réflexion n’est pas forcément familier pour les infirmières. Faut-il un changement de culture professionnelle ?

H. C. : Le propre d’une bonne infirmière, c’est de faire en sorte que des choses vraiment compliquées et difficiles paraissent faciles. Quand un patient a reçu de bons soins, il le ressent, mais on ne regarde pas assez souvent ce qui compose ces bons soins : une évaluation juste, une bonne planification, de bons gestes… Tant qu’on ne décompose pas tout cela, tant qu’on pense que soigner est de l’ordre du naturel, que cela part du cœur, on omet une partie de la question. Je ne récuse pas le côté compassionnel de la profession, mais rappelons-nous que Florence Nightingale était aussi une statisticienne. Nous ne demandons pas à toutes les infirmières de devenir des économistes, mais nous gagnerions à penser certaines questions de façon différente. Une grande partie des problèmes que les infirmières rencontrent sont des conséquences du manque d’investissement dans le système de santé, qui est le résultat de choix politiques.

Comment faites-vous la différence entre la nécessité d’investir dans le système de santé en général et la nécessité d’investir pour les infirmières en particulier ?

H. C. : Quand on parle d’investir dans le système de santé, d’améliorer les soins, il faut bien regarder de quoi on parle : le système de santé, les soins de santé, ce sont des gens. Un hôpital sans personnel, ce n’est qu’un bâtiment rempli de matériel. Il faut donc regarder qui fournit vraiment les soins. Cette personne n’est pas toujours une infirmière, mais les infirmières constituent souvent 60 à 70 % des équipes. Que l’on considère tous les âges de la vie, la naissance, les soins palliatifs, et tous les domaines, de l’école à l’armée, elles sont présentes sur tout le spectre.

Comment comptez-vous faire entendre votre point de vue auprès des décideurs ?

H. C. : Nous avons élaboré un rapport qui paraîtra à l’occasion de la Journée internationale des infirmières. Nous allons le présenter dans différentes instances, et notamment à l’assemblée mondiale de la santé. Nous avons par ailleurs plus de 130 associations nationales dans le monde, et nous espérons qu’elles vont s’emparer de nos travaux pour en discuter avec les autorités. Bien sûr, cela n’entraînera pas forcément de changement immédiat partout, mais nous espérons que cela pourra servir à engager le débat, à soulever des questions. Tout le monde ne va pas doubler son budget infirmier, mais nous avons des preuves tangibles, convaincantes, que les décideurs ne pourront pas écarter d’un revers de la main. Un jour, en Allemagne, quelqu’un m’a dit que si les ouvriers automobiles réussissaient à se faire entendre de leur gouvernement, c’est parce qu’ils sont d’une importance capitale pour l’économie. Si BMW peut faire ce raisonnement, imaginez ce que peuvent faire les infirmières !

Souhaitez-vous voir promouvoir ce genre de discussions, par exemple lorsque vous intervenez dans des instances comme le forum économique de Davos ?

H. C. : Je dois d’abord dire que je ne suis pas allé à Davos même… Mais le Forum économique mondial, qui organise le sommet, a mis sur pied un Conseil pour le futur des soins, dont nous faisons partie. C’est très positif, car nous ne devons pas nous enfermer dans un dialogue avec nous-mêmes. C’est pour cela que si vous êtes une association nationale infirmière, par exemple, vous ne devez pas vous limiter à des échanges avec le ministère de la Santé, il faut aussi aller voir le ministère des Finances, celui de l’Industrie… Si nous ne parlons qu’entre infirmières, nous serons d’accord entre nous, nous devons nous confronter aux autres.

Propos recueillis par Adrien Renaud