QUAND LES HÔPITAUX PEINENT À RECRUTER - Ma revue n° 012 du 01/09/2021 | Espace Infirmier
 

L'infirmière n° 012 du 01/09/2021

 

PÉNURIE INFIRMIÈRE

JE DÉCRYPTE

SYSTÈME DE SANTÉ

Adrien Renaud  

Ces derniers mois, les établissements de toutes tailles et de tous secteurs ont redoublé d’efforts pour favoriser l’embauche d’infirmières. La profession, devenue très courtisée, fait resurgir le spectre du manque de main-d’œuvre.

Recrute 2 000 IDE, 70 Iade, 50 Ibode… tels sont les besoins colossaux affichés par l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP) pour 2021. Et pour une fois, il faut entendre le verbe « afficher » au sens propre. Le CHU a en effet entamé, le 18 juin dernier, une grande campagne s’étalant sur les murs de la région capitale, mais aussi sur Internet et dans la presse nationale et régionale, afin de vanter le cadre de travail qu’il peut offrir. Une démarche que l’AP-HP est loin d’être la seule à accomplir. Ainsi, le jour où le mastodonte parisien lançait son appel du 18 juin, les Hospices civils de Lyon (HCL) annonçaient leur campagne de recrutement, qui visait à embaucher une centaine de professionnels, majoritairement infirmiers. Le doute n’est plus permis : la chasse à l’infirmière est ouverte.

« Ces initiatives ne me surprennent pas. La pénurie de soignants que nous connaissons depuis quelques années a été exacerbée par la crise sanitaire qui a fortement mobilisé le personnel », décrypte Maud Zaoui, responsable « ressources humaines intérimaires » chez Adecco Medical, bien placée pour observer les fluctuations du marché du travail infirmier. Il faut dire que les tensions observées par cette spécialiste se traduisent de manière très concrète pour son entreprise. « Depuis le début de l’année, nous avons un volume d’heures commandées supérieur de 40 % par rapport à notre activité normale », explique-t-elle. Bien sûr, une partie de ce surcroît de demandes peut s’expliquer par des facteurs conjoncturels, les besoins en soins infirmiers ayant fortement augmenté avec la Covid. Mais cela n’est pas la seule explication.

ESSORÉS PAR LA COVID

« On a beaucoup de sons de cloches qui nous laissent penser qu’il y a eu une certaine défection de la part de ceux qui ont eu les mains dans le cambouis depuis le début de la crise, analyse Maud Zaoui. Certains ont envie de changer de métier, de passer à autre chose. » Et ce ne sont pas les syndicats infirmiers qui vont la contredire. « Les établissements publics sont en grande difficulté de recrutement, les salaires ne sont pas attractifs et les conditions d’exercice le sont encore moins. Les rappels sur les jours de repos n’ont pas cessé, l’absentéisme augmente, les fuites de personnel se majorent », s’alarmait en juin dernier la Coordination nationale infirmière (CNI) dans un communiqué. Des mots qui reviennent aussi du côté du Syndicat national des professionnels infirmiers (SNPI-CFE-CGC). « Conditions de travail, sous-effectif, charge en soins, rappel sur repos, maltraitance institutionnelle : publics ou privés, les hôpitaux doivent agir pour fidéliser et devenir attractifs », écrivait l’organisation au même moment sur Twitter.

Bien sûr, le gouvernement a tenté de pallier la pénurie en augmentant le flux de professionnels entrant dans le système : à la suite du Ségur de la santé, 2 000 places en Ifsi ont été créées à la rentrée 2020, et 4 000 autres sont prévues pour la rentrée 2021. Mais ces efforts ne porteront leurs fruits que dans quelques années. De plus, nombreux sont ceux qui craignent qu’ils soient insuffisants et que la désaffection pour la profession infirmière touche aussi ceux sur lesquels on compte tant pour assurer la relève. Car c’est bien l’un des paradoxes de la situation actuelle : alors que depuis deux ans la formation infirmière est la plus demandée par les jeunes sur Parcoursup, elle ne semble pas tenir, à leurs yeux, toutes ses promesses une fois qu’ils l’ont intégrée. « À force d’être passés dans la machine à laver de la Covid, certains étudiants en soins infirmiers ont abandonné en cours de route », souligne ainsi Maud Zaoui. Résultat : le nombre de diplômés risque d’être bien inférieur aux chiffres attendus. Voilà qui explique en partie la fébrilité et les campagnes de communication des établissements, qui doivent remplir leurs effectifs en prévision de septembre, période de forte mobilité professionnelle.

EFFORT DE COMMUNICATION

Reste qu’il ne suffit pas d’avoir identifié un besoin de main-d’œuvre. Encore faut-il se donner les moyens de le combler. Et là, les établissements de santé sont loin de se contenter d’une stratégie unique. Ils mettent en œuvre toute une série de mesures pour attirer les infirmières. La première, et la plus visible, consiste à mettre en avant leurs qualités d’employeur. C’est ainsi que les messages choisis par l’AP-HP pour sa campagne d’affichage mettent l’accent sur les atouts supposés du plus grand CHU français : l’innovation (« Rejoignez l’AP-HP et gardez un temps d’avance », peut-on lire sur certains des encarts publicitaires), les conditions matérielles (« Rejoignez l’AP-HP et bénéficiez notamment de primes et d’aides à l’installation », proclament certains autres) ou encore la diversité des exercices possibles (« Notre spécialité : pouvoir toutes vous les proposer »).

L’idée, bien sûr, est de se présenter comme un endroit où il fait bon travailler, loin des images sombres de soignants épuisés qui sont à l’origine d’une partie de la désaffection pour le métier. Une démarche que les établissements publics ne sont pas les seuls à adopter. Le groupe de cliniques privées Elsan a ainsi organisé, au début de l’été, un « ClapClapTour » censé donner la parole aux soignants, tant applaudis l’an dernier, en les faisant parler (en bien, évidemment) de leur travail. À cette fin, Elsan a affrété un camion-studio qui a sillonné la France entre la mi-juin et la mi-juillet afin de permettre aux équipes de 26 établissements du groupe de tourner de petites vidéos diffusées sur les réseaux sociaux pour donner envie aux recrues potentielles de les avoir pour collègues.

JOB DATING ET PRIME D’ENGAGEMENT

« Nous avons besoin que des talents viennent nous rejoindre, nous embauchons beaucoup et il y a beaucoup d’opportunités pour renforcer nos équipes partout en France », déclare ainsi Thierry Chiche, P.-D. G. d’Elsan. Celui-ci chiffre les besoins de ses 120 établissements à pas moins de 550 infirmières. Pour y pourvoir, il n’est pas sûr que la communication sur YouTube suffise. Et Elsan en est bien conscient. C’est pourquoi, en plus du « ClapClapTour », le groupe organise des job datings qui ont lieu dans les divers établissements du groupe. Les infirmières, jeunes ou moins jeunes, en recherche d’opportunité, peuvent ainsi rencontrer les équipes et prendre directement contact avec un éventuel employeur. « Nous avons aussi travaillé avec les Ifsi en nous positionnant comme terrain de stage », explique Thierry Chiche. Le groupe espère ainsi que les étudiants ayant découvert l’exercice au sein de ses cliniques se tourneront vers elles une fois diplômés.

Dans un registre encore plus concret, les HCL mettent en avant les conditions favorables qu’ils réservent aux nouveaux embauchés, notamment le statut de fonctionnaire (via une période de stage) dès l’embauche pour ceux qui souhaitent entrer dans la fonction publique, ou une reprise de l’expérience professionnelle dans la rémunération de ceux qui souhaitent travailler en CDD. Une prime d’engagement de 5 000 euros est par ailleurs proposée aux Iade et Ibode qui s’établissent dans le CHU de la capitale des Gaules. Des initiatives certes alléchantes, mais qui posent le problème de la concurrence entre établissements.

CHANGER DE BRAQUET

« Le sujet, c’est qu’il y ait plus d’infirmières sur notre territoire, pas qu’on se les vole entre nous », souligne ainsi Cédric Lussiez, directeur général du Groupe hospitalier Nord-Essonne (GHNE), en région parisienne. C’est pour cela que ce dernier refuse de rentrer dans la compétition salariale. Pour lui, la bonne stratégie est ailleurs. « Il faut changer de braquet, et arrêter de considérer qu’il est naturel qu’on épuise tout le monde et que les gens partent au bout de huit ans », s’emporte-t-il. Voilà qui ressemble à un beau discours bien difficile à mettre en musique. Mais le directeur général estime être sur la bonne voie.

La preuve : alors que le GHNE affichait il y a un an plus de 70 postes infirmiers vacants, ce nombre a aujourd’hui été réduit à 40. « Il y a deux grandes raisons à cela, expose Cédric Lussiez. Tout d’abord, notre projet s’est largement infléchi avec le maintien d’activités qui devaient fermer en 2024, ce qui nous a permis d’offrir plus de postes de titulaires. Mais surtout, nous avons tenté de mettre en place une politique plus favorable aux équipes. » Une politique qui passe par plusieurs leviers, à commencer par une diminution de la charge en soins. « On est passé d’une logique d’une infirmière pour 12 patients, en moyenne, à une infirmière pour 10 patients », affirme ainsi le patron du GHNE.

Celui-ci indique par ailleurs avoir regardé de près les services dans lesquels les postes vacants étaient les plus nombreux, et avoir travaillé sur le repositionnement de leur projet de soins : « Par exemple, dans une unité de pneumologie qui était en difficulté, nous avons ajouté une infirmière en pratique avancée, nous avons un projet d’école de l’asthme et de la BPCO, et nous sommes maintenant dans une situation où ce service refuse des candidatures. » Mais celui-ci ne crie pas victoire pour autant. « Si vous m’interrogez l’année prochaine, je ne sais pas si je tiendrai le même discours », prévient-il. Car contre la pénurie infirmière, aucune victoire n’est jamais définitive.

Un problème mondial

En 2020, un rapport de l’Organisation mondiale de la Santé(1) estimait que la planète manquait d’infirmières. De 5,9 millions, pour être précis. Et ce chiffre pourrait bien plus que doubler dans les années à venir : dans un autre document(2) publié un an plus tard, le Conseil international des infirmières (CII) estimait en effet le déficit futur d’infirmières à… 13 millions. La pénurie, ajoutent les deux institutions, se concentre à 90 % dans les pays les moins favorisés. Mais elle touche aussi les pays riches, qui ne se privent d’ailleurs pas d’aller puiser la main-d’œuvre hors de leurs frontières, aggravant ainsi le problème au niveau mondial.

C’est ainsi qu’en mars dernier, The Independant révélait que le Royaume-Uni avait recruté hors de ses frontières un total de 8 000 infirmières en dix mois pour travailler dans ses services. Le quotidien faisait état d’un fonds de 28 millions de livres (33 millions d’euros) destiné à « payer les vols, les transports à l’aéroport et le logement des infirmières internationales afin de les aider à arriver au Royaume-Uni au plus tôt ».

Et il ne faudrait pas s’imaginer que le recrutement international d’infirmières est un sport typiquement britannique. La France s’y essaie aussi, quoiqu’avec moins de conviction. C’est ainsi que sur le site du CHU de Rouen, on trouve une page(3) spécialement dédiée aux candidatures d’infirmières désireuses de quitter leur pays pour travailler dans un bloc opératoire des bords de Seine. « Ce processus est complexe, tant du point de vue réglementaire qu’en termes de compétences et de sélection des profils, tempère-t-on à la direction du CHU, contactée par L’Infirmièr.e. Il n’en est qu’à ses débuts et n’a pas permis de recrutement à ce jour. Il est encore trop tôt pour se prononcer sur l’efficacité et la faisabilité de ce processus pour un établissement comme le CHU de Rouen. »

1. Organisation mondiale de la santé, « La situation du personnel infirmier dans le monde. Investir dans la formation, l’emploi et le leadership », 2020. Résumé d’orientation disponible en ligne sur : bit.ly/3D0heFe

2. Conseil international des infirmières, « La pénurie mondiale du personnel infirmier et la fidélisation des infirmières », 2021. En ligne sur : bit.ly/3ghYZl0

3. CHU Rouen-Normandie, « Tu es titulaire d’un diplôme étranger ? », parcours de recrutement et d’intégration des infirmières de bloc opératoire du CHU de Rouen. En ligne sur : bit.ly/380HjFG

Quand l’intérim se transforme

Pour combler leurs besoins en ressources humaines soignantes, les établissements sanitaires ont de longue date fait appel à l’intérim, qui constituait par ailleurs une bonne solution pour des professionnels en recherche de flexibilité. Mais les choses sont en train de changer : les agences d’intérim font face à une demande tellement constante qu’elles ont décidé de salarier elles-mêmes des professionnels à plein temps afin de les envoyer chez leurs clients. « Nous allons lancer au mois de septembre notre première promotion d’infirmières en CDI intérimaire », annonce ainsi Maud Zaoui, responsable « ressources humaines intérimaires » chez Adecco Medical. Le principe ? Salarier des infirmières pendant un an, les faire travailler sur des missions d’intérim tout en leur payant la formation d’Ibode, l’une des spécialités où les tensions sont les plus critiques. « L’objectif, c’est de créer la compétence qui manque », résume Maud Zaoui.