L’INCERTITUDE, UNE EXPÉRIENCE CONSTRUCTIVE - Ma revue n° 005 du 01/02/2021 | Espace Infirmier
 

L'infirmière n° 005 du 01/02/2021

 

JE ME FORME

SCIENCES HUMAINES

Pascale Wanquet-Thibault  

La crise sanitaire le rappelle chaque jour, l’incertitude est omniprésente dans l’exercice infirmier et peut être vécue différemment selon les personnes. Si elle peut générer des réactions émotionnelles négatives, elle revêt aussi des aspects positifs et fait appel à des aptitudes professionnelles… à développer.

La médecine est un monde de certitudes qui s’est particulièrement développé grâce aux multiples progrès réalisés au cours de ces dernières décennies. À cela s’ajoutent les exigences des mesures de certification qui peuvent laisser penser que tout est maîtrisé et que cet univers du soin, aseptisé et technicisé, peut parer à toutes les situations. Cette conception concerne autant les professionnels de santé que les patients et leur entourage. Elle fait partie intégrante des représentations engendrées par ce contexte technoscientifique et sociétal, dont le fonctionnement laisse croire que l’incertitude n’y a guère de place, et attribue souvent aux soignants une toute-puissance qui ne correspond pas à la réalité. Car l’incertitude est partout présente, notre maîtrise n’est qu’apparente et à tout moment nos certitudes peuvent être mises à mal. Mais l’incertitude présente aussi des aspects positifs, même dans les moments les plus difficiles, car elle peut être source d’espoir, d’adaptation et d’ouverture.

DÉFINITIONS

Pour Le Larousse, l’incertitude est « ce qui ne peut être établi avec exactitude, qui laisse place au doute ». Le docteur Joël Ceccaldi(1) nous rappelle, lui, que ce terme, qui s’est formé au XVe siècle, peut s’entendre de deux façons :

→ d’un point de vue objectif, l’incertitude est définie comme « l’état de ce qui est incertain », c’est-à-dire qui n’est pas fixé à l’avance, qui n’est pas assuré ;

→ d’un point de vue subjectif, l’incertitude décrit l’état d’une personne qui doute et redoute quelque chose qu’elle ne connaît pas et qui peut l’inquiéter, la rendre anxieuse, voire angoissée.

Cette seconde définition est à mettre en relation avec les comportements humains réactifs face à l’incertitude, qui peuvent osciller entre la mise en action et le renoncement. Ces réactions émotionnelles sont le plus souvent négatives, telles que la peur, l’anxiété et la colère, du moins dans un premier temps. Car dans un second temps, cette même incertitude peut faire émerger de l’espoir, voire une capacité à se réinventer, à créer, qui dépend à la fois de chacun et de la situation vécue.

DES RÉACTIONS INÉGALES

Soit nous sommes en capacité de nous accommoder de l’incertitude, parfois même de la rechercher, soit elle paralyse l’action de celui qui la redoute. Ainsi, certains soignants préfèrent exercer dans des secteurs où le rythme et les prises en charge ne sont jamais strictement identiques, comme aux urgences ou au Samu. Car l’incertitude y est en partie gérée par l’organisation et la rigueur des protocoles. De même, les situations des patients varient constamment, apportant à ces professionnels un stimulus qui leur convient.

Nous ne sommes pas égaux face à l’incertitude et de multiples facteurs entrent en jeu dans les capacités personnelles à y faire face(2). Ces réactions individuelles sont liées à la personnalité de chacun, à l’éducation reçue, à la sécurité qui a accompagné la découverte de situations nouvelles pendant l’enfance, aux expériences de vie, qu’elles soient souhaitées ou fortuites. À noter que toutes les situations d’incertitude ne se ressemblent pas et, selon les périodes de la vie, chaque individu pourra trouver ou non le moyen de s’y adapter.

En ce qui concerne les professionnels de santé, des études(3, 4) ont démontré que, pour faire face à l’incertitude, ces derniers mettent en place différentes stratégies. Ainsi, certains, peu à l’aise avec ce concept, vont adopter une attitude de déni, utiliser l’humour, voire le sarcasme, tandis que d’autres vont plutôt se raccrocher à leurs croyances, qu’elles soient religieuses ou non. D’autres encore, qui sont en mesure de faire face à l’incertitude, vont l’intégrer dans les soins qu’ils prodiguent et dans leur relation avec les patients.

LES DOMAINES DES SOINS INFIRMIERS CONCERNÉS

Lorsque l’on recherche le terme « incertitude » dans les articles relatifs aux soins infirmiers ou dans les ouvrages professionnels, on peut être sur pris de son absence quasi universelle, comme si cela n’existait pas ou ne faisait pas partie de la profession. Pourtant, s’il y a bien une certitude à avoir, c’est que l’incertitude est quotidiennement présente dans l’exercice de l’infirmière.

Il n’est pas difficile d’imaginer les zones d’incertitude que les patients et leur entourage peuvent être amenés à traverser. Certaines situations et certaines étapes de la maladie les y confrontent plus spécifiquement, comme l’attente d’un diagnostic, d’un pronostic, de l’efficacité d’un traitement… Mais l’incertitude est également présente dans le processus organisationnel de chaque prise en charge, tout comme dans chaque moment de relation avec un soignant. Prenons l’exemple de monsieur M., qui a été opéré la veille. Il espère que le chirurgien va passer lui donner des informations concernant son intervention. Or, la charge du programme opératoire, liée à des urgences, ne permet pas au médecin de se libérer avant la fin de sa journée. Mais après une journée de travail longue et éprouvante, celui-ci ne semble pas très disponible. Son échange avec le patient ne répond pas aux attentes de ce dernier et à la représentation qu’il s’était faite de son suivi. Pour autant, s’il n’y a pas d’inquiétude pour le chirurgien, le patient, qui a dû attendre, n’est pas enclin à l’entendre. Il est tout aussi aisé d’identifier la multitude de zones d’incertitude dont est jalonnée une journée d’exercice infirmier. L’incertitude porte sur chaque moment de relation avec la personne soignée et son entourage, sur l’évolution de l’état de santé du patient, sur l’organisation de la journée, sur les relations au sein de l’équipe… C’est notamment le cas lorsqu’un collègue est en arrêt de travail, si au cours de la nuit il y a eu une urgence, lorsque l’état d’un malade s’aggrave, lorsqu’il y a un décès… Des situations ou événements qui ont inévitablement des répercussions sur le travail de la journée. Mais cela tient parfois simplement à la mauvaise humeur d’un malade qui a mal dormi.

Les quelques études menées sur le sujet révèlent que l’incertitude est vécue comme une contrainte par les soignants lorsqu’elle doit faire l’objet d’un échange avec les patients ou les familles. Une entrave qui est à l’origine de difficultés relationnelles. Comme elle est perçue par le soigné ou son entourage, elle entraîne un surcroît de demande d’informations et un risque de perte de confiance. Bien souvent, le soignant, qui désire apporter au patient des certitudes, se trouve en difficulté de ne pouvoir lui fournir une date de guérison, une confirmation concernant sa récupération après un accident… Mais quand l’incertitude peut être intégrée dans les échanges, elle permet alors de garder espoir ; une information, même incertaine, favorise le processus d’adaptation du malade et de sa famille. Une relation dans laquelle l’incertitude trouve sa place a plus de chance d’être basée sur la confiance. Dans la majeure partie des cas, les patients et leur entourage ont besoin et attendent une information claire et honnête, même si elle comporte des zones d’incertitude(3, 4, 5).

DES QUALITÉS SPÉCIFIQUES POUR L’INFIRMIÈRE

Intégrer l’incertitude dans sa pratique implique d’avoir des aptitudes initiales, lesquelles vont s’affiner avec la formation et l’expérience, pour devenir des qualités professionnelles. On distingue :

→ l’adaptabilité, nécessaire pour effectuer les soins en s’ajustant en permanence à la situation, à la relation avec le patient ;

→ la capacité à faire évoluer, à modifier son jugement et ses actions, sans pour autant perdre de vue les objectifs du soin ;

→ l’écoute et l’observation, qui permettent au soignant d’être toujours au plus près de la réalité et d’agir en fonction d’elle ;

→ l’empathie, qui permet d’intégrer le point de vue de l’autre ;

→ une bonne stabilité émotionnelle, indispensable pour faire face aux situations inédites qui peuvent survenir à tout moment dans l’exercice ;

→ la capacité à prendre du recul, à s’accorder des temps pour se ressourcer. En effet, les métiers du soin imposent une confrontation quotidienne avec la réalité, laquelle est faite de multiples incertitudes. Dans ce contexte, la professionnelle de santé doit être en capacité de se protéger du risque de contamination émotionnelle, d’identifier les éléments de certitude pour elle, et de garder à l’esprit que de toute situation peuvent émerger des éléments positifs.

SE FORMER À L’INCERTITUDE

Il est possible d’améliorer son rapport aux situations d’incertitude. Voici des conseils pour y aider :

→ prendre conscience que l’on se trouve face à une situation d’incertitude, réfléchir aux circonstances incertaines, identifier les moments et les motifs d’incertitude dans l’exercice (certains services ou disciplines médicales sont davantage pourvoyeurs de situations incertaines, comme les urgences, les services de rééducation et de pédiatrie) ;

→ identifier et analyser son rapport à l’incertitude, son désir de maîtrise des circonstances, les réactions émotionnelles (stress, anxiété, colère, plaisir) que peuvent générer les situations d’incertitude pour soi et les stratégies utilisées lorsque l’incertitude est présente ;

→ pratiquer l’analyse réflexive, l’évaluation de ses pratiques professionnelles et faire évoluer son positionnement ;

→ favoriser l’apprentissage par simulation, qui permet de faire évoluer les situations, sans risque. Il y a plus de quarante ans, le sociologue Edgar Morin(6) considérait que « la connaissance progresse en intégrant en elle l’incertitude, non en l’exorcisant ». Cette vérité semble plus que jamais adaptée aux professions du soin, et plus particulièrement à celle d’infirmière.

RÉFÉRENCES

Notes

1. Ceccaldi J., Du soin à la personne. Clinique de l’incertitude, sous la direction de Florence Barruel et Antoine Bioy, éditions Dunod, 2013

2. Viallard M.-L., Frache S., « Prendre soin malgré l’incertitude », Médecine Palliative, n° 5, volume 14, octobre 2015, 346-351. Disponible en ligne sur : bit.ly/3mn8VKc

3. Pelchat D., Bourgeois-Guérin V., « L’expérience de l’incertitude chez les pères et les mères dans le processus de l’annonce de la déficience motrice cérébrale de leur enfant », Recherche en soins infirmiers, n° 96, mars 2009, 41-51. Disponible en ligne sur : bit.ly/37ombtG

4. Lefebvre H. and al., « Le traumatisme crânio-cérébral suite à un accident de la route : les mots des personnes, des familles, des médecins et des professionnels », Recherche en soins infirmiers, n° 78, 14-34, septembre 2004

5. « Mieux vivre avec l’incertitude », dossier paru dans le magazine Psychologies, n° 414, octobre 2020

6. Morin E., La Méthode - Tome 2, La vie de la vie, éditions Points, collection « Points. Essais », 2014

Sources utiles

• Daydé M.-C., Pratiques soignantes et crise sanitaire, éditions Lamarre, 2021

• Midal F., Comment rester serein quand tout s’effondre, éditions Flammarion, 2020

Autres termes

→ Doute : « État d’esprit qui est incertain de la réalité d’un fait, de la vérité de paroles, de la conduite à adopter dans une circonstance. » Pour le Centre national de ressources textuelles et lexicales (CNRTL), le doute est « l’état naturel de l’esprit qui s’interroge, caractérisé à des degrés différents soit par l’incertitude concernant l’existence ou la réalisation d’un fait, soit par l’hésitation sur la conduite à tenir, soit par la suspension du jugement entre deux propositions contradictoires ». Le doute peut avoir une influence sur la conduite à tenir, sur l’action.

→ Imprévisibilité : caractère de ce qui ne peut être prévu, de ce qui est inattendu. Ce qui est imprévu, inattendu déconcerte, surprend.

→ Impermanence : ce terme appartient à la philosophie bouddhiste. Il nous révèle que chaque chose, chaque moment est unique et ne persistera pas à l’identique. Dans la philosophie bouddhiste, l’impermanence concerne autant les objets que les événements, les relations. Dans cette philosophie qui s’enseigne selon différentes écoles, prendre en considération cette impermanence, qui peut être rapprochée de l’incertitude, permet de prendre conscience de l’emprise de notre désir de maintien de la certitude, de la permanence des choses. Accepter d’en prendre conscience aide à intégrer cette notion dans notre vie. Ceci explique que nous puissions avoir des comportements différents selon la culture dans laquelle nous avons évolué.

Cas clinique

Questions autour d’un diagnostic

Monsieur et madame K. sont présents dans le service de pédiatrie oncologique depuis quelques jours. Ils sont au chevet de leur fille de 4 ans, chez laquelle une leucémie aiguë a été découverte. Ils ont été reçus ensemble par le médecin du service, accompagné de l’infirmière d’annonce, pour recevoir les informations relatives au diagnostic et au traitement qui est envisagé dans cette situation. Ils sont effondrés, se remettent en question et culpabilisent, craignant de n’avoir pas été suffisamment vigilants sur l’état de santé de leur enfant. Le médecin les a informés que le traitement visait la rémission, et que chaque individu réagissant différemment, des ajustements seraient effectués grâce à un suivi clinique et biologique intensif. Par ailleurs, la fillette sera isolée car les risques liés au traitement sont nombreux, et en premier lieu le risque infectieux puisque le traitement a la particularité de diminuer les défenses immunitaires. Durant l’entretien, la maman ne cesse de répéter au médecin « mais vous allez guérir mon enfant ? », « je veux qu’elle guérisse », « dites-moi qu’elle va guérir »… Le médecin explique que tout est mis en œuvre dans cet objectif, mais qu’il ne peut, à ce stade, répondre avec certitude à cette question, que la situation va évoluer au jour le jour et que l’ensemble de l’équipe et lui-même seront disponibles pour leur fournir toutes les informations relatives à l’état de leur fille. L’infirmière d’annonce explique qu’elle reprendra avec eux cet échange et qu’elle reste présente pour répondre à leurs questions.

ACCEPTATION PROGRESSIVE DE LA SITUATION

Quelques jours après cet entretien, la soignante revoit la famille. À la question de l’infirmière sur son état d’esprit du moment, la mère de famille répond qu’elle est très inquiète, même si elle se dit rassurée par la mise en œuvre du traitement. Elle précise que ce qui a changé, c’est que maintenant, elle accepte de vivre au jour le jour, qu’elle comprend qu’il n’est pas possible pour le moment de faire des projets à plus long terme et qu’elle profite de chaque moment passé avec sa fille. On peut constater ici l’évolution de la réflexion de cette maman et son intégration progressive de la notion d’incertitude, point important à saisir par le soignant dans les échanges avec la famille, car il constitue une évolution de leur perception et acceptation de la situation.