« Une situation de stress majeur » - L'Infirmière Magazine n° 415 du 01/05/2020 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 415 du 01/05/2020

 

INTERVIEW : MICHEL LEJOYEUX RESPONSABLE DU DÉPARTEMENT DE PSYCHIATRIE ET D’ADDICTOLOGIE BICHAT-BEAUJON (AP-HP)

DOSSIER

V.H.  

L’épidémie de Covid-19 confronte les soignants à une situation inédite à bien des égards, caractérisée par un stress élevé. Le point sur le dispositif de soutien mis en place par les hôpitaux, avec le Pr Michel Lejoyeux.

L’INFIRMIÈRE MAGAZINE :

En quoi cette épidémie constitue-t-elle un facteur de stress pour les soignants ?

MICHEL LEJOYEUX ? Nous sommes face à une situation de stress majeur en particulier pour les IDE pour plusieurs raisons. La première est qu’un certain nombre d’entre elles se retrouvent affectées dans des services pour lesquels elles n’étaient pas nécessairement formées au départ, notamment en réanimation. Le deuxième élément est qu’elles travaillent avec des patients présentant des tableaux cliniques d’une gravité considérable et dont l’état se dégrade parfois de façon très brutale. Le nombre de décès auxquels elles peuvent être confrontées est beaucoup plus important que d’habitude et il y a aussi parfois des questions très aiguës d’arrêt de soins. Enfin, le troisième élément, qui est tout à fait inhabituel, c’est la crainte pour soi-même d’être contaminé par le virus. L’AP-HP a déjà connu des crises, notamment en novembre 2015 lors des attentats à Paris. Mais quand on soignait les blessés du Bataclan, on n’avait pas peur d’être soi-même victime d’un attentat.

L’I.M. : Quelles réponses l’AP-HP apporte-t-elle ?

M.L. : Le principe général est que plus la réponse est locale, au plus près des équipes et des services, plus elle a de chances d’être efficace. Cependant, face à une situation de stress important, chacun ne réagit pas de la même façon. C’est pourquoi, quand on gère ce genre d’événement, il faut accepter l’idée qu’il doit y avoir plusieurs types de réponses possibles. Il y a des personnes qui ont besoin d’un accompagnement personnalisé, avec des gens qu’ils connaissent et de réunions d’équipe pour faire des débriefs. D’autres vont avoir plus de mal à admettre qu’ils ont des difficultés puis un soir, alors qu’ils sont seuls chez eux, ils vont commencer à ne plus aller bien.

L’I.M. : c’est pourquoi une hotline a été mise en place au niveau de l’AP-HP…

M.L. : Oui, notamment pour les personnes qui ont besoin d’une intervention qu’on appelle à « bas seuil », qui les engage moins. La ligne est accessible sept jours sur sept et vingt-quatre heures sur vingt-quatre depuis la mi-mars(1). Elle permet d’orienter les soignants qui en ont besoin vers des psychologues, qui peuvent proposer des thérapies en face à face ou des thérapies en ligne.

L’I.M. : que demandent les personnes qui appellent ?

M.L. : Au début, les soignants qui téléphonaient venaient surtout pour s’informer. Mais, au fil des semaines, avec la fatigue, on a constaté une forte hausse du nombre d’appels, en particulier la nuit. Le motif principal d’appel est devenu l’anxiété.

L’I.M. : Pouvez-vous répondre rapidement aux besoins ?

M.L. : Oui, globalement, sur chaque site de l’AP-HP, il y a des possibilités de consultations. J’ai également monté un relais avec des psychiatres de ville qui acceptent de recevoir les soignants rapidement et gratuitement. Notre inquiétude n’est pas tellement de manquer d’écoutants mais plutôt que les soignants n’osent pas exprimer leur demande d’être écoutés. C’est pourquoi nous organisons aussi des maraudes de psychologues dans les services.

L’I.M. : Les soignants recourent-ils beaucoup aux médicaments pour faire face à leur anxiété ?

M.L. : Nous n’avons pas de données sur ce sujet. Mais j’ai tendance à penser que les soignants connaissent les risques d’un usage sauvage des psychotropes et ne s’en servent pas, en dehors d’une prescription par un spécialiste et d’une indication bien pesée.

L’I.M. : craignez-vous des réactions à retard, dans plusieurs mois, chez certains soignants ?

M.L. : Nous savons que tout traumatisme -et cette épidémie nouvelle en est un- augmente le risque d’anxiété, de dépression et d’addiction. C’est pourquoi nous mettons aussi en place des consultations en ligne sur la réduction de l’alcool et du tabac car nous savons que ces deux produits sont les faux amis parfaits en situation de stress. De manière générale, dès l’apparition de cette épidémie, il nous est apparu comme une évidence qu’une situation pareille ne pourrait se supporter sans un accompagnement psychologique des équipes.

1- Joignable au 01452567 11/13/19.