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L'infirmière Magazine n° 390 du 01/02/2018

 

L’INVITÉ

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Je suis accroupie face à elle. Je ne la regarde pas, je regarde son avant-bras. Je me concentre sur la veine à ponctionner tout en discutant mollement de tout et de rien. Je pense au geste à effectuer et à rien d’autre. Et réponds distraitement à ses questions : « Oui, j’ai des enfants », « Ça va, merci, pas de café », « Vous aurez les résultats demain ou après-demain », « Depuis bientôt vingt ans et dix ans en libéral ». Pendant toute la durée de la prise de sang, les questions fusent et j’ai du mal à contenir mon agacement : marre de l’interrogatoire à 7 h du matin ! En me relevant, je croise son regard. C’est un regard doux, qui met en confiance. Je lui souris et lui demande sa carte vitale et sa mutuelle afin de noter les informations pour le laboratoire. « Ça me dérange pas les piqûres. Par contre, ma fille, elle détestait ça. C’est qu’elle en a eu, la pauvrette. » Comme je la regarde sans rien dire, elle continue : « Elle est morte depuis plus de quarante ans et elle me manque toujours autant. Vous savez, un enfant, on ne le remplace pas. Il est toujours là, en nous. Elle aurait 50 ans aujourd’hui. Il n’y a pas un jour où je ne pense pas à elle, surtout depuis que je suis seule. »

Nous sommes assises face à face, je remplis les papiers mais cette fois, je l’écoute attentivement. Elle me raconte la maladie, l’hospitalisation puis le décès de sa fille unique. Elle dit cela d’une traite, un peu comme une récitation, parce qu’elle a dû le faire des centaines de fois. Malgré toutes ces années, j’entrevois une larme au coin de ses yeux, une toute petite mais une larme quand même. Les pleurs, il n’y en a plus. Ses yeux sont secs d’avoir trop pleuré. Il n’y a plus qu’une petite larme qui reflète l’immensité de son chagrin. C’est tout ce que ses yeux peuvent donner. « La peine elle est toujours là. On s’habitue, c’est tout. Moi, la peine, elle a remplacé ma fille. » Le temps s’est arrêté. Je ne pense à rien d’autre qu’à l’écouter parce qu’un être qui a côtoyé la mort de si près, ça vous apprend la vie. Ça vous remet les idées en place et vous fait revenir à l’essentiel. En m’en allant, elle me lance un « Merci d’avoir pris le temps ! » qui me casse les guiboles parce que c’est plutôt à moi de la remercier pour ce moment de confidence qui, malgré la peine, me regonfle le cœur. Merci de me montrer que l’essentiel est là autour de nous, pas en arrière ni en avant. Non, juste là, au moment présent.