La crèche se joue du handicap - L'Infirmière Magazine n° 356 du 01/01/2015 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 356 du 01/01/2015

 

PUÉRICULTURE

SUR LE TERRAIN

REPORTAGE

LAËTITIA DI STEFANO  

À Nantes, le Jardin des Poupies accueille tous les enfants, qu’ils soient en bonne santé, porteurs d’une pathologie ou handicapés. Un établissement atypique que font vivre Michèle Meignier, la directrice, et ses deux adjointes, infirmières puéricultrices.

Georges(1) ramasse la tétine de Mélanie. « Tiens », lui dit-il en replaçant délicatement l’objet dans la bouche de la fillette. Georges a 3 ans, Mélanie 4. Il marche et parle, elle non. Sans tonus musculaire, la petite fille n’est bien qu’allongée sur le dos. Ils sont copains. Elle sourit quand il approche, se laisse faire. C’est comme ça au Jardin des Poupies. Les enfants grandissent ensemble, en pleine santé ou un peu malades. « On ne fait pas de distinction entre eux », insiste Michèle Meignier, infirmière puéricultrice, directrice et initiatrice du projet. Avec une équipe de 27 personnes (équivalents temps plein), elle accueille 90 enfants, dont 30 porteurs de handicap : « La crèche est un lieu de vie avant tout. On peut poser une nutrition entérale ou faire un sondage sur une vesicostomie, parce que c’est un soin que les parents font à la maison. » Ici, les infirmières puéricultrices sont en civil. Michèle, qui navigue entre le Jardin et la Chanson des Poupies (voir encadré), laisse les rênes à ses adjointes, Nadine Hunault et Florence Seurin. « Au cœur de nos métiers se trouve la relation avec les parents, souligne cette dernière. Notre quotidien, c’est l’accueil des familles, l’écoute, l’établissement d’une relation de confiance, mais aussi le management d’équipe : absences, difficultés avec un enfant. Enfin, il y a la gestion du quotidien, les commandes… » Le bureau de la direction est ouvert et les infirmières puéricultrices sont souvent amenées à se rendre dans les sections. Trois d’entre elles, les Floppy, les Lollypop et les Tirlibibi, sont organisées en petites familles, tous âges mélangés. La dernière, les Dragolo, accueille les enfants de 3 à 6 ans. « Cette section existe depuis 2007 et répond à une demande : il s’agit d’enfants qui n’ont pas de place en école ou établissement spécialisé [IME, IEM, classe adaptée] », précise la directrice. Il est 8 h 30, Michèle Meignier fait le point avec Florence et Natacha, l’assistante sociale.

« Rassurer les équipes sur le plan sanitaire »

Le calme est de courte durée. Anaëlle, titulaire d’un CAP petite enfance, entre dans le bureau, inquiète, la petite Lisa dans les bras : « J’ai pris deux fois sa température sous le bras. Elle est chaude, pourtant le thermomètre indique 37,1 °C. » Florence lui propose de prendre sa température en auriculaire. La jeune femme hésite : « Je ne l’ai jamais fait… » Laissant ses dossiers pour suivre Anaëlle chez les Floppy, Florence lui montre ce geste simple. « On est aussi là pour rassurer les équipes sur le plan sanitaire », explique l’infirmière. Après dix ans en réanimation pédiatrique et deux ans dans un centre de brousse au Bénin, elle souhaitait voir autre chose : « En réanimation, on avait souvent des discussions éthiques sur l’avenir des enfants. Pour moi, travailler ici est une suite logique de carrière. Beaucoup d’enfants sont passés par la case réa. Au début, ça a été dur, car on est très éloignées des soins, mais on développe le côté humain, la prévention, la formation, ce qui est peu présent à l’école mais fait partie de notre métier. »

Lisa n’a pas de fièvre. Retour au bureau. À peine entrée, Florence est sollicitée par Claire, auxiliaire de puériculture chez les Tirlibibi. « J’ai vu la maman d’Amélie, elle n’a toujours pas de diagnostic, mais ils ont confirmé les apnées et un ralentissement de la fréquence cardiaque. Elle doit voir le pédiatre aujourd’hui. » Cet après-midi, Amélie dormira tranquillement, branchée à son scope, posé par Claire, qui ajoute en filant : « Au fait, nous avons deux absents chez les Tirlibibi aujourd’hui. Ils profitent des grands-parents. »

Florence fait son tour matinal des sections. Chez les Dragolo, les enfants accourent à son arrivée. « Notre travail comporte beaucoup d’administratif mais je veux rester proche des équipes et des enfants. » C’est le temps du bonjour, une petite chanson en langue des signes française, qui entame la journée. « Ça nous aide à communiquer avec ceux qui ne parlent pas », précise Justine, auxiliaire de puériculture. Tous les enfants connaissent le rituel, chantent ou font les gestes, comme Eugénie, 4 ans. Autiste, la petite ne parle pas. Mais elle suit attentivement. C’est Karine, l’aide médicopsychologique, qui a transmis la technique à ses collègues. Présente dans la structure depuis ses débuts, elle constate que « les choses ont changé mais les relations entre les enfants sont identiques : ils considèrent ceux qui marchent comme leurs égaux, ils ne font pas de différence entre un petit copain valide ou handicapé. On joue ensemble mais on rouspète aussi ! Ceux qui ne peuvent pas se déplacer, en revanche, sont choyés ». Après quelques chansons, certains vont profiter des jeux d’eau tandis qu’Hervé et Joan jouent sur le toboggan. Qui ira le plus vite ? Malgré un retard psychomoteur, Hervé suit de près son copain. Un peu plus loin, Mina s’arrête pour ramasser la dînette de Jade : « Oh, tu l’as fait tomber… » L’enfant attrape l’objet et le pose sur la tablette de son corset siège. Jade souffre d’une anomalie génétique. Comme de nombreux enfants ici, son diagnostic n’est pas encore posé. « Les trois premières années sont difficiles, pour les parents surtout : l’acceptation de la maladie, l’incompréhension… Nous sommes là pour les écouter, les accompagner, aussi bien dans la gestion de leur souffrance face au handicap de leur enfant que dans l’orientation après la crèche », souligne Michèle Meignier.

Échange naturel

Derrière la porte des Lollypop, Anouk, éducatrice, est en conversation muette avec Larry. « Je travaille ici depuis sept ans. Au début, j’appréhendais la prise en charge des enfants malades, mais on apprend. Larry, par exemple, repousse le visage quand il ne veut pas. La communication passe par autre chose que la parole, par le regard. On s’investit autrement. » Hugo et Anny jouent ensemble. Elle est trisomique, lui pas. « C’est beau à voir, poursuit Anouk. Il y a un échange naturel entre eux, ils ressentent les choses. » À l’autre bout de la pièce, Matthieu s’apprête à recevoir un massage. Trisomique, le garçon de 2 ans a été adopté il y a six mois par une maman qui a deux autres petits souffrant de la même anomalie génétique. « C’est important pour eux d’être avec des enfants valides avant l’école. Mes grands sont passés par cette crèche, ils ont beaucoup appris, ça les a boostés. On laisse l’enfant être ce qu’il est, dans son handicap, dans son rythme », affirme Élodie, la maman.

Matthieu, le petit trisomique, se laisse complètement aller dans les mains de Marie, psychomotricienne, qui étire ses membres, bras, jambes, dans un ordre bien précis : « Les enfants, qu’ils soient malades ou valides, ont tous des moments où ils ne sont pas bien. Les massages les aident, je dois trouver ce qui leur convient. » Lucie, qui succède à Matthieu sous les doigts experts de Marie, est au contraire très tendue. Elle est pourtant en pleine forme.

Dans le grand espace commun, les enfants participent à un florilège d’activités : dessin, collage, pâte à modeler, musique… « Chacun fait ce qu’il peut. Même s’il ne finit pas, il participe », insiste Florence. La matinée ensoleillée a permis à un petit groupe d’aller au manège des poneys. Avec les animaux, les enfants découvrent de nouvelles sensations. Marie allonge Mélanie sur le poney, elle regarde le ciel, se détend… Tandis que Marc, qui n’est pas malade, « apprend à gérer le contact. L’animal ne pardonne pas », explique Karine. De retour à la crèche, chacun rejoint sa section. À l’entrée, Asma arrive avec son fils Gregory, qui souffre de troubles envahissants du développement. Le matin, il va à l’école, l’après-midi, chez les Poupies : « Ils m’ont sauvé la vie ! Avant d’arriver ici, je n’avais pas de réponse à mes questions, j’étais perdue. L’équipe est à l’écoute et Gregory est heureux de venir à la crèche. Il s’ouvre de plus en plus. »

Les repas ensemble

C’est l’heure du repas. En cuisine, on s’affaire depuis 7 h 15. « Il faut adapter les menus aux besoins spécifiques des enfants », explique Anne-Lise, nouvellement arrivée du secteur de la restauration. Sa collègue Aïcha est là depuis vingt ans. « Je sais exactement qui mange quoi, les légumes, l’alimentation écrasée ou lisse… » Il y a des différences dans les assiettes mais on déjeune tous ensemble, les corsets sièges et les chaises roulantes disposés près de la petite table des copains. « Ma fille ne se rend pas compte de la différence. C’est moi qui étais stressée au début, j’avais peur qu’elle leur fasse mal ! Mais finalement, ça se passe très bien. Ça va faire partie de son monde », explique Samia, maman de Lilou, 18 mois. Après manger, c’est le temps calme dans la salle de vie des Dragolo. Virginie joue avec une boîte sans couvercle. « Il est où ? » demande-t-elle à la cantonade. José, 3 ans, cherche pour elle. Une nutrition entérale complète les quantités insuffisantes qu’elle ingère au cours du repas. Souffrant d’un problème de déglutition, elle ne peut se nourrir normalement. Au milieu des autres enfants, seul le pied de perfusion signale le soin en cours.

« Une autre vision du métier »

Florence et Nadine forment le personnel de la crèche. Auxiliaires de puériculture ou titulaires d’un CAP petite enfance, elles réalisent des nutritions entérales et d’autres soins simples. Elles savent réagir en cas de problème, sur une trachéotomie par exemple. « Au début, ça fait peur, car on ne connaît pas, mais on apprend vite », constate Geneviève, vingt ans de maison, éducatrice. « Le fait de s’occuper d’enfants malades est valorisant et on a une autre vision du métier », remarque Anaëlle, qui donne le biberon à un bébé joufflu.

Chez les Dragolo, c’est l’heure du verticalisateur pour Mélanie. « Allez mademoiselle, on y va pour une heure ! » lance Aurélie, éducatrice. Après avoir installé l’enfant, elle affirme : « Nous faisons les gestes de leur quotidien, pour qu’ils se sentent ici comme chez eux. » Vient l’heure de la sieste, le goûter et déjà la fin de journée pour certains enfants. La maman de Georges arrive. Avant de partir, il s’approche de la chaise haute de Jade, 4 ans, et souffle son prénom en la regardant. La petite fille sourit avec les yeux. C’est comme ça, chez les Poupies.

1- Les prénoms des enfants ont été modifiés.

INITIATIVE

Du Jardin à la Chanson

L’aventure a commencé en 1990, avec une association de garde à domicile, « dans l’idée que les enfants malades puissent vivre et mourir chez eux », explique Michèle Meignier. Puis le Jardin des Poupies a ouvert, avec 45 enfants, en 1993. « On en a vite eu 55 », se souvient Michèle. La crèche a grandi et en 2007, elle investit un nouveau lieu de 900 m2. En 2013, Michèle mène à terme un nouveau projet: la Chanson des Poupies, née du constat de la nécessité d’un accueil adapté à des familles en difficulté sociale (jeune mère, parents en recherche d’emploi, migrants…).

« Avec la même idée: accueillir tous les enfants de la même manière », insiste- t-elle. La nouvelle crèche accueille 69 enfants, dont 20 issus de familles en situation particulière. « Nous nous adaptons à leur rythme de vie, avec des horaires flexibles, des changements soudains dus à une prise de poste en intérim par exemple, et nous faisons de la prévention, de travail sur la parentalité », précise Isabelle Findji-Lallemand, la responsable de la Chanson des Poupies.