Une alchimie complexe - L'Infirmière Magazine n° 313 du 15/12/2012 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 313 du 15/12/2012

 

MANGER À L’HÔPITAL

DOSSIER

Poumon vital de l’hôpital, l’alimentation reste un problème complexe à gérer : restrictions budgétaires, normes sanitaires, régimes nutritionnels, services de soins en sous-effectifs, identités plurielles… L’urgence ? Mettre les bouchées doubles en matière de politique de santé et de gestion pour ce soin quotidien.

Prenez garde à l’image poétique de l’alimentation. Avec près de 6 000 repas servis par jour au CHU de Poitiers, la gageure, c’est la problématique sanitaire, à maîtriser absolument, avec des prestations adaptées », annonce Patrick Guérin, responsable de la restauration au CHU de Poitiers. Comme tous les hôpitaux, l’établissement accueille tous types de patients (enfants, personnes âgées, cultures différentes) pour des durées de séjours diverses (de quelques heures à plusieurs mois) avec des pathologies, des besoins nutritionnels et des goûts multiples. Difficile de répondre à une telle palette de besoins. « C’est une bataille de tous les jours pour apporter de la variété et que le repas participe à la guérison », poursuit-il. En effet, depuis 2006, la restauration collective est soumise à la réglementation communautaire appelée « le paquet hygiène » – avec une obligation de résultats en termes de traçabilité, d’hygiène et de bonnes pratiques – dans le cadre de l’HACCP(1) et du Plan de maîtrise sanitaire. Une telle quête de performance a un coût. Elle s’inscrit dans une démarche de rentabilité et de sécurité optimale où la fonction première du repas perd son caractère de plaisir, de réconfort et, plus encore, son rôle de structuration identitaire.

Ce que l’on sert à manger aux patients est-il à la hauteur de ce que tout citoyen est en droit d’attendre du service public ? Au cours des siècles, l’alimentation hospitalière a été abordée sous différentes perspectives : religieuse, médicale, scientifique. Du Moyen-Âge à la fin du XVIIIe siècle, l’alimentation « spiritualisée » correspondait à un acte de charité. Puis, les médecins y ont introduit une valeur thérapeutique et préventive. Enfin, la nutrition scientifique et hygiénique marque encore aujourd’hui la conception de l’alimentation des patients.

« En deux siècles, la part de la nourriture à l’AP-HP est passée de près de 50 % du budget à 2 % environ », déplore Jean-Philippe Derenne, ancien chef du service de pneumologie au groupe hospitalier universitaire La Pitié Salpêtrière-Charles Foix. C’est sans compter les chiffres sur la dénutrition des patients en milieu hospitalier, malgré les priorités du Programme national nutrition santé. Dans un établissement de court séjour pour enfants, adultes ou personnes âgées, la dénutrition s’élève respectivement à 20 %, 45 % et 60 %(2).

Le patient, un citoyen à part entière

« Il faut sortir de cette image peu flatteuse que supporte l’alimentation à l’hôpital, affirme Didier Girard, ingénieur en restauration et président de l’UDIHR(3). Cela passe par une meilleure valorisation de tous les métiers liés à l’alimentation dans les structures. » Le repas est une activité transversale et de nombreuses équipes hospitalières sont mobilisées. Sans oublier le cadre et l’ambiance, l’adéquation des repas aux habitudes alimentaires et la présentation de la nourriture qui se conjuguent au quotidien pour mettre en appétit ou non.

« Une phrase, un sourire, un oreiller évitant de glisser, une viande finement coupée, un peu de temps, d’attention et d’échanges bienveillants sont aussi importants que les qualités gustatives du repas qui doit rester synonyme de plaisir », explique Roselyne Vasseur, directrice des soins et des activités paramédicales de l’AP-HP. Le repas est l’un des rares moments qui permet au malade d’échapper à l’univers hospitalier médicalisé dans lequel il est immergé.

La réalité n’est pas toujours aussi rose. « Que dire des week-ends où nous sommes en effectif réduit, constate Sophie Cazin, aide-soignante au CHU de Poitiers. Comment respecter les temps de cuisson, servir un plateau, rester aux côtés du patient, trouver du temps pour tout cela ? Avec la pénurie de personnel, les tâches débordent. Les aides-soignantes remplacent les agents de service au ménage, les infirmières sont derrière l’ordinateur pour remplir des tâches informatiques de plus en plus nombreuses. » Plaintes des patients, plateaux à peine touchés, gaspillage… Jean-Fabien Zazzo, anesthésiste-réanimateur et coordinateur du Clan(4) central AP-HP explique : « On cuisine la plupart du temps avec des fiches techniques, pour préparer des centaines, des milliers de repas par jour, avec une qualité variable selon la qualité des produits de base – de premier choix souvent –, selon le cahier des charges et selon la politique adoptée par l’établissement. Et puis, on choisit des plats où il y a peu de risques. »

Un dosage subtil

Pourtant, « la nutrition est un soin, affirme Antoine Avignon, responsable de l’unité nutrition diabète au CHU de Montpellier. Bien nourrir un patient est essentiel pour son pronostic, les médecins l’oublient parfois. » Cette légitimité passe par l’implication de structures transversales, comme les Clan et les UTN(5) , qui jouent un rôle dans la redéfinition de l’offre alimentaire proposée aux malades en décloisonnant la recherche de solutions. « Mais les soignants sont noyés par les demandes, les protocoles; ils prennent en charge la pathologie principale et non le reste, souligne Ariane Sultan, médecin endocrino-diabétologue spécialisée en nutrition au même CHU. La nutrition passe aux oubliettes, il faut refaire un travail de fond. »

« Il faut éveiller les papilles »

Il faut dire que la majorité des grands hôpitaux fonctionne avec une restauration organisée sur le principe de la liaison froide, avec des plats souvent livrés par des structures externes privées. Les plats sont remis à température dans les unités de soins avec du matériel situé dans l’office, soit dans un four à air pulsé, soit par thermocontact, soit dans un four à micro-ondes. « Les restrictions budgétaires ? Ce n’est pas le problème, assure Didier Girard. La question est de savoir mettre les moyens au bon endroit et d’avoir un retour sur investissement. Il faut que les patients puissent dire : “C’est bon !” Il y a des produits à ne pas servir. Un steak haché cuit à + 63 °C pour respecter la réglementation, c’est peut-être sain, mais ce n’est pas bon ! »

À chaque établissement sa politique et sa conception de la gestion des coûts. « C’est tout un contexte, analyse Geneviève Guillot, diététicienne au CHU de Poitiers. Il faudrait déjà qu’il y ait une volonté politique de gestion de l’hôpital, comme de servir dans de vraies assiettes, avec un verre à pied et une serviette. Manger, cela commence par l’œil, il faut éveiller les papilles. »

L’alimentation est une des missions de l’hôpital. « Le médecin doit être l’un des maillons dans l’organisation et l’information de l’alimentation », souligne Jean-Fabien Zazzo. Que l’hôpital soit dans un défi permanent d’innovation en termes de technique médicale, de gestion des coûts, il n’en reste pas moins que « c’est un lieu où des hommes rencontrent d’autres hommes. Rappelons qu’une des deux fonctions vitales de l’homme, avec le fait de respirer, est celle de se nourrir », indique Jean-Philippe Derenne.

1- Hazard analysis critical control point.

2- Source : enquête AP-HP, Énergie 4+, 2003.

3- Comité de liaison alimentation nutrition.

4- Unité transversale de nutrition.

5- Union des ingénieurs hospitaliers en restauration.

OLIVIER TOMA, PRESIDENT DU C2DS*

« C’est l’opinion publique qui doit faire bouger les choses »

Le C2DS* sensibilise les acteurs de la santé aux avantages des bonnes pratiques par la maîtrise de l’impact humain, environnemental et économique. Olivier Toma, son président, analyse l’impact du gaspillage alimentaire à l’hôpital.

→ D’ici 2020, les établissements de santé devront remplir la quarantaine d’objectifs fixés par la loi Grenelle 2 et le Plan santé environnement (PSE2). Pourtant, certains établissements jettent entre 10 et 30 plateaux non consommés par jour. « Il faudrait que chaque établissement ait son ratio de déchets alimentaires par repas, adapter les portions, réduire les quantités. Les infirmières et les aides-soignantes sont les mieux placées pour mettre des indicateurs en place, afin de savoir où on en est. »

→ La logique du développement durable permet de fabriquer une meilleure alimentation, avec des quantités moindres mais de meilleure qualité, comme à la clinique Pasteur, à Toulouse, qui privilégie les produits locaux. « Ce n’est pas plus cher, le budget a été négocié avec l’Esat qui produit fruits et légumes. Acheter en quantité des produits frais ou du bio est possible. C’est une question de choix. Soit il existe une stratégie, une volonté, soit il n’y en a pas. La réflexion sur les choix en matière d’alimentation à l’hôpital doit se faire de façon globale. »

→ Sur un produit, diminuer les déchets revient à économiser, car tout ce que l’on jette a un coût : transport en camion, incinération à 800 °C avec des répercussions économiques, écologiques et sanitaires. « On ne peut plus continuer à jeter : la conscience est là. C’est l’opinion publique qui doit faire bouger les choses. »

*Comité pour le développement durable en santé, www.c2ds.eu