« Bravo les cathéters centraux ! » - L'Infirmière Magazine n° 300 du 01/05/2012 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 300 du 01/05/2012

 

ANNÉES 1980

DOSSIER

On vient de le diagnostiquer chez un patient. « Vous avez un nodule », lui a expliqué le chef de service, entouré des deux internes. J’ai renchéri : « On a trouvé des cellules pas normales. » On dit la vérité sans la dire. Peu de patients savent exactement ce qu’ils ont. Certains s’en doutent, d’autres imaginent qu’ils sont hospitalisés pour un simple kyste. L’appellation vague du service – « oncologie-radiothérapie » – ne les met pas sur la voie. C’est pour les protéger : si on prononçait le nom de la maladie, c’est comme s’ils étaient déjà morts. Ce fléau nous terrifie, nous aussi, les soignants… Le grand silence est renforcé par l’inaccessibilité de la plupart des médecins, dans leurs costumes-cravates de demi-dieux. Ils se prennent pour les sauveurs du monde et décident seuls – sans le patient. Alors, chaque infirmière fait ce qu’elle peut. Et, parfois, de sa bouche, s’échappe le mot interdit : « cancer ».

Relation privilégiée

Nombre de patients arrivent en bout de course, avec de grosses tumeurs du sein, type chou-fleur, ou qui prennent l’aile du nez. Bien sûr, il y a des guérisons. Mais l’alternative, c’est souvent la rémission sans évolution, ou la mort. Les chimiothérapies sont plus efficaces, moins douloureuses, voire injectables directement dans l’organe atteint. Mais, globalement, nous avons peu de traitements, et, en cas d’échec, peu d’autres propositions. Les effets secondaires sont terribles. Les malades vomissent, se déshydratent, maigrissent, perdent leurs cheveux. Dans le service d’hématologie, mes collègues ont utilisé bâtons glacés et draps trempés pour refroidir des patients fiévreux à cause du traitement. L’hôpital a commencé à greffer de la moelle osseuse, dans le but d’administrer des chimiothérapies plus fortes contre la leucémie. Mais certaines réactions allergiques sont monstrueuses. Après une greffe d’un donneur non apparenté, un patient a souffert d’un syndrome de Lyell : il n’avait plus un centimètre de peau. Pire qu’un grand brûlé.

Les internes nous ont formées aux médicaments et à leurs effets. C’est que, en vingt-huit mois de formation, nous n’avions eu, à tout casser, que deux heures de cours sur le cancer. En fait, nous ne sommes pas les seules à avoir des connaissances limitées sur ce dérèglement. Aucun médecin n’a été capable de m’expliquer clairement ses facteurs de développement, à part le rôle du tabac dans le cancer du poumon. Les scientifiques nous parlent maintenant de « tabagisme passif » ! C’est d’ailleurs le cancer du poumon le plus fréquent chez les hommes ; chez la femme, c’est celui du sein, contre lequel des campagnes de dépistage ont été lancées l’an dernier. On constate, enfin, une augmentation des cancers de l’enfant. Parfois, nous nous sentons impuissantes, à l’instar des infirmières face au VIH. Mais nous tâchons d’accompagner au mieux les patients, d’améliorer leur qualité de vie, d’être à l’écoute. Nous avons une relation privilégiée avec ces malades, qui reviennent souvent. Et au niveau matériel ? D’aucuns vantent l’excellence de nos hôpitaux, de leur technicité, se félicitant, par exemple, de l’essor du matériel à usage unique. Mais, dans notre service, nous recourons toujours aux aiguilles métalliques et aux seringues en verre, nettoyées par paquets de dix dans le tambour brûlant de l’autoclave, emballées dans des coussins américains pour qu’elles ne cassent pas.

Le grand progrès, en revanche, c’est le récent développement des cathéters centraux. Jusque-là, pour les injections et autres prises de sang, on piquait dans les veines du bras, qui, à force, s’abîmaient et durcissaient. Ça nous est arrivé à presque toutes, l’extravasation, quand le produit se répand hors de la veine. J’ai vu aussi, notamment, des nécroses terribles. Avec le cathéter central, oublié cet horrible couac, et plus besoin de piqûres à répétition : il n’y a plus qu’un seul point pour la chimiothérapie, les antibiotiques, l’alimentation… Plus de sécurité pour le patient, plus de confort pour nous. Avec un gain de temps : après avoir débuté l’injection du produit, nous pouvons passer à un autre patient. Mais nous restons quand même vigilantes !

Dossier de soins

De la vigilance, il en faut en permanence. Notamment quand nous préparons les chimiothérapies. Il y a quelques années à peine, on s’en chargeait, même enceintes, sans protection particulière. Puis, nous nous sommes équipées de masques, charlottes, surblouses et gants. Aujourd’hui, la pharmacie de l’hôpital cherche comment produire elle-même des doses prêtes à l’emploi et adaptées à chaque malade. De la vigilance, nous en faisons preuve également quand nous recopions les prescriptions de chimiothérapie sur papier, quand nous complétons les feuilles de température ou bien manions les stylos de couleurs différentes pour distinguer les chimios des autres produits, les traitements par voie orale… Au niveau administratif, le dossier de soins infirmiers fait partie de notre rôle propre. Il y a un cahier pour les prescriptions du médecin, un autre pour nous, avec, à gauche, les transmissions de jour, à droite, celles de nuit – le lendemain, il suffit de retourner les pages.

Ce que l’on voudrait retourner aussi, c’est le gouvernement, en notre faveur. La semaine dernière, nous avons défilé à 100 000 dans les rues de Paris, unies par cette clameur : « Ni nonnes, ni bonnes, ni connes ! ». Nous exigeons davantage de considération, une première revalorisation salariale depuis treize ans, de meilleurs évolutions de carrière, la suppression du décret Barzach (qui ouvrirait nos écoles à des non-bacheliers), la reconnaissance du diplôme d’État à bac + 3… Marre de cette image de pousse-seringue, des sous-effectifs, des non-remplacements en période de congés. Au 20 heures d’Antenne 2, Christine Ockrent nous a culpabilisées : « Plus le conflit dure, plus le fonctionnement quotidien des services hospitaliers devient difficile. » Mais, comme l’a dit le reportage, toutes les urgences « ont été assurées » ! Cette présence continue à nos postes, de même que la grande diversité de nos lieux d’exercice, et notre faible taux de syndicalisation (7 ou 8 %), rendent nos mobilisations difficiles, et il a fallu cette fois tout le punch de la coordination infirmière pour donner vie à ce vent de révolte. Heureusement, les patients nous comprennent. Ou encore la star de la cancérologie, Léon Schwartzenberg. Comme il l’a souligné, la carrière d’une infirmière en France ne dépasse pas, en moyenne, trois ou quatre ans…

CE QUI A CHANGÉ DEPUIS

Une maladie chronicisée

→ Contre le cancer, la gamme de médicaments s’est élargie, les molécules sont mieux ciblées, leur préparation centralisée dans les hôpitaux, les moyens diagnostics plus précis, les chirurgies moins invalidantes. Plus que dans les années 1980, la lutte est spécialisée, organe par organe. Autres avancées : le développement des antiémétiques (contre les vomissements) et des immunosuppresseurs (contre les rejets de greffe).

Les médecins partagent plus les décisions. Le nombre de psychologues et de diététiciens a augmenté. Les malades sont plus exigeants, plus informés (via Internet), plus sensibilisés. Ce qui contribue à une prise en charge plus précoce, donc à un prolongement de l’espérance de vie. Le taux de mortalité est plus élevé dans une minorité de cancers, tel celui du poumon chez les femmes, lié au tabagisme. Certains malades vivent avec un risque de récidive plus qu’avec le cancer, aujourd’hui maladie chronique. Enfin, avec la présentation, en 2003, du dispositif d’annonce, la réalité est moins dissimulée, le relationnel plus formalisé.