« Le regard sur la folie change » - L'Infirmière Magazine n° 300 du 01/05/2012 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 300 du 01/05/2012

 

ANNÉES 1970

DOSSIER

Hier soir, j’ai volé au-dessus d’un nid de coucou. Enfin…, je suis allé au cinéma voir ce film avec Jack Nicholson. Son personnage finit lobotomisé et l’infirmière en chef est un tyran. C’est l’image de l’asile : une prison, peuplée de gardiens des fous, pour certains analphabètes, recrutés à l’aide d’un panneau indiquant « Embauchons gardiens ». Certains boivent plus que les aliénés, et seul leur énorme trousseau de clés les en distingue. Tous vivent en vase clos, ne sortant que sur autorisation. Nous-mêmes, avec nos 1 000 malades, nous disposons encore d’un verger, de cuisines, d’une laverie, d’une salle de radio, d’un dentiste… Il y a quelques mois à peine, avant l’arrivée des femmes de ménage, des pensionnaires se chargeaient de la propreté. Quelques-uns ont aussi connu ici le travail de la terre, le rempaillage des chaises, la réfection des routes de l’hôpital – toute cette « bricole » pour laquelle ils touchaient un petit pécule. Quant à nous, nous restons préposés au ménage. Ma surveillante m’avait prévenu : « Oubliez tout ce que vous avez appris. Avant de piquer, pensez d’abord à ramasser le mégot qui traîne à vos pieds. »

Mais les choses changent. Notre nom, déjà, depuis 1972 : « Centre hospitalier spécialisé ». On ne recrute plus d’aides-soins, ces anciens gardiens reconvertis. Nous recevons une formation spécifique d’infirmiers en psychiatrie depuis 1955, confirmée il y a quatre ans. Niveau personnel, nous sommes de plus en plus nombreux (espérons que nous ne serons pas touchés par le plan d’austérité du gouvernement, déjà que nous payons le prix de la crise pétrolière…). Au travail des malades a succédé l’ergothérapie : le soin par l’occupation, la peinture, le sport, l’art… Des hôpitaux sont sortis de terre, permettant de rapatrier les patients lourds plus près de leurs villes d’origine. Ici, on a repeint des murs, remplacé des portes, inauguré de petits pavillons. Tout cela me fait penser à l’humanisation du CHU. L’autre jour, j’y ai rendu visite à une tante malade. Il y avait des fleurs dans le hall, un aquarium dans le couloir, des journaux dans la salle d’attente, une sonnette dans la chambre pour alerter les infirmières. Dans sa chambre individuelle, le patient n’est plus réveillé lors de la distribution des thermomètres avant le départ de l’équipe de nuit. Et l’infirmière travaille dans une salle avec plan de travail, eau courante et aiguilles à usage unique, un dossier de soins par patient, des réunions de service, des formations pour « techniquer » – apprendre à manipuler le nouveau matériel. Pour mieux soigner le malade, il faut d’abord soigner le personnel et l’hôpital !

Hors les murs

En psychiatrie, autre révolution : nous franchissons enfin nos hauts et longs murs d’enceinte. La ville s’est rapprochée, au sens propre comme au figuré. Cet après-midi, nous préparons la kermesse annuelle. À chaque printemps, une ligne de bus spéciale amène des centaines de citadins désireux d’assister aux matches entre infirmiers et malades, ou au spectacle de clown. Les malades sortent eux aussi. Nous les emmenons au cirque, au cinéma et même au ski, en les encadrant tout de même – en civil, ils échappent plus aisément à notre attention que vêtus des espèces de draps bleus découpés qu’ils portent à l’hôpital. Certains peuvent même rentrer chez eux, ou dans leur famille. S’ils font partie de notre secteur, nous leur rendons visite régulièrement, notamment pour la prise de médicaments.

Le mouvement de l’antipsychiatrie que nous sommes en train de vivre n’est pas étranger à ces changements. Ni, non plus, le départ à la retraite des psychiatres de la vieille école, et l’arrivée de jeunes médecins volontaires. D’ailleurs, nous commençons à penser notre propre travail. Les nouveaux médicaments changent également la donne, presque plus que la pénicilline… Je pense aux neuroleptiques comme le Largactil(r), utilisé depuis une vingtaine d’années, au Phénergan(r). L’invention, il n’y a même pas dix ans, des neuroleptiques retards – une injection tous les quinze jours – a favorisé le suivi à domicile. En revanche, des effets secondaires importants concernent plusieurs nouveaux médicaments : prise de poids, somnolence totale… Ah, j’oubliais ! Il y a aussi la pilule. Jusque-là, des femmes n’avaient jamais vu d’hommes, et réciproquement. On peut désormais les laisser seules se promener dans le parc. La mixité est devenue possible.

Du « fou » au « malade mental »

Ces thérapeutiques modernes nous évitent les techniques auxquelles je recourais à mes débuts, en 1955, et, pour certaines, il y a encore quelques années : les douches froides dans des salles carrelées, des cures de Sakel (la plongée dans un coma insulinique suivi d’un réveil), l’abcès de fixation (créé artificiellement, dans la cuisse, pour obtenir un choc thermique). On en attendait des miracles, mais ça ne marchait pas souvent. La lobotomie aussi, c’est fini. Et la camisole de force est bien moins employée. On ne parle plus de « fous » mais de « malades mentaux », et on a abandonné les désignations médicales d’« imbécile », d’« idiot », de « crétin ». Cela n’empêche pas certains psychiatres de toujours mal recevoir les familles (dont les parents qui viennent, pourtant rarement, quémander des nouvelles de leur enfant), de réduire les malades à des « cas ».

Le regard sur la folie change, mais les maladies mentales demeurent. Elles s’accroissent, même. La société prend aussi conscience des dangers d’une mauvaise alimentation, de la pollution, du travail. Notre champ d’activité est plus large que jamais. Malgré ça, malgré notre plus grande instruction (toutes mes jeunes collègues sont bachelières !), et le nouveau programme d’enseignement de 1972, qui annonce un soin infirmier plus individualisé, nous courons après la reconnaissance, l’autonomie vis-à-vis du médecin et une définition précise de notre métier. Quand j’en aurai marre, je rejoindrai le gros tiers d’infirmières travaillant hors de l’hôpital. À domicile, il s’agit surtout de faire des injections parentérales et intramusculaires, des prises de sang, des perfusions et des pansements. Ce qui m’inquiète, c’est que l’infirmière a de mauvaises relations avec l’hôpital dès qu’elle le quitte…

CE QUI A CHANGÉ DEPUIS

L’essor de la psychothérapie

→ Avec l’amélioration des médicaments ou la création en ville de centres ou d’appartements thérapeutiques, l’hôpital héberge aujourd’hui deux fois moins de patients. Des services sont toujours fermés à clé, mais les logiques ont changé : l’avis du patient est mieux pris en compte. Les techniques se sont améliorées – les électrochocs étaient déjà mieux encadrés dès les années 1970. À partir de 1980, le recours à la psychothérapie par la parole et le relationnel a augmenté, les psychologues sont entrés dans les établissements. Les connaissances, notamment en pédopsychiatrie, se développent. Toutefois, on peut constater, aujourd’hui, des tendances à diaboliser de nouveau la maladie mentale… À partir de 1970, les infirmières se positionnent par rapport au malade, et non par rapport à la maladie ou au médecin, soutenues par le concept du rôle propre à partir de 1978 et l’officialisation de la démarche de soins infirmiers en 1979.