La lingette pour nouer le contact - L'Infirmière Magazine n° 357 du 01/02/2015 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 357 du 01/02/2015

 

INFIRMIERS DE RUE

SUR LE TERRAIN

REPORTAGE

SANDRA MIGNOT  

À Bruxelles, des infirmiers se sont donné pour mission d’accompagner les sans-abris les plus désocialisés vers la réinsertion. Découverte d’une initiative engagée.

Célestine et Laurence, équipées d’un sac à dos, de chaussures de marche et d’une chaude parka d’hiver, déambulent dans la gare de Bruxelles Midi telles deux voyageuses de passage. Leurs yeux ne scrutent pourtant pas les horaires des trains en partance, mais recherchent plutôt l’itinéraire habituel de l’un des sans-abris que ces deux infirmières accompagnent vers la réinsertion. À l’extérieur, assise contre un mur, protégée par plusieurs couettes et couvertures, et entourée des maigres biens dont elle dispose (un réchaud à gaz, une peluche, des sacs aux contenus divers et six Caddies formant une sorte de barrière contre le courant d’air glacial qui souffle sur le lieu), Mme Sanchez* les salue lorsqu’elles s’approchent. « Voulez-vous une lingette pour vos mains ? » proposent-elles. La femme accepte et un dialogue s’engage autour de sa situation. Célestine Gallez et Laurence Carlier font partie de l’association Infirmiers de Rue (IDR), fondée en 2006 par deux soignantes, Émilie Meessen et Sara Janssens, frappées par le nombre de personnes vivant dans les rues bruxelloises. Leur objectif: réinsérer les sans-abris les plus isolés via l’accès à l’hygiène et aux soins, et la valorisation de l’individu. Pour ce faire, l’association a créé des maraudes de jour, composées des sept infirmiers recrutés au fil des ans par l’association. Tous les jours, ils battent le pavé deux par deux à la rencontre de personnes repérées par l’association et son réseau. « Nous incluons dans notre suivi les plus isolés, ceux qui ne relèvent plus d’aucun travailleur de rue et qui sont les plus vulnérables », résume Pierre André, infirmier. IDR a d’ailleurs élaboré son propre outil d’évaluation: le score CVC (Corps Vêtements Comportement), humoristiquement surnommé « Ça Va Comment ? ». Il permet de coter sur une échelle allant de 0 à 9 l’état d’hygiène et de comportement du bénéficiaire. « Son usage ne nécessite pas d’avoir un contact prolongé avec la personne, mais il permet d’en fixer une photographie à un moment donné », explique Anne Vantichelen, infirmière. Les équipes l’utilisent au quotidien.

Après avoir fait le tour de la gare et rencontré les patients qu’elles souhaitaient voir, Célestine et Laurence se posent un instant sur les marches d’un escalier. Pour chacun des bénéficiaires croisés, elles font le point et recalculent le CVC : M. Lebon* totalise un score de 4. « Il est debout, il est éveillé, il s’est lavé les mains, récapitule Célestine. Et il était en train de partir manger dans un centre de jour. » Mme Sanchez, elle, atteint tout juste 3, avec le discours totalement décousu qu’elle a tenu sur les multiples métiers qu’elle aurait effectués – médecin, professeur, puis ingénieur à la Nasa –, ses vêtements en piteux état et la suspicion d’une plaie ou de parasites qu’elle pourrait dissimuler sous sa couverture. « Une de ses mains restait en permanence sous la couverture, remarque Laurence. Comme pour soulager une démangeaison. Et elle n’a pas voulu nous montrer ses jambes, ne s’est pas levée pour venir dans un café, alors qu’elle avait précédemment signalé des douleurs aux membres inférieurs… »

Revaloriser les corps par les soins

Une quarantaine de suivis ont pu être réalisés en 2013. Il s’agit, au travers de rencontres rapprochées sur le lieu de vie de la personne, une à deux fois par semaine, de faire prendre conscience de l’importance de l’hygiène et de la santé. « Nous commençons toujours par proposer une lingette nettoyante pour les mains. Nous évoquons les lieux où il est possible de se laver et voyons si la personne a accès aux centres médicaux », explique Anne Vantichelen. Des soins peuvent être proposés directement: prise de tension ou de température, réalisation d’un pansement, même pour une plaie minime. « Nous accordons toujours beaucoup d’importance au soin de la peau, à l’observation d’une plaie ou à sa désinfection, résume l’infirmière. Il s’agit de souligner que l’état du corps est important, et donc nous n’hésitons pas à déballer le set de pansements au moindre bobo. »

Mais, le plus souvent, l’objectif est d’accompagner la personne vers un dispositif existant : le Centre d’aide, de soins et d’orientation de Médecins du Monde, la maison d’accueil socio-sanitaire de Bruxelles ou le centre d’accueil de jour La Fontaine, qui propose des soins infirmiers. « Nous pouvons y aller avec la personne, simplement lui indiquer où se trouve le centre, l’aider à prendre une douche si l’équipe est occupée, ou la laisser sur place aussitôt que le lien est renoué », poursuit Anne Vantichelen. La démarche peut néanmoins nécessiter une longue période d’approche. « Il y a une personne avec laquelle nous sommes depuis un an à l’étape lingette et nettoyage des mains, note par exemple Pierre André. Elle présente probablement une pathologie psychique. » La durée du suivi des bénéficiaires n’est d’ailleurs pas limitée dans le temps.

Après avoir quitté la gare, Célestine et Laurence se dirigent vers un quartier commerçant où l’un de leurs bénéficiaires occupe depuis peu un logement. En chemin, elles prennent contact avec un ressortissant polonais, installé sur des matelas devant une sortie d’air chaud. L’homme présente une pustule enflammée sur la joue et elles lui proposent une lingette désinfectante qu’il accepte volontiers. En plus des patients suivis, IDR garde en effet le contact avec une trentaine de personnes en « pré-suivi », auprès desquels les infirmières prodiguent quelques conseils au hasard des rencontres. Un registre permet de les identifier, en attendant qu’une place soit disponible pour un accompagnement plus précis. Elles se dirigent ensuite vers l’appartement qu’un de leurs bénéficiaires a intégré depuis un mois.

Car, depuis 2010, l’association s’est engagée à poursuivre l’accompagnement jusque dans le logement. « Au départ, nous pensions qu’en ramenant les personnes vers l’autonomie en termes d’hygiène et de soins, elles retrouveraient un logement grâce au travail des autres associations, rappelle Pierre Ryckmans, médecin généraliste chez IDR. Mais cela ne fonctionne pas, car les foyers et autres hébergements spécialisés sont pleins. Or, la remise en logement est une mesure de santé indispensable. » Chaque année depuis sa création, l’association belge déplore en effet des décès parmi ses bénéficiaires, même s’il demeure impossible d’en connaître la cause précise, faute d’autopsie. « Ce que nous avons observé, en revanche, c’est que les personnes que nous suivons, au fil du temps, fréquentent de moins en moins les services d’urgences et d’hospitalisation, et qu’une fois installées dans un appartement, leur consommation d’alcool diminue radicalement », note le médecin.

Un abri et des projets pour après

Autant de raisons qui ont amené IDR à développer un volet logement en partenariat avec différentes institutions : maisons de repos, agences immobilières sociales, bailleurs privés (l’association disposera bientôt de son propre immeuble pour abriter quelques-uns de ses protégés) lui ont ainsi permis de multiplier les solutions de mise à l’abri, tout en poursuivant l’accompagnement social. « Car une fois logée, il faut encore que la personne se trouve un but, des centres d’intérêt, des ressources personnelles sur lesquelles rebondir pour s’accrocher à la vie, rapporte Laurence Carlier. Ce n’est pas le moment de la lâcher, car il y a un risque que de nombreuses émotions et inquiétudes remontent, au risque de plonger la personne dans la dépression. » Une des raisons pour lesquelles, dès le début d’un suivi, les infirmiers de rue tentent de détecter au travers des conversations les centres d’intérêt, les passions et autres compétences cachées de la personne…

Ce jour-là, M. Toulier* ne répondra pas : il est absent. Puisque midi approche, les deux infirmières reprennent le chemin des locaux où sont installés les bureaux d’IDR. Elles y déjeuneront comme chaque jour avec leurs collègues. Leur après-midi sera consacré aux tâches administratives ou au travail sur la création des outils de prévention propres à l’association. Pendant ce temps, un autre duo d’IDR prendra le relais dans la rue. Mais avant de passer à table, ils se réunissent tous autour d’une rapide séance de photolangage, afin d’exprimer l’émotion du jour : des petites cases comme autant d’emblème des gestes effectués par toute l’équipe chaque jour, des chaussures pour représenter tous les pas parcourus dans la rue, ou encore un soleil pour symboliser la joie procurée par le sourire d’un bénéficiaire visité au cours de son hospitalisation. Car, comme le résume la philosophie maison, Infirmiers de Rue cultive d’abord et avant tout la positivité.

* Pour des raisons de confidentialité, les noms ont été modifiés.

TRANSMISSION

Un savoir-faire partagé

IDR est également un organisme de formation et ses professionnels dispensent les connaissances acquises via leur expérience auprès de trois types de publics : soignants, travailleurs sociaux et agents de sécurité. Au cours des sessions de deux jours sont ainsi abordés des éléments permettant d’améliorer la communication avec le public sans-abri, d’adapter les traitements aux conditions de vie, de conscientiser les personnes sur l’importance de l’hygiène, de transmettre des outils pour l’évaluer, l’aborder et l’améliorer. Ces formations, auxquelles tous les membres de l’équipe participent, ont également déjà pu être dispensées à l’étranger, par exemple en France ou en Pologne.

EN CHIFFRES

→ En 2013, 42 personnes ont été suivies par IDR (dont 26 % de femmes), au travers de 1 414 rencontres. La moyenne d’âge était de 53 ans. 79 % étaient de nationalité belge. 7 ont retrouvé un logement au cours de leur suivi. 11 ont été suffisamment stabilisées pour passer au post-suivi. 3 sont décédées.

→ L’équipe est composée de 7 infirmiers, 1 coordinatrice, 2 assistants sociaux (dont l’un coordonne le projet logement), 1 médecin qui intervient en supervision, et 2 assistantes financière et administrative.