« En avance sur les autres dans le cycle de la vie » - L'Infirmière Magazine n° 339 du 15/02/2014 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 339 du 15/02/2014

 

PERSONNES ÂGÉES

RÉFLEXION

CATHERINE FAYE  

Prônant plus qu’un regard différent sur la vieillesse, Georges Arbuz estime que la personne âgée doit être resituée dans une continuité de vie où elle existe en tant que maillon essentiel.

L’INFIRMIÈRE MAGAZINE : Quelle est la genèse de vos travaux sur la vieillesse ?

GEORGES ARBUZ : J’ai tout d’abord voulu mieux connaître le profil, l’histoire de vie, les attentes de la partie âgée de la population et son expérience du vieillissement. On entend très peu de discours de la part des sujets âgés eux-mêmes. Ce sont les autres qui parlent à leur place. Cela résulte d’une construction sociale de la vieillesse issue des années 50-60, à la suite des grandes réformes, de la commission Laroque, des rapports qui ont servi de base à la politique de la vieillesse et de la dépendance. La France s’est organisée pour considérer une catégorie de personnes qu’elle a nommée les « personnes âgées ». Aujourd’hui, les personnes âgées, ce sont les autres : ceux dont on doit prendre soin, qui ont des droits et un statut différents. Cette attitude permet de mettre à distance la vieillesse, la maladie, la mort. J’ai donc considéré les personnes âgées comme des sujets dont les témoignages et le travail de réflexion – lors d’ateliers que j’ai initiés à l’hôpital Bretonneau(1) – étaient utiles. Et pouvaient, également, aider les autres membres de la société à se démarquer des modèles anciens, des stéréotypes, à avoir moins peur de la vieillesse, à acquérir une image plus conforme aux représentations des personnes âgées qui avaient pris le temps d’y réfléchir. Mon objectif ? Situer cette tranche de vie, non en rupture, mais dans la continuité des autres phases du parcours de vie, et m’appuyer sur l’expérience des ces personnes pour imaginer de nouvelles façons de la vivre.

L’I. M. : Quel regard la société pose-t-elle sur la personne âgée ?

G. A. : Comme je l’explique dans un article consacré à la question des liens entre générations à l’approche de la mort(2), la société prône volontiers la rupture avec le passé et se focalise sur le présent en laissant de côté ce que nous devons à ceux qui nous ont précédés. Elle valorise le dynamisme, l’indépendance et l’autonomie de l’individu, mais beaucoup moins les liens et les solidarités entre générations. Si elle a réussi à faire reculer la mort dans les âges extrêmes de la vie, au fond, elle ne s’intéresse pas vraiment au vieillissement et aux vieux. Tant du côté médical et soignant que du côté social – et aussi dans les colloques qui leur sont consacrés –, il est beaucoup question de la santé des sujets âgés, des soins à leur prodiguer, des dispositions à prendre en leur faveur, mais jamais de les considérer comme des personnes qui ont des choses à enseigner aux autres membres de la société sur une tranche de vie que tout un chacun est appelé à parcourir un jour.

L’I. M. : Que faudrait-il changer ?

G. A. : L’idée est d’inverser les choses, de changer de paradigme, en considérant les personnes engagées dans le dernier tiers de l’existence comme en avance sur les autres dans le cycle de vie, ayant beaucoup de choses à faire découvrir et à enseigner aux générations qui les suivent. Nous devons être attentifs à leur expérience de vie, à tout ce à quoi elles ont été et se trouvent confrontées en raison de leur âge : retraite, décès de proches, solitude… Rappelons à ce propos le privilège que nous avons de vivre dans une société composée de plusieurs générations, chacune ayant un rôle, dans l’enracinement historique, l’équilibre psychologique, l’identité des personnes, des familles et de la collectivité, ainsi que le caractère irremplaçable des relations intergénérationnelles.

L’I. M. : Ce lien ne prend-il pas racine à la naissance ?

G. A. : Certes, et depuis plus d’un siècle, psychologues et psychanalystes nous ont sensibilisés au caractère fondateur de la relation parent-enfant dans le premier âge. Un des résultats de mes recherches a été de prendre la mesure de l’importance de cette même relation à d’autres périodes de l’existence et notamment dans la phase ultime de celle-ci. Plus précisément, il s’agit d’une relation réciproque. Cet échange est un acte fondamental de la transmission entre les parents et leurs enfants, entre ceux dont la vie s’achève et ceux qui vont les remplacer. Il se joue une mise en lien du passé, du présent et de l’avenir. Tout se passe comme si ce dialogue était la condition pour que le parent puisse accepter son destin face à la perspective de la mort et pour que le fils ou la fille puisse prendre, symboliquement, sa place dans la chaîne des générations.

L’I. M. : Concrètement, que pourrions-nous mettre en place ?

G. A. : L’essentiel, c’est d’écouter vraiment et d’en retirer un enseignement. Non pas d’écouter pour faire un diagnostic. Car, celui qui n’a pas vécu les transitions, les ruptures et les découvertes de ce temps de vie ne peut pas savoir. Il n’y a que la personne âgée que l’on accompagne qui peut nous servir de guide, nous faire part d’une réalité dont nous n’avons pas encore l’expérience. Concernant la mort, par exemple, elle a été, de tout temps et dans toutes les sociétés, la source de spéculations et de rituels collectifs. La société française contemporaine a écarté ces données pour en faire une question médicale, le thème d’études scientifiques et un enjeu éthique. Je me suis alors demandé si ces dimensions symboliques et existentielles avaient disparu des consciences individuelles et collectives ou si, toujours présentes dans les esprits, elles n’utilisaient pas de nouvelles formes d’expression pour se manifester. D’où cette question fondamentale pour chacun d’entre nous : comment un être humain engagé dans la dernière étape de sa vie, ou témoin de celle-ci, fait-il face à la perspective de la mort, à quelles ressources fait-il appel ?

L’I. M. : Lorsque le sujet âgé entre dans la maladie ou la fin de sa vie, quel rôle peut jouer le soignant ?

G. A. : Les infirmières peuvent avoir un rôle privilégié. Elles ne sont pas uniquement centrées sur le diagnostic et sur les soins techniques. En s’ouvrant à l’écoute, à la connaissance des personnes qu’elles soignent, elles permettent la reconnaissance. Une relation doit prendre en compte les questions techniques, mais aussi accompagner le patient. Il n’y a pas de limite à l’écoute, et lorsqu’elle est inconditionnelle, authentique, elle aide les patients à envisager avec plus de sérénité ce qui leur arrive.

L’I. M. : S’agit-il là de bientraitance ?

G. A. : La compassion, le désir de prendre soin de l’autre, de le soutenir, de l’aider, sont très importants. Mais cette manière de le considérer et d’entrer en relation avec lui peut être mal vécue par celui qui en est l’objet, lorsqu’elle est systématique, exclusive de toute autre relation, omet en même temps de le considérer comme un sujet auteur et acteur de son existence. Dans le cas des patients âgés, il faut être attentif aux risques et aux limites d’une relation centrée sur les soins à leur prodiguer, les précautions à prendre, les protocoles à suivre. Plutôt que de cantonner le patient dans un rôle d’assisté, il est important de le considérer comme un sujet qui doit faire face à des événements et à des situations qui échappent au pouvoir de la science, et qui a besoin pour cela d’une écoute et d’un accompagnement, que le soignant est tout à fait en mesure de lui apporter.

L’I. M. : Comment illustrer cette écoute ?

G. A. : Le type d’écoute recherchée ne considère pas la personne écoutée comme un sujet souffrant, ou en difficulté psychologique – attitude couramment adoptée avec les sujets âgés –, mais comme un acteur de sa vie, à même de mobiliser ses ressources et ses capacités d’analyse pour donner du sens à ce à quoi il est confronté. Dans un de ses livres(3), la psychanalyste Danielle Quinodoz évoque le cas d’une vieille dame qui, se voyant physiquement diminuée, n’osait plus recevoir ses petits-enfants et en était très attristée : « Il a été très important pour elle que quelqu’un s’en aperçoive et que dans le regard de cette personne, elle puisse voir sa propre richesse et non seulement ses déficiences… »

1- info@laviedevantnous.com

2- « Sens et finalité des liens entre les générations à l’approche de la mort », Gérontologie et société, n° 127, 2008.

3- Vieillir, une découverte, Danielle Quinodoz, PUF, 2008.

GEORGES ARBUZ

ANTHROPOLOGUE, FORMATEUR, ENSEIGNANT EN GÉRONTOLOGIE SOCIALE

> Conseiller technique et directeur général de l’Ifepp, jusqu’en 2000.

> Membre fondateur de l’association La vie devant nous, en 2007.

> Création des groupes de réflexion et d’études sur l’avancée en âge au CEGVH (Centre d’études gérontologiques ville-hôpital) de l’hôpital Bretonneau, à Paris, en 2007.

> Enseignant à l’UFR de sciences humaines cliniques, Paris-VII, et à l’UFR Santé, médecine et biologie humaine de Paris XIII-Bobigny.

Aller plus loin

> Blog de la gérontologie : http://gerontologie.wordpress.com

Le grand âge, chance ou fatalité ?, Georges Arbuz, éd. Seli Arslan, 2003.

Préparer et vivre sa vieillesse, faire face aux nouveaux défis de l’avancée en âge, Georges Arbuz, éd. Seli Arslan, 2008.

Transitions, ruptures et découvertes de la troisième partie du cycle de vie, ce que nous apprend l’expérience des personnes engagées dans cette phase de l’existence, Georges Arbuz, Presses universitaires de Rennes, publication prévue en octobre 2014.