Guérir, question d’équilibre - L'Infirmière Magazine n° 294 du 01/02/2012 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 294 du 01/02/2012

 

MÉDECINE MAYA

REPORTAGE

LAURE GRUEL  

Au Guatemala, les Mayas ont conservé de leur grandeur passée une lecture du monde particulière. Leur perception de la santé et des soins l’est également. Un ajq’ij – chaman – depuis une vingtaine d’années, nous fait partager sa journée de soignant.

Tout a commencé par un accident de foot. Un ballon reçu sur la tête, une perte de connaissance. Depuis, Pedro souffre continuellement. Une peur intense et permanente l’habite, il ressent des frissons dans le dos, a perdu l’appétit et toute sensation de plaisir. Inquiet, son père est venu consulter Don Alberto (1), l’ajq’ij (2), « le médecin-prêtre » ou guérisseur. Celui-ci diagnostique un susto, qui signifie « peur » en espagnol.

Au cœur de la nature

Les raisons de consulter un ajq’ij sont multiples : mal de tête, échec dans les affaires, détermination d’une date pour un mariage, souffrance psychologique, mort des bêtes dans une ferme… Alors qu’en Occident, l’approche de la maladie est exclusivement biomédicale, ici, la perception du processus santé-maladie est tout autre. L’homme maya vit au cœur de la nature, en interaction permanente avec elle. Il se doit de chercher un équilibre avec chaque être, humain, animal, végétal et minéral, tout en se respectant lui-même. La médecine maya ne sépare pas le biologique du psychique, du social, de l’environnemental, ni du cosmique, la santé étant la résultante de cette attention à ce qui entoure l’homme, à ce qu’il est, le point d’équilibre parfait. La maladie vient signifier la rupture de cette harmonie, un déséquilibre. Elle ne se limite pas aux désordres biologiques. Ainsi, être triste, ne pas avoir d’énergie pour travailler ou ne pas avoir de terrain à cultiver sont perçus comme des problèmes de santé. « La maladie porte un sens qui se déchiffre. C’est un enseignement », commente Don Alberto.

Treize mois et neuf lunes

Mais seuls ceux qui y sont destinés ont le pouvoir de lire les maux et de révéler leur signification. En effet, pour prétendre devenir ajq’ij, il faut être né un jour particulier du calendrier maya. Celui-ci est composé de treize mois de vingt jours, « le temps de neuf lunes, la durée d’une grossesse », souligne Don Alberto. Il explique : chaque jour a un sens individuel, une énergie propre, modulée par le nombre (entre un et treize) qui lui est associé. Le jour de notre naissance, notre nawal (âme) détermine nos traits psychologiques innés et notre vocation professionnelle. Il définit notre identité. On ne peut s’y soustraire. Ainsi, si Don Alberto a toujours su qu’il deviendrait ajq’ij, ce n’est pas le cas de sa consœur, Celina. Celle-ci a découvert sa vocation suite à une pénible maladie : « J’ai été malade pendant trois ans. Je souffrais de vertiges, de tremblements et d’une infection de la peau. Les médicaments n’avaient aucun effet. Alors, je suis allée voir un ajq’ij. Il m’a révélé mon jour de naissance et ma vocation. Il m’a appris que je devais moi aussi exercer la médecine de nos ancêtres. Cela m’a guérie. Les médecins modernes sont incapables de soigner ce genre de maladie. » Après cette révélation, Celina est partie se former auprès des anciens et a métissé cet apprentissage de sa propre expérience. La médecine maya est essentiellement empirique.

Désormais, tout comme les autres ajq’ijab’, elle connaît et manipule le calendrier maya avec aisance. À l’aide d’une figure d’étoile, elle calcule le jour de naissance, évalue la destinée, mesure les risques de maladie, chiffre l’espérance de vie. « Pour la science occidentale, l’humain est composé de milliards de cellules ; pour nous, il est formé de milliards de chiffres », décrit-elle.

De précieux outils diagnostics

Don Alberto utilise également la science calendaire et l’arithmétique. Ce sont de précieux outils diagnostics et étiologiques. Il est justement en train de chercher les raisons du trouble de Pedro. Pour cela, il l’interroge longuement, détermine son jour de naissance et son influence énergétique, et aligne des tz’ité (haricots secs). Cette manipulation l’aide à découvrir les causes enfouies, voire déniées par le patient. Il s’agit souvent de fautes, de haines, de rancœurs ou de peurs occultées. Parfois, il arrive que le malade ne soit pas lui-même à l’origine d’une faute ou qu’il n’ait pas lui-même vécu une situation terrifiante, mais que cela soit arrivé à l’un de ses grands-parents ou arrière-grands-parents. L’énergie néfaste de cet épisode s’est alors transmise par l’intermédiaire d’une pathologie que le malade ne peut comprendre. Dans de tels cas, Don Alberto interroge directement les ancêtres décédés en lisant les mouvements d’un feu lors d’une cérémonie. « C’est parfois difficile de trouver les racines d’un problème, surtout lorsqu’il remonte aux ancêtres. Il faut alors plusieurs consultations pour les découvrir. On ne sait pas toujours par où commencer, il y a une montagne de problèmes, cela donne mal à la tête. Je conseille alors à mes patients de revenir quatre ou cinq jours plus tard et d’être attentifs à leurs rêves. Les interpréter m’aide beaucoup », confie l’ajq’ij. Une consultation diagnostique peut durer plus de trois heures. Le patient y vient rarement seul. Son conjoint, ses parents, enfants, frères, sœurs, oncles, tantes l’accompagnent souvent. Dans une perspective holistique, les guérisseurs n’isolent jamais leurs patients de leur environnement psychosocial.

La perte du jaleb’

Don Alberto a diagnostiqué pour Pedro un xib’rikil, traduction maya de susto. L’adolescent, lors de son match de football, a perdu son jaleb’, l’une des deux âmes que chacun possède, selon les croyances mayas. Situé dans le plexus solaire, le jaleb’ est le centre des émotions telles que l’amour, la haine, ou même, tout simplement, le plaisir ressenti à l’ombre d’un arbre lorsqu’il fait chaud. Ce qui explique que Pedro n’éprouve plus aucun émoi, à part la peur.

Selon le DSM (Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux), le susto est un « syndrome lié à la culture », c’est-à-dire qu’il se rencontre exclusivement dans une aire géographique précise, en l’occurrence le Mexique, l’Amérique centrale et l’Amérique du Sud. Cette maladie suscite des controverses chez les psychiatres occidentaux. Ne se développe-t-elle que dans certaines cultures, ou présente-t-elle une expression différente d’un trouble identifié en Occident mais dénommé autrement ? Pour le DSM, « différentes présentations du susto peuvent s’apparenter au trouble dépressif majeur, à l’état de stress post-traumatique et aux troubles somatoformes ». Don Alberto ne partage pas ce point de vue. Il n’utilise pas les mêmes critères diagnostiques et étiologiques. Pour lui, trois types de facteurs peuvent être responsables de ce trouble : les catastrophes naturelles, la rencontre avec un esprit malveillant - il n’est pas rare, ici, affirme-t-il, d’en croiser certains, comme le Gardien de la forêt ou la Maîtresse de l’eau - et les épisodes de violence. « Pendant la guerre civile (1960-1996), nous sommes nombreux à avoir vécu ou assisté à des viols, des tortures et des meurtres. Malheureusement, ce type d’agression est encore très courant aujourd’hui », commente le guérisseur. Le xib’rikil peut aussi avoir sa source dans des circonstances où la violence paraît plus insignifiante, comme lorsqu’il s’agit de ragots, d’injustices ou de réveils brusques. En fait, cette pathologie trouve toujours son origine dans un situation vécue comme inattendue, menaçante, terrifiante. « Après un accident, les gens vont à l’hôpital, ils sont soignés, mais ils gardent un sentiment de peur. Ils ont perdu leur jaleb’. S’il est possible de vivre longtemps sans son jaleb’, les états de panique restent très fréquents », ajoute Don Alberto. Surviennent alors souvent : troubles du sommeil, paralysies faciales, coliques hépatiques, repli social. Une situation invalidante qui peut entraîner la mort du sujet, « ou la folie », précise encore l’ajq’ij.

Le susto est l’une des six maladies identifiées par les ajq’ijab’ comme affectant la dimension mentale. Chacune conjugue des signes physiques, psycho-logiques et émotionnels qui ne peuvent s’entendre uniquement dans leur dimension individuelle. Ces six pathologies constituent des maladies évolutives. Chacune requiert un traitement spécifique, culturellement pertinent. Aussi, pour le guérir, Don Alberto préconise à Pedro la cérémonie du yikb’al. Demain, ils se rendront ensemble sur le lieu de son traumatisme. Don Alberto y appellera le jaleb’ de son patient avant qu’il ne disparaisse. « Le yikb’al n’est pas toujours possible, explique t-il, il ne faut pas attendre pour faire cette cérémonie, car le jaleb’ ne reste pas longtemps sur les lieux de l’accident. Il peut s’en aller, voire s’accrocher à un animal qui passerait par là, comme un chat ou un chien. »

Ainsi, le premier pas vers la guérison est la compréhension des fondements du trouble. « Chaque maladie a sa racine, il faut la chercher », assène le guérisseur. C’est elle qui détermine le traitement à suivre. Les soins débutent habituellement par une purification corporelle. L’ajq’ij réalise un « lavement spirituel » en balayant le corps du patient avec des branchages de plantes spécifiques (citron, tabac…). Il s’agit de retirer de l’organisme les énergies négatives de la maladie. Ingestion de plantes, massage, forme de psychothérapie, cérémonie d’offrandes appartiennent également à l’arsenal thérapeutique des guérisseurs. Dans tous les schémas de traitement, la spiritualité est privilégiée comme principe régulateur de l’équilibre. La guérison, comme la maladie, est un processus qui peut s’avérer long.

Un jour pour la sagesse

Il est temps pour Don Alberto de prendre congé de son patient. Aujourd’hui, nous sommes le 9 Bat’z et il est attendu à une cérémonie. En chemin vers la forêt voisine, il explique : « Chaque année, nous nous retrouvons entre ajq’ijab’ pour célébrer ce jour du 9 Bat’z. Bat’z représente la sagesse. On invoque son énergie, elle nous aide à avoir de la force et du discernement pour soigner nos patients. » Sous les pins, des femmes disposent les fleurs disposées en cercle : arums, roses, marguerites. Au centre, le maître de cérémonie trace le symbole de Bat’z - un cercle divisé en trois - avec du sucre. Dans le calendrier maya, chaque jour est personnifié tel un dieu. Bat’z est le principe cocréateur de la vie supérieure. On le représente sous la forme d’un fil ou d’une corde, qui illustre le déroulement de la vie de l’être humain, mais aussi celui du temps et de l’histoire.

Sur le glyphe, s’ajoutent maintenant bougies, résine et miel. Des offrandes, pour remercier, mais aussi pour demander. La cire des chandelles et le miel concentrent l’essence d’une multitude de fleurs. Quoi de plus beau à offrir que ce panaché de nature à celui qui l’a créée ? Les ajq’ijab’ se coiffent d’un tissu rouge et allument les bougies. Au siècle dernier, les guérisseurs auraient porté des plumes d’oiseau, peut-être de quetzal, signe d’élévation de l’esprit, de communication avec le créateur. Les plumes furent interdites, le symbole est resté. Don Alberto entonne de longues mélopées. Les ajq’ijab’ s’agenouillent et prient. Les flammes montent haut, c’est bon signe.

Longtemps, ces pratiques de soin ont été bannies. Aujourd’hui, elles sont mises à mal par les bouleversements culturels qui s’opèrent dans les campagnes du Guatemala. Les valeurs occidentales et les nombreux mouvements religieux naissants malmènent les traditions. Pourtant, la région souffre d’un cruel manque de ressources sanitaires. On ne dénombre qu’un médecin et une infirmière pour 11 500 habitants, et aucune stratégie de santé n’a été culturellement définie (méconnaissance de la langue maya locale, différences d’interprétation des symptômes, prix des traitements). Don Alberto s’inquiète de cette situation. Alors, avec d’autres ajq’ijab’, il a décidé de réagir. Regroupés en association, ils s’organisent pour sauvegarder leurs connaissances, faire reconnaître leurs pratiques et transmettre au plus grand nombre cette médecine traditionnelle héritée de leurs ancêtres.

1 - Don Alberto est membre de l’ONG Medicos Descalzos. Elle a pour mission de revaloriser la médecine traditionnelle maya et de favoriser l’accès des populations rurales du Guatemala à des soins de santé primaire.

2 - Ajq’ij (pluriel : ajq’ijab’) se prononce « arkir ».