Soigner, ou accepter la rencontre - L'Infirmière Magazine n° 260 du 01/05/2010 | Espace Infirmier
 

L'Infirmière Magazine n° 260 du 01/05/2010

 

Vous

Vécu

À l'heure où ma première expérience en milieu de soins touche à sa fin, je ne saurais me passer de rendre un hommage, le premier, à tous ces hommes et femmes brièvement rencontrés. Ce ne sont que quelques heures, quelques moments passés auprès d'eux, vulnérables inconnus, tassés dans leurs lits tous identiques, aux draps blancs striés de bleu. Quelques heures seulement à palper ces corps en friche, à toucher ces peaux meurtries par d'innombrables hématomes, plaies, escarres, piqûres. Des peaux de parchemin tachées d'encre, fatiguées des coups, et du temps qui les bouscule. Ils se laissent faire, à demi-rassurés, à demi-résignés, juste abandonnés à ces mains qui les frottent, qui les massent, qui les tournent, puis les retournent, comme on pétrit du pain. Certains gémissent, d'autres sourient, d'autres encore sont absents, ont déjà quitté ce corps qui ne voulait plus d'eux. Alors, on nettoie, on débarrasse, on allège, on soulage, peut-être, un peu. Et l'on referme la porte avec, au fond de la gorge, des vapeurs d'eau de Cologne.

Danse et plénitude

Comment peut-on médire de cette faiblesse-là ? Comment éprouver du dégoût devant ces êtres qui n'ont plus d'autre choix que de faire confiance ? C'est nous qui nous sentons soudain insignifiants, ridicules, maladroits. Et nous envions parfois ce laisser-aller si complet, devant notre propre rigueur mécanique. Le corps malade est comme le corps du danseur après la chute, il a cette grâce si particulière, cette plénitude. Et peu importe qu'il se vide, se tortille, qu'il se déforme, il est, à chaque instant, comme plus proche de son essence, de sa nudité première. Il porte les stigmates de son existence, la pleine pesanteur de ses formes, à l'image de ses seins lourds et âgés qui reposent sur les flancs. C'est la nonchalance de l'animal qui somnole au sol, le charme du bois qui craque, le chant de la porte que chatouillent les gonds. Et puis, il y a les regards. Ces yeux qui consentent, ces yeux vides aussi, parfois, qui préparent déjà le long voyage de l'âme au dehors.

Soigner, c'est réapprendre l'émerveillement. Comprendre que pour ceux que la maladie a projetés dans cet espace sans repères, rien ne va plus de soi, et qu'il faut tout réapprendre. Comprendre l'hésitation d'une main devant l'objet que l'on croyait si familier et qui, insidieusement, semble s'être transformé, déformé, devenant soudain désespérément étranger.

Apprendre à s'étonner

Soigner, c'est savoir qu'il faudra rassurer, accompagner la paume qui enserre trop brusquement la brosse à dents, alléger un membre devenu trop lourd, guider le regard anxieux devant ce miroir qui, obstinément, se tait. Soigner, c'est apprendre, à nouveau, avec l'Autre, à s'étonner. C'est porter de l'attention à toutes ces « petites choses », à tous ces détails que le quotidien, parfois, émousse, à ce superflu tellement essentiel.

Soigner, c'est ne jamais cesser d'être avec : com-muniquer, com-patir, com-munier.

Ni masque ni mensonge

Et pourtant, l'on voudrait parfois rendre à ces corps leur solitude, l'on voudrait se faire encore plus petit, encore plus discret, feutrer nos pas à l'entrée de la chambre, ne pas devoir porter la nudité de l'autre. Il n'y a pas de mensonge, pas de tricherie possible, pas de masque derrière lequel se réfugier. Quel uniforme, même le plus blanc, le plus neutre qui soit, pourrait tenir tête à ce regard qui nous transperce, qui semble fouiller et retourner notre âme ? La nudité exige la nudité : il faudra tout dire désormais. Inutile d'inventer quelque futile prétexte à notre retard, à notre empressement, à nos gestes ma- ladroits quand le temps manque. Le reproche s'exprime déjà dans une moue à peine dessinée, un silence obstiné, une provocante langueur.