Une faim de santé - L'Infirmière Libérale Magazine n° 304 du 01/06/2014 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Libérale Magazine n° 304 du 01/06/2014

 

Nutrition

Dossier

MARIE FUKS*   RAPHAËL DELERUE**  

L’alimentation est le seul facteur environnemental complètement dépendant de l’homme qui peut à la fois prévenir les maladies, en augmenter le risque de survenue et aider à soigner. Par leur rôle d’éducation, les soignants contribuent à préserver simultanément l’état nutritionnel et le plaisir de bien manger.

La diversification alimentaire a permis de réduire les problèmes de carences sévères. Mais elle a engendré d’autres maux tout aussi préoccupants en termes de santé publique. Cela explique pourquoi la santé influence de plus en plus l’alimentation des Français (1) et en quoi la nutrition dans son acception large – intégrant l’alimentation et l’activité physique – constitue aujourd’hui un élément à part entière de la politique globale de santé.

UN QUART DE LA MORTALITÉ MONDIALE

« Au cours des trente dernières années, confirme Serge Hercberg, professeur des universités- praticien hospitalier en nutrition à l’Université Paris 13/Hôpital Avicenne à Bobigny (Seine-Saint-Denis) et président du Programme national nutrition santé (PNNS), de nombreux travaux scientifiques ont mis en évidence le rôle des facteurs nutritionnels dans le déterminisme de nombreuses maladies chroniques : maladies cardiovasculaires (MCV), diabète, cancers, ostéoporose, mais aussi certaines pathologies digestives, ostéo-articulaires, thyroïdiennes, dermatologiques, neurologiques (déclin cognitif)… » L’alimentation serait également en cause dans le développement de 30 % des tumeurs cancéreuses. Selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), 25,2 % de la mortalité totale dans le monde est attribuable à une combinaison de facteurs de risque d’origine nutritionnelle : hypertension artérielle, obésité, inactivité physique, hypercholestérolémie, hyperglycémie, alcool.

Ce rapport entre alimentation et développement de certaines maladies est particulièrement probant dans des pays comme la Chine, l’Inde, le Brésil ou le Mexique, où s’opère une transition alimentaire aux dépens de l’alimentation traditionnelle, transition associée à des épidémies d’obésité et de diabète. Le Mexique est classé par l’OMS numéro 1 mondial pour l’obésité infantile. Si la tendance se maintient, il y aura plus d’obèses dans ce pays qu’aux États-Unis en 2018.

Des données d’autant plus préoccupantes que la consommation d’acides gras saturés (lire encadré p. 24), en cause dans l’obésité, constitue le principal facteur de risque d’athérosclérose et d’atteinte coronaire. Une étude réalisée sur une cohorte d’infirmières volontaires et publiée dans le New England Journal of Medicine (2) montre qu’une augmentation de 5 % de la consommation de graisses saturées accroît le risque de MCV de 17 %. Une augmentation de 5 % de la consommation de graisses “trans”, qui sont pourtant des acides gras insaturés, majore le risque de 93 %.

PLUS DE FRUITS, MOINS DE SEL

Il est donc important de bien connaître la nature des graisses que nous consommons (lire l’encadré p. 24). D’autant que ces graisses interviennent également dans la survenue de nombreux cancers, probablement en désactivant des gènes de suppression des tumeurs cancéreuses. « Cela dit, commente le Pr Hercberg, la nutrition présente l’avantage d’être le seul facteur sur lequel on a la possibilité de s’autodéterminer et d’agir préventivement en choisissant le contenu de son assiette et son mode de vie. Bien équilibrée et bien dosée, elle peut devenir le meilleur ami de l’homme. »

Entre un tiers et un quart des cancers les plus fréquents pourraient être évités grâce à la prévention nutritionnelle, d’après le Fonds mondial de recherche contre le cancer. À titre d’exemple, 65 % des cancers des voies aéro-digestives hautes, 50 % des cancers colorectaux et plus de 45 % des cancers du col de l’utérus pourraient être évités par la nutrition. « La consommation de fruits et légumes est typiquement l’exemple des aliments dont tous les travaux montrent l’intérêt protecteur et préventif sur les risques de cancers mais aussi sur l’ensemble des maladies chroniques », poursuit le Pr Hercberg. Dans un autre registre, en réduisant la consommation de sel de dix à cinq grammes par jour, on pourrait réduire le taux global d’accident vasculaire cérébral (AVC) de 23 % et le taux de MCV de 17 % en Europe, d’après le bureau européen de l’OMS. Par ailleurs, il existe également une relation entre le niveau d’activité/de condition physique et la prévention de sept maladies chroniques. Plus l’activité physique est régulière, plus son effet est bénéfique : réduction du risque de 33 % pour les MCV, 31 % pour les AVC, 32 % pour l’hypertension artérielle, 30 % pour le cancer du côlon, 20 % pour le cancer du sein et 42 % pour le diabète de type 2 (3). D’une manière générale, un niveau élevé d’activité réduit le risque de mortalité prématurée et de mortalité toutes causes confondues.

CHAMP MÉCONNU

Autant dire que les soignants disposent d’arguments documentés dans le cadre de leur rôle d’éducateur en santé. Toutefois, comme en témoigne Charlotte Deschamps, infirmière libérale dans les Yvelines, « pour pouvoir en tirer tous les bénéfices dans notre exercice quotidien, la formation initiale mériterait d’accorder plus de temps au rôle spécifique de l’alimentation dans le soin. Personnellement, je fais régulièrement l’expérience de me retrouver confrontée à la question de la nutrition comme élément à part entière du soin, mais aussi dans mon rôle d’information et d’éducation en santé publique, et je ressens vraiment le besoin d’approfondir ces questions dans le cadre de la formation continue ». Qu’il s’agisse d’équilibrer un diabète, d’optimiser un traitement par anti-vitamine K ou un traitement hypolipémiant (4), d’aider à la guérison d’escarres (lire l’interview ci-contre) ou de limiter l’impact nutritionnel des traitements anticancéreux, l’alimentation couvre un champ de connaissances encore largement sous-exploité, voire méconnu. « Lorsqu’un patient diabétique à qui vous avez conseillé d’associer des légumes (car il ne mange que des féculents) vous annonce, ravi, qu’il a ajouté à son dernier repas une pomme de terre à son riz, on prend conscience du travail à faire dans ce domaine pour améliorer l’équilibre nutritionnel de la population en intégrant des conseils nutritionnels dans nos démarches globales de soins », souligne l’infirmière.

L’alimentation peut également être un traitement en soi, qu’il s’agisse de traiter une intolérance au gluten ou au lait de vache, ou encore, par un régime approprié, certaines formes d’épilepsies sévères pharmaco-résistantes. « Ce régime, oublié depuis presque cent ans, est aujourd’hui proposé par certains services de neurologie français », explique Iris Hafner, mère de Nolan, un petit garçon de cinq ans atteint du syndrome Doose (épilepsie avec crises myoclono-astatiques, forme rare d’épilepsie) actuellement traité par alimentation cétogène. « Lorsque le neurologue de l’hôpital Bicêtre nous l’a proposé, nous n’avons pas hésité un instant, malgré les contraintes importantes qu’il engendre à la fois en termes de privation pour l’enfant, de préparation des repas pour les parents (il faut tout calculer au gramme près) et d’organisation de vie. » Ce régime repose sur une réduction drastique des apports en sucre, l’augmentation importante des apports en graisses et un calcul des protéines au plus juste pour couvrir les besoins de l’enfant pour sa croissance.

L’efficacité du traitement, car il s’agit bien d’un traitement alimentaire, peut varier selon la forme d’épilepsie. Les syndromes de Dravet, EEPOCS (encéphalopathie épileptique avec pointe-ondes continues du sommeil), Lennox-Gastaut et Doose semblent répondre le mieux à ce régime. De fait, Nolan ne fait plus de crises depuis qu’il suit ce traitement. Un livre de recettes, Petits plaisirs cétogènes (5), permet de faciliter la réalisation des repas et fait en sorte que le temps du repas reste un temps de plaisir partagé pour tous.

PATIENTS DÉROUTÉS

La question de ce qui est bon ou moins bon pour la santé revient régulièrement dans le quotidien des soignants. « Au-delà des conseils élémentaires relevant des connaissances de base, nous sommes parfois interpellés sur le fait que certains aliments, comme le lait et les produits laitiers, la viande, voire le vin, sont tantôt pourvoyeurs de risques pour la santé (risque cardiovasculaire, cancer des voies aéro-digestives et du sein…), tantôt bénéfiques (apports en calcium, équilibre protéino-énergétique, etc.), voire utiles à la prévention de certaines maladies (ostéoporose, par exemple), remarque Nathalie Kornfein, infirmière libérale à Lyon (Rhône). Ce n’est pas toujours facile de répondre aux patients déroutés par cette réalité contradictoire qui transforme souvent le plaisir de manger en casse-tête. » Une réalité face à laquelle les spécialistes recommandent d’avoir une approche globale et transparente, ce qui suppose une bonne connaissance du sujet pour informer patients, famille et entourage objectivement, sans dramatiser mais sans banaliser non plus. Par exemple, à propos du vin, un verre par jour est associé à un risque faible mais suffisamment significatif pour la santé. Dès lors, chacun peut décider de manière éclairée de consommer ou non de l’alcool ou tout autre aliment présentant à la fois des facteurs de risque et de protection pour la santé.

Pour Nathalie Kornfein, « le discours doit être adapté au cas par cas, selon qu’il s’agit de prévention primaire [visant à éviter ou à réduire le nombre et la gravité des maladies] ou de conseil aux patients à différents stades d’une maladie ». Dans le premier cas, il est essentiel de rappeler que l’équilibre alimentaire ne se fait pas lors d’un seul repas, que l’alimentation peut concilier plaisir et santé, qu’elle ne doit pas se transformer en obsession, qu’il est possible de réduire le risque des maladies en privilégiant une alimentation équilibrée et que les régimes restrictifs sont souvent plus délétères qu’ils ne sont efficaces.

TORTILLAS, CHIPS ET SOUFFLES…

À cet effet, les soignants peuvent se référer aux recommandations générales du PNNS (lire l’encadré sur la page de gauche) qui précisent les règles de base de l’équilibre alimentaire pour tous. « On sera plus exigeant avec un patient dont la guérison et la prévention secondaire [destinée à réduire l’évolution de la maladie] justifient de suivre certaines consignes nutritionnelles qu’avec un patient en soins palliatifs pour lequel on privilégiera le plaisir avant tout. »

Globalement, la situation nutritionnelle des Français progresse depuis la mise en place du PNNS, mais reste fragile, comme le montrent les conclusions du rapport rendu à la ministre de la Santé en novembre dernier (6). Celles-ci indiquent entre autres que les recommandations nutritionnelles sont connues. Pourtant, 43 % de la population générale seulement consomme les cinq fruits et légumes recommandés par jour. Les bonnes pratiques sont mieux observées chez les personnes ayant les plus hauts revenus. « Il est donc très important de maintenir un équilibre adéquat entre une sensibilisation accrue du public et la facilitation de choix sains en créant les conditions dans lesquelles le choix sain est le choix le plus facile, conclut le Pr Hercberg. C’est la raison pour laquelle, parmi les quinze mesures proposées à Marisol Touraine pour relancer la politique de santé nutritionnelle française (taxation/réduction de TVA sur les aliments en fonction de leur qualité nutritionnelle ; régulation de la publicité à la télévision…), j’ai suggéré la création d’un visuel facile à comprendre sur la face avant des emballages. Ce visuel permettrait à chacun de reconnaître d’un seul coup d’œil, à l’instar des étiquettes énergie, la qualité nutritionnelle de l’aliment sans avoir à décrypter la liste des valeurs nutritionnelles et des ingrédients. » Au quotidien, ce système permettrait de savoir très facilement que les tortillas sont de meilleure qualité nutritionnelle que les chips, elles-mêmes meilleures que les soufflés au fromage. Pour une même catégorie de produits, on pourrait également différencier les marques entre elles, ce qui favoriserait l’émulation entre fabricants pour améliorer la qualité nutritionnelle de leurs produits. De quoi donner du grain à moudre aux soignants pour rendre leur discours éducatif encore plus efficace.

(1) En attestent nombre d’études : Credoc 2005, Baromètre Santé nutrition 2008, Étude sur la relation nutrition et santé.

(2) En ligne : bit.ly/1vFpwuh

(3) À lire dans le Canadian Medical Association Journal : bit.ly/1jrK9VE

(4) Une nutrition mal équilibrée peut réduire de 20 à 100 % l’efficacité des médicaments hypolipémiants sur la cholestérolémie et la triglycéridémie.

(5) John-Libbey Eurotext, 13 euros.

(6) “Propositions pour un nouvel élan de la politique nutritionnelle française de santé publique dans le cadre de la Stratégie nationale de santé” (bit.ly/1jxLSE4).

Repères

La santé dans l’alimentation des Français

• 85 % des ménages estiment que la manière dont ils mangent influence leur santé.

• 75 à 85 % de la population connaît le repère de consommation du PNNS sur les fruits et légumes (contre seulement 2,5 % en 2002).

• 26 % affichent un comportement alimentaire tourné essentiellement vers la santé.

• 21 % recherchent une alimentation saine et équilibrée à base de produits frais.

• Les maladies cardiovasculaires et l’obésité sont les risques nutritionnels dont les Français ont le plus conscience.

Source : enquête Credoc (2005) – NutriNet Santé (2011).

Recommandations

Il y a acides gras et acides gras…

Deux grands types d’acides gras composent les graisses alimentaires : les saturés et les insaturés. Dans la consommation des Français, les graisses saturées atteignent 40 % des apports nutritionnels conseillés, alors que, selon les recommandations, elles ne devraient pas dépasser 20 à 25 %. Voici trois axes d’amélioration.

• Réduire les acides gras saturés (AGS) “visibles” (présents dans le beurre, les graisses de friture) ne suffit pas : il faut aussi se méfier des AGS “invisibles” (contenus dans les viandes, charcuteries, fromage, laitages au lait entier, crème fraîche, viennoiserie, pâtisseries).

• Privilégier des aliments contenant des acides gras essentiels (acide linoléique, oméga 3 et oméga 6), mono- et polyinsaturés (huile d’olive, de colza, volaille, tournesol, poissons, noix…).

• Se méfier des acides gras insaturés trans : ces faux amis, issus de l’hydrogénation partielle des huiles, sont présents dans les viennoiseries, biscuiteries et pâtes feuilletées industrielles. Ils jouent un rôle physiologique proche des acides gras saturés.

Interview Nathalie Kornfein, infirmière libérale à Lyon (Rhône)

« Un grand rôle contre les escarres »

Quel rôle pour l’alimentation dans la prise en charge des escarres ?

Sachant que la dénutrition protéino-énergétique fait le lit des escarres mais que l’alimentation peut aussi jouer un rôle important dans leur guérison et leur prévention, je veille tout particulièrement aux apports nutritionnels chez les personnes alitées ou à mobilité réduite du fait de leur maladie ou de l’âge.

Comment cela se traduit-il dans votre pratique ?

J’insiste auprès des patients, des auxiliaires de vie ou de l’entourage sur la nécessité de veiller principalement aux apports diversifiés et riches en protéines, de manger à la demande pour le patient, soit dans le désir et pas dans le “gavage”, en fractionnant les repas à volonté. Je veille auprès du médecin à ce que les patients à risque bénéficient d’une prescription de compléments alimentaires dès leur sortie de l’hôpital, car ils aident dans un premier temps à reprendre des forces et suscitent chez certains patients l’envie d’une alimentation normale.

Conjuguez-vous alimentation per os et alimentation artificielle ?

Oui, dès que je constate une perte de poids malgré des mesures alimentaires correctes, je sollicite le médecin pour mettre en place une nutrition parentérale, voire entérale précoce, tout en recommandant au patient de manger tout ce qu’il veut dès lors que cela lui procure du plaisir.

Recherche

Les infirmières sont appelées à contribuer au programme de recherche NutriNet-Santé, qui permet de suivre pendant cinq ans les habitudes alimentaires et la santé des participants par le biais d’un site Internet. Le directeur de l’étude souhaite en effet « créer une cohorte d’infirmières au sein des 500 000 “nutrinautes” déjà engagés. Cela pourrait apporter un éclairage particulièrement intéressant à l’équipe de l’Unité de recherche en épidémiologie nutritionnelle, qui gère cette étude ».

→ Plus d’informations sur www.etude-nutrinet-sante.fr

POLITIQUE DE SANTÉ

PNNS La référence en nutrition

Lancé en janvier 2001, le Programme national nutrition santé (PNNS) a pour objectif d’améliorer l’état de santé de l’ensemble de la population en agissant sur deux de ses déterminants majeurs : une alimentation saine et la pratique d’une activité physique régulière. Inscrit dans le Code de la santé publique depuis juillet 2010, il définit les objectifs de la politique nutritionnelle des pouvoirs publics et les actions à mettre en œuvre *. Associé au premier Plan cancer (2004), dont un chapitre est consacré à la prise en compte de l’influence de l’alimentation dans le développement des cancers, le PNNS constitue le fer de lance de la politique nutritionnelle en France.

* À consulter via le lien raccourci bit.ly/T6HwiD sur le site Internet de l’INPES.

EN SAVOIR +

→ Le guide de recettes Cuisinons plaisir et équilibre est le fruit du travail de cinq diététiciennes libérales et hospitalières pour Diabolo, le réseau diabète Orléans-Loiret. À destination prioritairement des personnes diabétiques, en surcharge pondérale « comme à toute personne souhaitant retrouver un équilibre alimentaire », il contient de plus de 150 recettes « pour se faire plaisir tous les jours ». Au menu, potage libanais, goulasch de bœuf, macaronis au saumon, fondant Belle-Hélène…

Bon de commande (10 euros, plus frais de port) sur reseau-diabolo.blogspot.fr