Réflexion sur la sécurité des soins en pratique à la lumière de l’ergologie - Objectif Soins & Management n° 0295 du 12/10/2023 | Espace Infirmier
 

OBJECTIF SOINS n° 0295 du 12/10/2023

 

DOSSIER

Gerusa Ribeiro   Denise Pires   Magda Scherer  

Infirmière, professeur d’enseignement technique et technologique professionnel, Institut fédéral de l’éducation, des sciences et de la technologie de Santa Catarina (IFSC), Brésil. Programme de troisième cycle en technologies radiologiques, EST - Groupe de recherche sur l’éducation, le travail et la santéInfirmière, professeur titulaire à l’université fédérale de Santa Catarina, Brésil. Programme de troisième cycle en soins infirmiers, Praxis - Laboratoire de recherche sur le travail, l’éthique, la santé et les soins infirmiers. Chercheuse au Conseil national pour le développement scientifique et technologique (CNPQ), BrésilProfesseur à la Faculté des sciences de la santé, Université de Brasília, District fédéral, Brésil. Responsable du groupe d’études et de recherches sur le travail, la gestion et la formation dans le domaine de la santé, CNPq

Une étude qualitative, guidée par l’approche ergologique, a été réalisée dans un hôpital du sud du Brésil. Elle s’est intéressée à l’écart existant entre ce qui est enseigné en classe sur la sécurité des patients et ce qui se passe dans les situations réelles de formation en soins infirmiers. Cette démarche a permis d’initier un dialogue sur les savoirs, les expériences et les points de vue de chaque intervenant.

Au Brésil, la main-d’œuvre infirmière se compose de 25,79 % d’infirmières (cadres), titulaires d’un diplôme universitaire après cinq ans d’études, et de 66,69 % de techniciennes en soins infirmiers (infirmières), titulaires d’une formation professionnelle de deux ans, ainsi que d’aides-soignantes, en nombre décroissant. Les infirmières assurent les soins, la gestion, l’enseignement et la recherche, et ont la responsabilité technique du travail des techniciennes et des assistantes. Dans les situations graves et d’urgence, le rôle de la technicienne est limité et l’infirmière (cadre) est alors responsable de la prise en soin et de la prise de décision.

Les professionnels infirmiers sont formés pour fournir, en toute sécurité, des soins à différents niveaux de complexité. Cependant, la littérature montre l'existence d'un non-respect de la sécurité des soins, une pratique erronée en matière d’hygiène des mains, de manipulation des aiguilles et des déchets biologiques des services(1). Il est nécessaire d’investir davantage dans la formation continue et d’inclure ce sujet dans la formation initiale(2, 3).

Les organisations de soins sont encadrées par des normes et des protocoles, essentiels dans un contexte où la mise à jour constante des connaissances est nécessaire afin de pratiquer des soins sûrs. Ces organisations sont des terrains d’exercice pour les universités et les écoles professionnelles, où les infirmières enseignantes emmènent leurs étudiants pour une expérience pratique, partagée avec les infirmières responsables des services.

Dans le scénario d’enseignement-apprentissage, le débat des normes, le conflit et la transgression sont présents dans l’activité du personnel infirmier et montrent le contexte, les circonstances et les contradictions des environnements et des personnes, intégrés dans l’action même des enseignants et des étudiants(4).

Cette étude vise à comprendre, en s’ancrant dans les préceptes de l’ergologie, comment les enseignants et les étudiants en soins infirmiers développent les préceptes de sécurité des patients dans les situations d’enseignement et d’apprentissage.

Méthode

Il s’agit d’une étude qualitative réalisée en 2018 dans une unité pédiatrique d’un hôpital public du sud du Brésil.

Les protocoles et procédures, les règlements d’affectation des équipes, la législation professionnelle des soins infirmiers et le programme national de sécurité des patients(5) ont été analysés.

Puis, des activités pratiques par des étudiants d’une formation professionnelle en soins infirmiers dans un établissement public fédéral, ont été observées pendant 12 heures au total. Des étudiants en soins infirmiers de premier cycle et un enseignant ont également participé à l’activité pratique.

Ensuite, une situation d’enseignement-apprentissage a été sélectionnée et a fait l’objet d’un entretien d’auto-confrontation avec l’enseignante de la formation professionnelle, au cours duquel le participant observe son activité et est invité à y réfléchir. Selon l’ergologie, comprendre l’activité signifie aller au-delà de l’observation de la tâche réalisée et de l’accomplissement des protocoles. Il s’agit de s’intéresser à la gestion par le travailleur de ce qui est prescrit, de ce que la situation exige et du débat de normes et de valeurs qui l’amène à faire certains choix sur la manière d’agir(6).

Dans l’auto-confrontation, selon Clot(7), le sujet découvre son activité. Les récits auto-confrontés donnent voix à des situations qu’il ne pourrait pas exprimer seul, « Il se trouve dans une situation de mise à distance forcée de certaines choses, de se considérer comme l’acteur – en partie étranger – de l’action elle-même ». Le recours à l’auto-confrontation permet au « je » du discours de donner du sens au « je » de l’action, ainsi qu’aux autres acteurs qui composent le scénario.

La présentation des données d’observation a donné lieu à un dialogue de deux heures entre l’un des protagonistes de l’activité, l’enseignante et le chercheur, ainsi qu’à une réflexion individuelle sur d’autres façons de faire et sur ce qui aurait pu être fait.

Toutes les précautions éthiques ont été respectées, conformément aux lignes directrices et aux normes réglementaires pour la recherche impliquant des êtres humains au Brésil.

Résultats

La situation d’enseignement et d’apprentissage

Dans la pratique d’enseignement effectuée par une infirmière (cadre) nommée Hélène (pseudonyme), enseignante dans le cadre de la formation professionnelle, avec ses étudiants, l’enseignante a pris en charge les soins intégraux d’un enfant diagnostiqué avec une pneumonie et un pneumothorax ouvert. L’enseignante a délégué la planification des soins et des médicaments à trois étudiants sous sa direction.

À un moment donné, un autre groupe d’étudiants et une enseignante de la formation infirmière de premier cycle, nommée Laura (pseudonyme), appartenant à un autre établissement d’enseignement et effectuant également des activités pratiques en pédiatrie, ont annoncé qu’ils allaient refaire le pansement du drain thoracique de l’enfant à ce moment-là.

Laura a observé que le groupe d’étudiants en formation professionnelle n’avait pas les compétences techniques nécessaires pour changer ce type de pansement et que cette tâche incombait plus aux étudiants du premier cycle. Hélène s’est sentie incommodée face à cette situation, car le pansement faisait partie des soins complets qu’elle avait accepté de réaliser cet après-midi-là, en accord avec l’infirmière en chef de l’unité.

Par ailleurs, elle a évoqué, à ce moment là, les médicaments que recevait l’enfant. Elle a insisté sur le fait que l’analgésie n’avait pas encore été administrée, ce qui pouvait contribuer à la douleur de l’enfant lors du changement du pansement. En effet, les antibiotiques sont perfusés et en place avant que les analgésiques ne soient administrés, comme le recommande le protocole institutionnel pour l’administration des produits injectables et des médicaments.

Laura est alors intervenue, suggérant d’administrer de la dipyrone (antalgique utilisé au Brésil) par voie intraveineuse en même temps que l’antibiotique. Ce qui a fait réagir Hélène, qui a dit alors: « Ne mélangez pas les médicaments, attendons que l’antibiotique se soit écoulé et administrons le Tramal® conformément à la prescription et au protocole de perfusion des médicaments. Et ensuite, vous pourrez venir faire le pansement. Vous ne le ferez pas avant cela ! »

Néanmoins, Laura a insisté pour faire le pansement et a observé que l’enfant souffrait beaucoup lorsqu’on le manipulait. Hélène s’est sentie mal à l’aise et gênée par cette situation imposée, par le manque de respect des prescriptions médicales et du protocole, ainsi que par les problèmes de communication avec le groupe responsable des soins de l’enfant.

Il a également été noté que Laura a fait approuver son choix par l’infirmière en chef de l’unité, dont elle était très proche, ce qui semble porter atteinte à son autonomie et exprime un certain manque de respect par rapport aux connaissances techniques et scientifiques de sa collègue, infirmière et enseignante en formation professionnelle.

Finalement, la prescription médicale et le bien-être du patient ont prévalu. Le groupe des étudiants a attendu et a réalisé le pansement après l’administration de l’analgésie par le groupe de formation professionnelle.

Cependant, le groupe des étudiants de premier cycle (étudiants et enseignant) n’a pas fait de transmissions sur le déroulement de la procédure, sur l’état du site d’insertion du drain ni sur l’état de l’enfant. La professeure Hélène et les étudiants en formation professionnelle ont consigné ce qui s’était passé dans le dossier médical, conformément au protocole, et ont informé l’équipe pédiatrique.

En ce qui concerne les règles de pratique, l’hôpital et le service de pédiatrie disposent d’un protocole institutionnel pour l’administration des injectables et des médicaments, mais il n’existe pas de documents réglementaires décrivant les tâches des différents membres de l’équipe soignante.

L’autoconfrontation : point de vue du protagoniste de l’activité

Lors de la réflexion sur ce qui s’est passé dans la pratique pédagogique, Hélène, l’enseignante cadre du cours professionnel, a évoqué les difficultés des relations interpersonnelles et les conflits entre ce qui était prescrit dans le protocole et ce qui était réalisé dans la pratique.

« Nous devons souvent jouer les médiateurs pour ne pas provoquer de conflit, pour arriver à une conclusion sur ce qui est juste (...) chacun a sa propre façon de l’appliquer. C’est très compliqué parce que lorsque l’enseignant-cadre entre en stage, il se trouve dans un environnement qui n’est pas son lieu de travail, ce ne sont pas ses collègues de travail et les étudiants sont en train d’apprendre en situation clinique. Je dirais que c’est un moment très stressant, puisque nous devons analyser le principe d’atteinte à la connaissance scientifique. Nous savons qu’il y a différentes façons de le faire : ce qui n’est pas toujours bien ou mal. Je demande à l’étudiant de ne pas oublier le principe de la connaissance. La pharmacie, elle-même, a différents protocoles de dilution et d’administration, et l’analyse de la situation entre le réel et le prescrit d’une situation doit être pris en considération par les étudiants ».

Elle a également mentionné la tâche difficile de maintenir une bonne relation avec l’équipe qui travaille dans les lieux d’exercice, réalisant que les heures de travail parfois longues, combinées à des déficits dans les conditions de travail, interfèrent avec les relations interpersonnelles. « En tant qu’enseignants, nous devons nous mettre à la place de ces professionnels et veiller à ne pas provoquer de conflits avec les professionnels qui sont là dans cet environnement parfois malsain. L’enseignant doit gérer ces situations complexes et avoir une bonne relation avec l’équipe qui y travaille ».

Hélène s’est sentie embarrassée, lorsque les soignants habitués au service n’ont pas suivi les protocoles institutionnalisés existants mais ont adopté leurs connaissances issues de la pratique, institutionnalisées. Et surtout, encore plus mal à l’aise, lorsqu’ils les ont enseignées en se basant sur les protocoles institutionnalisés. « Je pense que de nombreuses situations peuvent être gérées de cette manière, mais le conflit qui a surgi ce jour-là... cela ne sert à rien. Parce que lorsque vous êtes avec le patient et que le professionnel vous met dans une situation où vous faites quelque chose de mal devant l’étudiant, alors nous avons besoin du protocole institutionnalisé. Si l’établissement n’en a pas, je dois, en tant qu’enseignante, apporter mes connaissances. J’ai eu des stages où les étudiants arrivaient et se trompaient parce que chacun avait une technique différente. Je ne vais pas dire que le professionnel faisait mal les choses, mais je n’appliquais pas la technique parce que je ne savais pas comment la faire de cette manière. S’ils ont toujours fait comme ça, qu’ils le fassent et qu’ils prennent des risques : mais je ne le ferai pas avec mes élèves ».

En ce qui concerne la collaboration avec le chef de l’unité qui ne suivait pas le protocole institutionnel, ce qui pouvait affecter la sécurité des patients, Hélène a estimé que le lieu d’exercice n’était pas adapté à l’accueil d’étudiants. « Ce qui me préoccupe le plus, c’est que j’ai porté le problème à l’attention du directeur et qu’il ne m’a pas répondu. La procédure n’a pas été revue, je ne pense pas que ce lieu de stage puisse accueillir des étudiants tant qu’ils n’auront pas revu leurs procédures et routines dans l’exécution des soins qui violent les protocoles de soins. J’ai dû suivre tout un processus avec l’étudiant, en soulignant ce qui était juste, mais j’ai vu des situations erronées tout le temps. Et la relation dans le stage quotidien est conflictuelle, même s’ils nous acceptent et nous accueillent très bien, nous ne faisons pas partie de l’équipe, et ils ont leurs habitudes. Les protocoles m’inquiètent beaucoup. Je ne connais pas d’institution qui utilise les protocoles plus fidèlement, notre culture n’est pas de travailler à des protocoles : il faut accompagner les apprenants ».

Considérations sur la situation et l’autoconfrontation

Dans le contexte de la pratique de l’enseignement, une rencontre autour de l’analyse d’activités de travail a lieu, avec la présence de différents protagonistes, chacun avec ses propres expériences et son propre point de vue sur le travail, avec des interprétations différentes des protocoles à la lumière des besoins de l’utilisateur. Ce contexte oblige le formateur à retravailler constamment ses savoirs, ce qu’il fait, et ses références théoriques.

La situation analysée attire l’attention sur l’enjeu essentiel de la formation professionnelle qui est, selon Schwartz(8), d’articuler, d’une part, les savoirs constitués en relative déconnexion de « l’ici et maintenant », « en relative désadhérence » – tels que les protocoles – avec, d’autre part, les « surprises » provenant de ce qui est inédit dans chaque expérience, qui est « adhérente » à une situation historique singulière.

Hélène, l’enseignante de la formation professionnelle, face au caractère inhabituel de la situation, plonge dans un débat de normes sur « bien fait » et « mal fait », sur la valeur de son travail, sur les compétences à développer avec ses élèves et sur l’adéquation du champ de pratiques. Elle fait appel aux connaissances issues de sa formation et de son expérience, qu’elle transmet à ses élèves en classe, et les compare à celles de ses autres collègues professionnels. Le dialogue qui s’instaure entre eux montre que l’existence de normes préalables ne garantit pas une pratique compétente. Les enseignants doivent analyser ce que la situation exige, en s’appuyant sur la richesse de leur expérience et en tenant compte de ce que l’environnement leur offre pour prendre des décisions.

Lorsque la formation est étroitement intégrée à la pratique des soins, elle peut cesser d’être un simple lieu d’anticipation du travail à venir ; elle permet un dialogue de connaissances, d’expériences et de points de vue entre les enseignants, les étudiants et le chef de service. Elle peut permettre un débat sur les différentes façons de faire et sur la difficile définition des frontières entre ce qui relève de la responsabilité de chaque profession. Elle peut favoriser la gestion du travail.

Considérant que les situations de travail sont riches en choix, comme le dit Schwartz(8), l’intégration de la formation académique à la formation des professionnels du service, ouvrant des espaces d’analyse de l’activité, peut être prometteuse pour la gestion du travail. L’auto-confrontation est une ressource qui s’avère féconde pour sortir de l’invisibilité le débat de normes, les valeurs et les réajustements, et qui peut être menée dans les services de santé pour soutenir les pratiques de management(9).

Bibliographie

1. Fontana, RT, Berti, EK. A biossegurança ocupacional na perspectiva do estudante de enfermagem. Revista visa em debate, sociedade, ciência e tecnologia. Santo Ângelo, RS, 2017; v. 5, n. 2 : p. 113-119.

2. Siman, AG, Brito, MJM. Mudanças na prática de enfermagem para melhorar a segurança do paciente. Revista Gaúcha Enfermagem, Porto Alegre, RS, 2016 ; v. 37, n. esp., p. e6827.

3. Carvalho (de) Nagliate, P, Nogueira, PC, de Godoy, S, Mendes, IA. Measures of knowledge about standard precautions: a literature review in nursing. Nurse Educ Pract. 2013 Jul;13(4):244-9.

4. O'Connor, S. An interprofessional approach: The new paradigm in nursing education. J Adv Nurs. 2018 Jul;74(7):1440-1442.

5. Brasil. Ministério da Saúde. Portaria no 529, de 1o de abril de 2013. Institui o Programa Nacional de Segurança do Paciente (PNSP). Diário Oficial da República Federativa do Brasil. Brasília, DF, Seção1, p. 43-4, 2 abr., 2013.

6. Schwartz, Y. Le Paradigme ergologique ou un métier de philosophe. Éditions Octarès, 2000.

7. Clot, Y. Trabalho e poder de agir. Segunda Parte – A atividade: problemas e conceitos. Capítulo 2 – Gêneros profissionais e estilos da ação. Série: Trabalho e Sociedade. 1ed. Belo Horizonte: Fabrefactum, 2010, p. 117-83. p. 139.

8. Schwartz, Y. Conceptions de la formation professionnelle et double anticipation. Éducation Permanente. 2013 ; 4 : 197.

9. Scherer, MDA, Pires, DE, Prado, NMBL, Menezes, ELC. Contribuições da ergologia para a gestão do trabalho: Entrevista com Yves Schwartz. Trabalho, Educação e Saúde, Rio de Janeiro, 2022, v. 20 : e00336166.