UNE JOURNÉE AVEC SOCLECARE® - Ma revue n° 041 du 01/02/2024 | Espace Infirmier
 

L'infirmière n° 041 du 01/02/2024

 

DOSSIER

FORMATION

Loïc Rohr (lire p. 18) propose à l’ensemble des professionnels des établissements de santé mentale, une formation autour du soin, mettant en mots les actes informels, essentiels, mais rarement identifiés. Immersion.

Avec quel type de chaussures venez-vous ce matin ? » Les soignants d’un établissement public de santé mentale de la région Auvergne-Rhône-Alpes s’étonnent de la question. L’infirmier-chercheur les interroge. Loïc Rohr est leur formateur pour la session de trois jours qui commence : SocleCare® ou comment remettre, au cœur du quotidien du soignant en psychiatrie, la notion de « care », de « prendre soin ». Il ne s’intéresse pas vraiment aux style et goût vestimentaires de ses interlocuteurs mais à leur état d’esprit, à leurs attentes afin « de prendre la température ». Au choix, ils peuvent répondre en chaussons, en tongs, en chaussures de sécurité, en après-ski, en baskets… Nathalie*, infirmière, l’assume d’emblée, elle vient en tongs : « J’ai entendu parler de SocleCare®, ça a l’air très intéressant. » Sa collègue du même nom s’amuse : « Je viens en pantoufles… ça fait plaisir de voir des têtes que je vois peu. »

C’est justement l’un des objectifs de la formation : réunir les équipes, leur permettre de se retrouver et d’échanger autour du travail. « Organiser les formations en équipe, avec des professionnels de fonctions différentes, permet de sortir de l’unité, de faire corps, appuie le formateur. En psychiatrie, c’est quand on parle du travail qu’on arrive à accompagner les patients, malheureusement, au quotidien, on manque de temps. » Sophie, également infirmière, estime porter des baskets : « Je n’ai eu que de bons retours. La formation est obligatoire mais je ne suis pas du tout là à contrecœur. »

Une réserve partagée

Ce matin, si la plupart sont contents de suivre SocleCare®, les treize participants sont présents par obligation. « Ce n’est pas toujours le cas, ça dépend des établissements », commente Loïc Rohr. « On m’a dit que c’était une parenthèse, une bouffée d’air, rapporte Justine, psychologue. Mais je viens assez amère. C’est dingue que ces formations existent, qu’on soit obligé de les suivre. » Anne-Émilie, infirmière, poursuit le tour de table, rappelle l’actualité autour de l’attentat de Bir-Hakeim et en déplore les échos : « On entend encore, dans les médias, que la psychiatrie n’a pas fait son travail… » Léa, cadre « multitâche, multisite » sur tout l’extrahospitalier du secteur et qui a inscrit son équipe à la session, reste réservée : « Nous verrons ce que ça donne. » Réserve partagée par Amandine, infirmière : « C’est chouette de proposer ça mais je ne vois ça que comme un pansement… » « Il faut savoir que toute l’institution est conviée, rebondit le formateur. RH, direction… Mais ils ne sont jamais venus… » D’autres infirmières, un infirmier en pratique avancée (IPA), un psychiatre et une secrétaire complètent le groupe. Loïc Rohr vient dans cet établissement une fois par mois, depuis deux ans.

Une fois le tour de table terminé, ce matin de décembre, l’infirmier-chercheur lance un diaporama et dévoile un tableau. Des Glaneuses de Millet. Pourquoi ? Parce qu’il a été détourné par le street artiste Banksy. L’une des trois femmes à l’œuvre, l’échine courbée comme les deux autres, a été découpée puis disposée sur le bord du cadre fumant une cigarette dans une position décontractée, les jambes dans le vide. L’œuvre représente une des bases de l’état d’esprit SocleCare® : « Sortir du cadre, repenser nos pratiques, repenser nos institutions, résume Loïc Rohr. Mais pas question d’imposer quoi que ce soit aux participants. L’idée n’est pas d’apporter des connaissances. Nous partons du principe qu’il y a suffisamment de ressources dans les établissements pour que les professionnels du soin puissent chercher eux-mêmes ce dont ils ont besoin. Nous évoquons certains concepts qui, pour nous, sont importants, pour penser nos pratiques. Mais rien n’est figé. »

« Rendre visible l’invisible, sans le formaliser »

Et pour commencer, il s’agit de présenter les travaux de recherche qui ont nourri SocleCare®, dont le travail de Jean-Paul Lanquetin et Sophie Tchukriel (voir p. 29), infirmiers en psychiatrie, sur la question de l’informel.

Temps informel ? Tous ces moments difficiles à identifier et à justifier, pourtant primordiaux dans la relation soignant-soigné, qui représenteraient entre 50 et 75 % du temps de travail quotidien, selon différents auteurs. Loïc Rohr évoque les cafés, la présence d’un infirmier dans le couloir qui « traîne », le fait de « jouer » avec les patients, de se balader avec eux… « Ce que l’on cherche à faire, c’est rendre visible l’invisible. Mais pas le formaliser. Surtout pas », contient-il.

Comme support, tout au long des trois jours de formation, et pour la mise en pratique, les participants disposent d’un petit carnet de poche, véritable outil SocleCare® du quotidien. En introduction, on y lit notamment : « Cette recherche fait sortir de l’ombre, donne de la visibilité à la créativité du professionnel répartie entre actes prescrits (ceux qui sont programmés) et actions réelles (celles qui sont effectives au regard des événements fortuits, des surprises que nous réserve le quotidien de ce type d’unité). Pour les auteurs, ce domaine informel est une des spécificités primordiales du soin en psychiatrie. Le “prendre soin par la qualité de présence du soignant” y trouve une place prépondérante. » En somme, « Il faut être là, disait Jean Oury », cité par Loïc Rohr.

Dans le carnet, sont listées et définies, en points numérotés selon une nomenclature claire, 139 fonctions (génériques, puis primaires et secondaires) de soins informels. Trois grandes parties - les orientations - le composent : 1. Le patient. 2. Le professionnel. 3. L’équipe. Par exemple, dans l’orientation 1., la fonction générique 1.1 Porter (le portage, le soutien, l’étayage individuel ou groupal) et la fonction primaire 1.1.4 Positiver toute avancée ; dans l’orientation 2., la fonction générique 2.1 Actionner sa créativité et la fonction primaire 2.1.1 Estimer le coût/bénéfice d’une prise de risque et acter une « transgression novatrice » ; dans l’orientation 3, la fonction 3.1.1 Historiser, faire appel à l’histoire de l’équipe, ses expériences, préserver et transmettre les « savoirs pratiques ». 139 fonctions qui mettent en mots le soin informel du quotidien, trop souvent non repéré.

Un espace de libre parole

Premier exercice avec ce nouvel outil de travail : chaque soignant choisit une photo parmi une sélection proposée - des scènes de vie capturées dans l’ancienne unité de Loïc Rohr, de vrais patients et de vrais soignants dans un hôpital réel. Les participants doivent y reconnaître au moins trois fonctions répertoriées dans le carnet. Les uns et les autres s’exécutent. Lors de la discussion qui suivra, la photo d’un patient équipé d’un sécateur pour jardiner interpelle l’audience et génère un débat sur ce qu’est une arme ou non. Le psychiatre racontera cette fois où, avec son équipe, ils ont dû déterminer si des pin’s pouvaient être dangereux ou non. C’est ça, SocleCare®, un espace de libre parole et de partage d’expériences.

Tout au long de la journée, les discussions évolueront au gré des références apportées par le formateur afin que chacun se les approprie et y retrouve un aspect de sa pratique. Les jours suivants seront consacrés à présenter des concepts comme l’accueil via une approche basée sur les neurosciences, ou encore la question du cadre à l’aide des théories du psychiatre et psychanalyste Paul-Claude Racamier (1924-1996). « Nous interrogeons la question à la lumière de ses écrits. L’idée n’est pas d’y adhérer à 100 %, tient à préciser Loïc Rohr, mais de repérer comment, dans une équipe, s’appuyer sur un modèle permet de savoir où l’on va. » Et dans les meilleures chaussures possibles.

* Tous les prénoms ont été changés, sauf celui de Loïc.

FOCUS

Une formation recommandée

« SocleCare® existe depuis 2016. Elle a été évaluée en 2018 auprès de quatre établissements. Aujourd’hui, nous travaillons avec une soixantaine d’établissements en France et en Belgique - le psychologue qui l’a créé, Éric Pierrard, est belge. Nous comptons à peu près 2000 personnes formées pour 200 sessions, se réjouit Loïc Rohr. La formation a été recommandée en avril 2021 par la direction générale de l’offre de soins (DGOS) dans le décret pour accompagner les établissements à limiter le recours à l’isolement et à la contention. Un texte apportait des éléments complémentaires concernant la loi et, dans les annexes, il y avait une proposition de formations recommandées dont SocleCare®. »

Ils sont sept formateurs, aujourd’hui, à temps partiel, tous en exercice en service de soins.