SE LIBÉRER EN CAPTIVITÉ - L'Infirmière Magazine n° 393 du 01/05/2018 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 393 du 01/05/2018

 

MILIEU CARCÉRAL

SUR LE TERRAIN

TRANSMISSIONS

Laure Desmesliers  

En France, huit détenus masculins sur dix souffrent d’un trouble psychiatrique. Pour y faire face, la maison d’arrêt de Bonneville, en Haute-Savoie, a développé des ateliers thérapeutiques. Une démarche au cœur du dispositif carcéral de soins psychiques.

S’agissant de leur santé mentale, les détenus paient un lourd tribut. Dépressions, troubles anxieux, addictions, psychoses… 80 % des hommes et 70 % des femmes sous écrous présentent un voire plusieurs désordres psychiques(1). Ils sont pris en charge dans des unités hospitalières nommées « unités sanitaires », qui regroupent des soignants détachés des hôpitaux généraux et spécialisés et qui y pratiquent des soins somatiques et psychiques. La maison d’arrêt de Bonneville, en Haute-Savoie (74), héberge une unité de niveau 1 (voir encadré) où se loge le dispositif de soins psychiques (DSP). Composé de quatre infirmières, deux psychologues, un psychiatre et une cadre – tous dépendants de l’établissement public de santé mentale –, il a pour mission de dépister et prendre en charge des pathologies psychiatriques. Depuis 2012, son offre de soins a intégré des ateliers thérapeutiques.

Lutte contre le suicide

Chaque détenu rencontre un infirmier du DSP pour une évaluation, plus ou moins rapidement selon ses besoins. M. A. est orienté vers le dispositif, le jour même de son incarcération. Comme il est en détention provisoire, il ne connaît ni la date de son jugement ni la durée de son emprisonnement. L’impossibilité de se projeter vers un futur ou un ailleurs amplifie sa souffrance. Un passage à l’acte auto-agressif est suspecté et redouté – le suicide est la première cause de mortalité en prison(2). L’IDE le signale aux équipes soignantes et pénitentiaires. Dès lors, la vigilance est accrue, le suivi renforcé et des mesures adaptées sont prises par les gardiens : intensification des rondes, présence d’un co-détenu en cellule… Ils surveillent, ils veillent surtout.

Deux mois d’entretiens infirmiers sécurisent peu à peu M. A. qui est prêt à consulter une psychologue. Mais le travail avance peu : il montre des difficultés à se mettre psychiquement en mouvement. Le psychiatre prescrit alors en parallèle une activité de groupe à visée thérapeutique. Lors d’une réunion rassemblant les différents acteurs du DSP, M. A. choisit l’atelier d’art pictural, car il dessine beaucoup dans sa cellule. Ça l’occupe, ça l’apaise.

La liste des participants est ensuite envoyée au chef pénitentiaire qui la valide ou l’invalide (interdiction pour certains détenus d’être ensemble). Puis, à l’arrivée de l’infirmière dans le quartier de détention, une note de service est diffusée aux surveillants pour qu’ils ouvrent les portes des détenus concernés. Et ensemble, ils rejoignent une salle d’atelier thérapeutique – celle-ci est sans gardien le temps de la séance. Un protocole suivi par tous les groupes thérapeutiques.

Objectifs thérapeutiques

Divers groupes cohabitent. Ils peuvent être ouverts, fermés, avec ou sans médiation et animés par un ou deux professionnels (infirmier ou psychologue). Chaque soignant définit un atelier selon sa formation, sa sensibilité et les objectifs thérapeutiques recherchés. De manière générale, l’atelier de relaxation aide les patients à s’approprier des techniques réutilisables en cellule pour désamorcer l’angoisse, tandis que le groupe de jeux de société permet de travailler le rapport aux règles.

Les ateliers d’écriture, de photolangage ainsi que les groupes de parole privilégient la mise en mots et la ré?sonnance des vécus. Ces ateliers rythment la semaine, donnent des repères dans ce temps suspendu de l’incarcération.

« Dans ce lieu particulier, avoir un rendez-vous où l’on va pouvoir créer, échanger avec d’autres personnes, c’est déjà un soin », assure Aurore Clarté, l’infirmière référente de l’atelier « art pictural ». Tous les vendredis, elle partage du matériel artistique et une heure trente avec cinq patients dans une démarche créative et expressive. Ce groupe est destiné aux personnes ayant des difficultés à verbaliser. « Coucher sur du papier, c’est prendre conscience de ce qui nous anime », explique l’infirmière. En se révélant sur la toile, les problématiques psychiques deviennent verbalisables. « Dès lors, le patient peut les travailler avec un professionnel », précise-t-elle.

Les séances s’orientent autour d’une technique ou d’un thème. « Utiliser sa feuille comme une poubelle pour se délester de tout ce qui nous pollue à l’intérieur » peut être l’objet d’une séance sur les « déchets psychiques », indique Aurore Clarté. Lorsque des éléments très personnels émergent, celle-ci propose de les reprendre avec le patient lors d’un entretien individuel, plus confidentiel. Elle peut également les transmettre, avec son accord, à l’équipe. Cette articulation entre les différents professionnels est constante.

Vers la reconstruction

C’est la première séance de M. A. Il participe peu au temps d’échange sur l’humeur du jour qui inaugure la séance. Il lui faudra trois semaines pour entrer en relation avec les autres participants. C’est aussi l’un des objectifs des groupes thérapeutiques : favoriser des rencontres, des liens, « mettre de la vie », note Aurore Clarté. Mais les séances peuvent aussi se faire en individuel en cas de difficultés relationnelles importantes ou de nécessité d’aborder des problématiques personnelles.

Après ce premier moment, place à la réalisation. Malgré un talent indéniable, M. A. dénigre sa création. Il se dévalorise. Après deux mois, l’infirmière propose d’exposer des œuvres, en ville, dans le cadre des journées nationales de la prison. Le thème ? « L’enfermement, ses conséquences sur le corps, l’espace et le temps ». L’évocation du temps fait écho à M. A. Il crayonne, sur plusieurs séances, un réveil cassé au milieu d’une maison vide. Sa problématique abandonnique se dessine. Enfant, il a été séparé de sa fratrie et placé en famille d’accueil. Par la suite, une rupture sentimentale a provoqué un nouveau délaissement. L’incarcération réactive cette solitude. « Ce qu’il ressent, c’est l’abandon dans cette peine », analyse l’IDE. Elle l’encourage à travailler ainsi cette problématique avec la psychologue pour se l’approprier, la digérer, s’en libérer peut-être.

Les retours de l’exposition sont très positifs, le public a été touché. M. A. y est sensible. La prise de conscience de ses capacités l’aide peu à peu à retrouver une estime de soi abîmée par la détention. Trois mois plus tard, le jugement de M. A. est rendu. Il est transféré dès le lendemain vers un centre de détention pour purger une peine longue. Il y a trois façons de terminer l’atelier : la libération, le transfert vers un autre établissement ou le besoin de faire une pause dans le processus expressif. Si le détenu sortant le désire, il poursuivra ses soins à l’extérieur. Les IDE feront le relais avec lui vers les dispositifs habituels.

L’atelier d’art pictural aura accompagné M. A. pendant six mois. Au cœur du dispositif, il aura participé à soigner ses symptômes dépressifs et favorisé une remise en mouvement psychique. Un premier pas vers la reconstruction.

1- Anne Duburcq et al., « Enquête de prévalence sur les troubles psychiatriques en milieu carcéral », étude pour le compte du ministère de la Santé (Direction générale de la santé) et du ministère de la Justice (Direction de l’administration pénitentiaire), décembre 2004.

2- « Le suicide en prison : mesure, dispositifs de prévention, évaluation », Direction de l’administration pénitentiaire, janvier 2010 bit.ly/2ID3jJd

CAS DE DÉPART

M. A. a 50 ans. Il vient d’être incarcéré en détention provisoire. C’est la première fois qu’il se retrouve en prison. Lors de son entretien d’accueil, il semble triste, abattu et en retrait relationnel. Les mots lui manquent, il a du mal à verbaliser ses émotions. Il semble souffrir d’un choc carcéral : il présente des symptômes dépressifs, une perte de l’estime de soi importante et une fragilité psychique alors qu’il n’a pas d’antécédents psychiatriques. De plus, il a très peu de liens avec l’extérieur : ni travail, ni famille. L’infirmière évalue un risque suicidaire…

HISTORIQUE DU PROJET

→ 1986 : En France, les soins psychiques sont confiés à l’hôpital public et non plus à l’administration pénitentiaire.

→ 2012 : Mise en place des ateliers thérapeutiques à la maison d’arrêt de Bonneville dans le quartier des hommes.

→ 2013 : Généralisation des ateliers pour les mineurs.

→ 2015 : Début de l’atelier « art pictural ».

PLAN NATIONAL

Trois niveaux de soins en prison

Le plan national Santé 2010/2014 réorganise l’offre de soins psychiques en milieu carcéral selon trois niveaux :

→ Niveau 1 : Soins psychiatriques ambulatoires en établissement pénitentiaire.

Consultations, entretiens, activités thérapeutiques.

→ Niveau 2 : Hospitalisations de jour en milieu carcéral. Les 26 SMPR (services médico-psychologiques régionaux) sont principalement en charge de cette mission. Ils proposent des cellules d’hébergement à proximité de l’unité sanitaire.

→ Niveau 3 : Hospitalisations complètes (avec ou sans consentement) à l’hôpital.

Neuf UHSA (unités hospitalières spécialement aménagées) ont été créées depuis 2010.

Implantées au cœur d’établissements de santé spécialisés, elles sont sécurisées par l’administration pénitentiaire. Certains patients peuvent aussi être orientés en UMD (unités pour malades difficiles).