Le risque au quotidien - L'Infirmière Magazine n° 362 du 01/07/2015 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 362 du 01/07/2015

 

INFIRMIÈRE EN CENTRALE NUCLÉAIRE

CARRIÈRE

PARCOURS

CAROLINE COQ-CHODORGE  

Environ 80 infirmières exercent dans les 20 centrales françaises. Chargées de mesurer l’exposition à la radioactivité des salariés en plus de leurs missions classiques, elles sont sélectionnées sur leurs capacités à gérer des situations d’urgence.

Mon travail est riche, car multiple, se félicite Josiane Callec, infirmière. Je me déplace sur le terrain, de bureaux en ateliers et en laboratoires de recherche, pour faire des études de poste de travail. Je dispense des soins infirmiers classiques - vaccination, réfection de pansements, surveillance tensionnelle, etc. - et j’assiste bien évidemment le médecin en préparant la visite médicale. Je suis aussi responsable de la décontamination de personnes exposées à une possible contamination. » Cette infirmière de santé au travail (IST) exerce dans un lieu très particulier : le Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA), sur le site de Saclay, dans l’Essonne. Près de 5 000 chercheurs y travaillent, la plupart spécialisés dans le fonctionnement des centrales et la gestion des déchets nucléaires. Le site de Saclay comprend plusieurs installations nucléaires, dont un petit réacteur expérimental. Pour leur entretien et leur démantèlement, le CEA fait également appel à 2 500 salariés employés par des sous-traitants. Qu’ils soient chercheurs ou ouvriers, tous sont potentiellement exposés au risque radioactif et suivis de près par le service de santé au travail du site.

Si dans la « zone contrôlée », ce lieu confiné au plus près du combustible radioactif, les dosimètres portés par les salariés détectent un rayonnement radioactif, ces derniers sont acheminés par le service de radioprotection du CEA jusqu’au bloc de décontamination. Si l’urgence est relative - le travailleur n’est pas brûlé, la dose relevée reste limitée -, Josiane Callec prend en charge le salarié, elle-même équipée d’une combinaison qui ne laisse voir « que les yeux ». Elle commence par réaliser un « comptage », c’est-à-dire une évaluation du niveau de la radioactivité du corps. Puis elle supervise le « lavage » du salarié : pour se débarrasser de toute contamination externe, sur les habits ou la peau, « les personnes se déshabillent, puis rejoignent des douches où elles se lavent méticuleusement à l’eau et au savon, des pieds à la tête, dans la bouche et les oreilles, jusque sous les ongles », explique l’infirmière. Cette opération, qui s’apparente à une désinfection de bloc opératoire, est répétée jusqu’à ce qu’il n’y ait plus aucune trace de contamination. Puis est réalisée l’anthropogammamétrie, un examen qui permet de détecter une éventuelle contamination interne par la mesure du rayonnement gamma émis par des radioéléments potentiellement ingérés ou inhalés. Le travailleur entre alors dans une sorte de cabine qui détecte en une minute une éventuelle contamination interne. L’infirmière réalise aussi des prélèvements de selles et d’urines, envoyés au laboratoire pour analyse. « Une contamination interne peut intervenir par inhalation de microparticules radioactives, ou par une plaie sur la peau », explique Josiane Callec. Un accident qui reste très rare (voir encadré p. 64). Lorsqu’il survient, les médecins du travail prescrivent généralement des traitements à base d’iode stable, qui sature la glande tyroïde, et évite qu’elle ne fixe l’iode radioactif. Puis des examens réguliers de selles et d’urines sont pratiqués pour suivre l’évolution de la contamination.

En 2013, selon le « Bilan de la maîtrise des risques du CEA » (1), la dose individuelle moyenne reçue par les 7 000 travailleurs exerçant sur le site est de 0,32 millisievert (mSv) par an. La dose maximale reçue atteint cependant 3,2 mSv par an. Aucune contamination interne n’a toutefois été détectée.

VISITE MÉDICALE TOUS LES SIX MOIS

Le sievert (Sv) est une unité d’évaluation des risques pour les personnes exposées aux rayonnements ionisants. Les normes acceptables sont définies en millisievert (mSv) par an. En France, l’irradiation naturelle moyenne est de 2,4 mSv par an et par personne. La réglementation française limite à 20 mSv l’exposition annuelle des travailleurs du nucléaire. Les installations nucléaires distinguent deux types de travailleurs selon les risques encourus par ces derniers : ceux de caté?gorie B, potentiellement exposés à des rayonnements inférieurs à 6 mSv par an ; au-delà de ce seuil, et jusqu’à la limite de 20 mSv, les salariés basculent dans la catégorie A, la plus surveillée.

Comme sur tout site nucléaire, le service de santé au travail (SST) du CEA de Saclay est très étoffé. Il comprend 10 infirmières, 6 médecins, 1 interne, sans compter tous les autres intervenants : ophtalmologues, ORL, tabacologues, psychiatres, addictologues et cardiologues. Tout salarié susceptible d’évoluer en zone contrôlée a une visite médicale à l’embauche qui comprend une anthropogammamétrie, pour mesurer la radioactivité naturelle du corps de chaque travailleur à l’entrée sur le site. Les infirmières sont aussi concernées par cette procédure puisqu’elles sont classées en catégorie B. L’équipe de santé au travail suit de très près les salariés en catégorie A : « Ils ont une visite médicale tous les six mois, qui comprend une anthropogammamétrie du corps entier, mais aussi de la tyroïde et des poumons, explique Josiane Callec. Nous recherchons aussi des radioéléments dans les urines. » Les travailleurs de catégorie B, dont les infirmières, doivent passer les mêmes examens, mais seulement tous les ans. Et comme tout salarié, si elles sont enceintes, les IST doivent être protégées de toute contamination radioactive jusqu’à l’accouchement et pendant l’allaitement. Elles sont donc déchargées du travail de décontamination, et cantonnées à des missions classiques d’IST.

EXPOSITION ET RISQUE RADIOACTIF

Sur la centrale nucléaire de Gravelines (Nord), le risque radioactif est bien plus important. Avec ses six réacteurs nucléaires, c’est la plus importante centrale de France. « Au départ, on ne sait pas à quoi s’attendre. On a en tête les accidents nucléaires, raconte l’infirmière de coordination Suzanne Sterckeman, 50 ans. Mais les particules radioactives s’enlèvent avec de l’eau et du savon. Ça démystifie le risque ! » Elle avait déjà une solide expérience d’infirmière de santé au travail dans l’industrie chimique et pharmaceutique avant de rejoindre EDF : « Je souhaitais rejoindre un grand groupe, avec un vrai service de santé, où l’exigence de sécurité est optimale. J’ai retrouvé en centrale des risques que je connaissais déjà lors de mes postes précédents, et j’en ai découvert un nouveau : le risque radioactif. » La particularité de ce risque est « la rigueur qui l’entoure, poursuit-elle. Tout est anticipé, protocolisé, rien n’est laissé au hasard ». Le service de santé au travail de la centrale de Gravelines comprend 10 infirmières et 5 médecins. Il est chargé du suivi médical des 1 900 salariés d’EDF et des 2 000 salariés des entreprises sous-traitantes, lorsqu’ils interviennent en zone contrôlée. Une visité médicale est programmée lors de la visite d’embauche, qui comprend toujours une anthropogammamétrie. À la centrale de Gravelines, les salariés de catégorie A sont revus tous les ans, et ceux de catégorie B tous les deux ans. Les salariés qui travaillent en équipes de quart ou en trois-huit sont, eux, vus tous les six mois.

Selon EDF, l’exposition aux rayonnements, repérée par les dosimètres ou les portiques de contrôle à la sortie des zones contrôlées, est rare et faible : « La moyenne d’exposition des salariés qui se rendent en zone contrôlée est de 1 à 2 mSv par an », assure Sylvie Brique, médecin du travail. Une dose collective qui masque les expositions les plus importantes. Le rapport sur la sûreté nucléaire et la radioprotection de Gravelines en 2013 indique que, cette année-là, « moins de 10 intervenants ont reçu une dose supérieure à 14 mSv sur 12 mois glissants », mais qui n’a cependant jamais dépassé 16 mSv. En deça de la limite réglementaire française de 20 mSv donc.

LA QUESTION DES SOUS-TRAITANTS

« Comment EDF contourne-t-elle la responsabilité qui est la sienne lorsqu’elle expose des salariés à des éléments cancérogènes ? En embauchant des sous-traitants qui prennent les plus grands risques et s’exposent le plus à la dose radioactive », précise Philippe Billard, ancien sous-traitant du nucléaire et syndicaliste CGT. En effet, selon l’étude « Vie, travail, santé des salariés de sous-traitance du nucléaire » (2) réalisée par des médecins du travail pour l’Institut national de recherche et de sécurité (INRS), lorsqu’ils travaillent dans une centrale, ces salariés passent 36 % de leur temps en « zone orange », où le risque d’exposition est de 2 à 100 mSv par heure (la zone rouge, qui expose à plus de 100 mSv par heure, est interdite d’accès). Selon Philippe Billard, les travailleurs sous-traitants exposés à plus de 14 mSv par an ne sont pas rares. Et raconte des « incidents », à l’instar de l’incendie survenu en 2012 dans la centrale nucléaire de Penly (Seine-Maritime), qui a exposé un salarié sous-traitant à « plus de 500 mSv », affirme-t-il.

EDF ne nie pas que ce sont les salariés des entreprises sous-traitantes qui s’acquittent des tâches les plus dangereuses au plus près du réacteur, au cours des « arrêts de tranche », quand le réacteur est mis à l’arrêt pour des questions de maintenance, tous les 12 à 18 mois environ. Pendant cette période, les sous-traitants sont nombreux à intervenir, en particulier en zone contrôlée. Ce sont là des moments de forte activité pour le SST. Mais la centrale de Gravelines, avec ses six réacteurs, connaît presque en permanence un « arrêt de tranche ». Les médecins et les infirmières doivent alors suivre les sous-traitants, mais uniquement pour ce qui est de leur exposition au risque nucléaire : anthropogammamétrie au début et à la fin du chantier, et en cas d’incident, examens réguliers de selles et d’urines. Pourtant, dans l’enquête de l’INRS, seuls 50,1 % des salariés sous-traitants estiment avoir « des informations radiologiques fiables (doses prévisionnelles individuelles, cartographie de leur zone de travail, présence de zones contaminées…) avant de commencer un chantier ».

Sur le long terme, les sous-traitants sont suivis par un service de médecine du travail interentreprise. Mais pour Philippe Billard, les moyens ne sont pas comparables : « Un médecin et une infirmière sont chargés de suivre 500 travailleurs sous-traitants du nucléaire, mais aussi les salariés des services annexes : boulangerie, restauration, etc. » Une offre de soins qui n’est pas égale au danger encouru par ces salariés. Dominique Huez, ancien médecin du travail chez EDF, le confirme : « 80 à 90 % du risque radioactif est porté par les salariés des sous-traitants, qui sont 3 à 5 fois plus exposés que les salariés d’EDF. Ce sont eux qui sont exposés à des rayonnements supérieurs à plus de 10 mSv par an. »

IDE EN PREMIÈRE LIGNE

Au-delà du risque radioactif, le travail en centrale nucléaire expose à bien d’autres risques : « Ce sont l’ensemble des risques industriels classiques, en particulier le risque chimique », explique Dominique Huez. Mais il faut aussi répondre à toutes les urgences : les petits et grands accidents de la vie, les accidents du travail, les malaises, y compris cardiaques, en cas d’exposition trop grande à la chaleur, au champ magnétique, etc. Face à ces urgences, l’infirmière est toujours en première ligne : il y en a toujours une d’astreinte, joignable 24 heures sur 24, à son domicile. « Il faut être aguerrie sur le plan technique, car il faut être capable de prendre en charge des blessés en attendant l’arrivée des secours », explique Manon Theobald, infirmière de 27 ans qui a exercé trois ans à l’hôpital avant de rejoindre la centrale de Gravelines. Dans les centrales nucléaires d’EDF, les infirmières ont également la responsabilité de la prévention au risque d’exposition à la chaleur. « En se rapprochant du réacteur, la température peut atteindre 40 °C. Les salariés portent des combinaisons adaptées et n’ont pas le droit de boire en zone contrôlée, indique Suzanne Sterckeman. Nous, les infirmières, participons au calcul de la durée limite d’exposition d’un salarié à la chaleur. »

Toutefois, sur bien des aspects, leurs missions sont semblables à celles de toutes les infirmières de santé au travail. Mais elles n’en sont pas moins essentielles. À Saclay, les infirmières réalisent des études de poste sur le terrain, mais pas en zone contrôlée, où la préparation des chantiers relève du service de radioprotection. « Nous réalisons des études sur l’exposition au bruit, avec des sonomètres, et demandons des modifications de poste, détaille Josiane Callec. Nous étudions aussi la cardiofréquencemétrie des salariés les plus exposés à l’effort. Mais les études de poste les plus fréquentes se font sur les postes sur l’ordinateur. Nous contrôlons la position des sièges, de l’ordinateur et de la souris, nous vérifions la luminosité, et adaptons parfois des postes à des pathologies. »

Il y a aussi les classiques répétitions des plans d’urgence. Mais à Saclay, elles prennent une tournure plus collective : « Lorsque nous simulons une contamination radioactive, tout le monde participe : les grandes écoles installées autour du site, le Samu, et même la préfecture qui organise les opérations et tient des points d’information pour les riverains », raconte Josiane Callec. Elle connaît son rôle, y compris en cas de contamination radioactive grave, par exemple doublée de brulures : donner les premiers secours, y compris à d’éventuelles personnes contaminées, en évitant la dispersion d’éléments radioactifs et les contaminations en chaîne.

1 - « Bilan de la maîtrise des risques du CEA » : http://petitlien.fr/8547

2 - http://www.inrs.fr/ media.html?refINRS =TF%20212

FICHE DE PRÉSENTATION

Profil d’une IDE chez EDF

Pour être recrutée par EDF, « une infirmière doit être diplômée et avoir une expérience en milieu hospitalier de 2 à 5 ans. Une expérience en santé au travail et une formation en ergonomie est un plus », explique Hervé Le Breton, DRH de la centrale de Gravelines. À l’embauche,leur salaire annuel avoisine les 30 000 euros, et évolue en moyenne de 2 à 3 % par an. Toute infirmière rejoignant EDF passe par l’académie des métiers, un dispositif de formation initiale propre à l’entreprise. « Elles y apprennent le fonctionnement complet d’une centrale, les types de locaux, les procédures de sécurité, poursuit le DRH. Et sont plongées en immersion dans divers services, pour découvrir les métiers de la centrale. Elles reçoivent aussi des formations spécifiques : radioprotection, secourisme, métrologie, anthropogammamétrie, ergonomie ou prévention du risque chimique. Elles se forment enfin au contact des infirmières expérimentées, par le tutorat. La 1e année d’expérience est dédiée à la formation. Nous prenons en compte le temps de la formation en anticipant d’un an tout départ. » L’ancien médecin du travail EDF, Dominique Huez, considère cependant que « la formation en interne des médecins et des infirmières des centrales EDF est contraire aux règles de la santé publique ».

EN CHIFFRES

9 CONTAMINATIONS EN 2013

Chaque année, l’Institut de radioprotection et de sureté nucléaire (IRSN) fait le bilan de l’« exposition professionnelle aux rayonnements ionisants ». En 2013, 352 082 travailleurs ont été potentiellement exposés à la radioactivité. La dose externe reçue par ces travailleurs est stable : 0,19 mSv en moyenne. Cependant, 1 894 d’entre eux ont reçu une dose supérieure à 6 mSv et 9 travailleurs ont dépassé la limite réglementaire annuelle de 20 mSv. Un seul d’entre eux travaillait toutefois dans le nucléaire et a été victime d’une contamination externe de 42 mSv. Un travailleur du domaine médical a, lui, été irradié à hauteur de 7 000 mSV. En moyenne, ce sont les salariés du nucléaire qui reçoivent les doses individuelles externes les plus élevées : 1,27 mSv par travailleur et par an. En ce qui concerne les contaminations internes, elles sont rares. Dans le domaine nucléaire, plus de 330 000 anthropogammamétries ou examens d’excrétas et de prélèvements nasaux ont été réalisés. Pour 442 travailleurs, une dose interne a été détectée. Mais seuls 12 travailleurs présentaient une dose supérieure à 1 mSv. La dose maximale détectée est de 9 mSv, chez un salarié sous-traitant chargédu démantèlement.