L’erreur de distribution médicamenteuse - L'Infirmière Magazine n° 356 du 01/01/2015 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 356 du 01/01/2015

 

FORMATION

CAS CLINIQUE

PR JEAN-CLAUDE GRANRY*   DR MOLL**  

Dans les établissements pour personnes âgées, un moment d’inattention – bien souvent dû à une interruption de tâche – suffit à ce qu’un patient ingère des produits qui ne lui sont pas destinés. Pour ces résidents fragiles, les conséquences peuvent être fatales.

L’HISTOIRE

→ Lundi : M. Z., âgé de 88 ans, est admis dans l’Ehpad de Y. Ses antécédents, notés sur le dossier, sont les suivants : hypertension artérielle, prothèse de hanche gauche, cure de hernie, diverticulose colique. Il est en outre mentionné une chute accidentelle au mois de novembre 2013, qui a motivé son hospitalisation. M. Z. est bien conscient, s’alimente seul mais fait seulement quelques pas avec un déambulateur. Le dossier ne mentionne pas d’antécédents cardiaques ni d’insuffisance respiratoire.

→ Le traitement du résident est le suivant : Dafalgan 500 mg gélules : 2-2-2 ; Inexium 40 mg : un comprimé le soir ; Durogesic 12 µg : un patch tous les trois jours ; Clopidogrel 75 mg : 1 cp le midi ; Bisoprolol 2,5 mg : 1 cp le midi ; Ramipril 1,25 mg : 1 cp le matin ; Lercanidipine 10 mg : 1 cp le midi ; Kardégic 75 mg : 1 sachet le midi ; Movicol : 1 sachet le matin ; Uvedose.

→ Mercredi à 17 heures : l’IDE responsable du secteur distribue les médicaments. Après avoir vérifié la concordance prescription informatisée-médicaments du pilulier, elle entre dans la chambre 33 munie des traitements des deux résidents ainsi que d’un verre contenant des gouttes de Risperdal pour le résident côté porte, voisin de M. Z. L’IDE s’installe au niveau de la table de nuit de M. Z., y pose les deux piluliers et le verre. Le médecin entre alors dans la chambre pour examiner le voisin de M. Z, signalé comme agité, et demande une contention. L’IDE est interrompue et appelle ses collègues AS pour installer la ceinture de contention. L’IDE reprend sa distribution et oublie le pilulier du patient côté porte sur la table de nuit de M. Z.

→ Vers 18 h 15 : l’AS qui prend en charge le résident maintenu avec sa contention ne trouve pas de pilulier. Elle se dit que le traitement a déjà été administré à ce résident ou qu’il doit être modifié.

→ Vers 19 h 30 : l’AS aperçoit M. Z. endormi, ce qui n’est pas habituel. Elle prévient l’IDE qui, au vu des plateaux repas et des piluliers vides, comprend tout de suite que le patient a pris ses médicaments mais aussi ceux du voisin : Inexium 20, 1 cp ; Seresta 50 mg, 1 cp ; Miansérine 30 mg, 1 cp ; Procoralan 5 mg, 1 cp et Risperdal.

L’IDE demande à ses collègues de coucher le patient, prend les constantes et la saturation en O2 (79 %). Elle pose des lunettes à oxygène avec un débit de 2 l, puis 4 l/mn. La saturation en O2 remonte à 93 %.

→ Vers 19 h 45 : l’IDE appelle le médecin (il n’y a pas de garde médicale organisée dans l’établissement), lui explique l’erreur médicamenteuse et décrit l’état du résident. La liste des médicaments est donnée. Le médecin valide la mise en place de l’oxygène, demande de placer le résident en position latérale de sécurité et de surveiller régulièrement les constantes. Le médecin demande également si M. Z. est réveillable. L’IDE lui indique que c’est le cas, puisque le résident réagit en grognant lorsqu’elle lui fait une stimulation verbale forte.

Le médecin ne demande pas à ce que M. Z. soit hospitalisé pour l’instant. Il estime qu’il est mieux dans sa chambre.

→ Vers 20 heures : le patient a l’air soulagé. Pas de gêne respiratoire. La saturation est à 93 % et la PA à 12/6. Il est apyrétique.

→ Vers 20 h 30 : l’IDE réinstalle le patient en position latérale de sécurité et prend de nouveau les constantes. La saturation est inchangée mais la respiration est notée un peu bruyante.

→ À 21 heures : l’IDE prend de nouveau les constantes, n’observe pas de cyanose, pas de détresse respiratoire, pas de souffrance apparente. La saturation est à 80 % avec un débit de 4 l/mn.

→ À 21 h 30 : le résident présente une saturation en O2 à 98 %, l’IDE baisse le débit à 3 l/mn.

→ À 22 h 30 : l’IDE de nuit entre dans la chambre 33, M. Z. dort, ne présente pas de symptômes alarmants. La saturation est à 98 % : l’IDE baisse alors le débit d’O2 à 2 l/mn. Elle ne demande pas l’avis d’un médecin en raison de l’état stable du patient.

→ Vers minuit : la saturation en O2 est stable (96 %), les extrémités sont colorées.

→ À 2 heures : l’AS observe que M. Z. est en sueur, blanc, cyanosé aux extrémités, la saturation est à 86 %. Il y a des débris alimentaires sur l’oreiller. Elle appelle l’IDE, qui remarque des pupilles fixes. Les pulsations sont à 118/mn. L’IDE appelle le Samu. Le médecin régulateur lui dit de monter le débit d’oxygène à 15 l/mn.

→ À 2 h 40 : le médecin du Smur prend en charge le résident qui présente un coma calme, sans signe de localisation, avec un myosis bilatéral et une désaturation corrigée par un masque à oxygène haute concentration. Il existe des râles diffus à l’auscultation pulmonaire. L’erreur médicamenteuse est expliquée. En raison de l’administration de Séresta, un traitement antidote par Anexate est injecté, ne permettant pas le réveil. Par la suite, du fait de la persistance d’un myosis serré et après ablation du patch de Durogésic, un traitement antidote par Naloxone est injecté, mais ce nouveau traitement n’améliore pas l’état clinique du patient.

Au centre hospitalier, l’état comateux persiste. Un bilan biologique standard est demandé. Il existe une acidose respiratoire majeure (pH = 7 ; pCO2 = 132 mmHg ; PaO2 = 69 mmHg). Un screening toxique retrouve la présence de benzodiazépines.

La radiographie pulmonaire révèle une inhalation importante du côté droit. Le scanner cérébral est noté normal. Une ventilation non invasive est mise en place. L’état du résident s’améliore dans un premier temps, il devient plus réactif aux stimuli.

→ À 8 heures : l’état clinique se dégrade brutalement. Il est décidé de ne pas entreprendre d’autres thérapeutiques actives.

Le patient décède deux heures plus tard.

ACTIONS D’AMÉLIORATION

1. LES ENSEIGNEMENTS

Ce cas clinique à l’issue dramatique laisse entrevoir différentes pistes d’amélioration des pratiques professionelles. Il est d’abord révélateur du cadre d’exercice pas toujours favorable à une prise en charge sécurisée des résidents. Ainsi, en fin de journée et la nuit, en Ehpad, un médecin d’astreinte ou de garde, non présent dans l’établissement, n’est pas forcément joignable. L’infirmière peut se trouver démunie face à une situation d’urgence. Dans le cas présent, elle a tenté d’y faire face, mais était-elle habilitée à utiliser l’oxygène et formée pour cela ? Disposait-elle d’un protocole d’oxygénothérapie ou au moins d’une CAT (conduite à tenir) lui permettant d’agir ? A priori non.

Ensuite, le cas relaté illustre l’impact considérable que peuvent avoir les interruptions de tâche sur les événements indésirables. Dans le cas de M. Z., ce sont de tels événements qui ont été à l’origine d’une erreur médicamenteuse. Cela pose la question de savoir comment traiter l’interruption de tâche (voir encadré). On remarquera cependant que l’infirmière avait bien pris le soin de vérifier la conformité de la prescription avec le contenu du pilulier. Plus largement, c’est la question de la sécurisation de la distribution et de l’administration du médicament à chaque étape qui est en jeu, avec notamment l’articulation entre le rôle de l’infirmière et celui de l’aide-soignante. Normalement, c’est l’infirmière qui assure la distribution et l’AS qui aide. On peut imaginer que dans un Ehpad, l’aide-soignante vérifie que le bon pilulier va bien au bon résident quand elle aide à la prise de médicament. Des tâches qui restent à organiser. Enfin, la communication entre professionnels reste un élément majeur des soins. La HAS estime que le défaut de communication constitue « une des principales causes racines des événements indésirables en milieu de soin »(1).

2. LES ACTIONS À METTRE EN ŒUVRE

À partir de cette situation clinique, l’équipe pourrait dégager cinq principaux axes d’amélioration. Ils servent de base à la définition d’actions précises qui vont pouvoir être mises en œuvre. Elles s’accompagnent d’indicateurs de suivi :

1. Sécuriser l’identification du résident au moment de la distribution des médicaments dans les chambres.

  Indicateur de suivi : une observation des pratiques au moment de la distribution est envisagée.

2. Mettre à jour les documents relatifs au circuit du médicament. Les actions préconisées sont :

• Actualisation des modes opératoires « La distribution des médicaments » et « L’administration des médicaments ».

• Actualisation de la procédure « Conduite à tenir en cas d’urgence médicale » en précisant le type de dispositif médical à utiliser.

→ Indicateur de suivi : date de mise à jour des documents ; évaluation des pratiques.

Remarque : la rédaction de fiches de conduite à tenir pour toute autre situation, par exemple en cas de fausse route, serait très guidante.

3. Améliorer la culture sécurité des professionnels sur les attitudes sécuritaires :

• Gérer l’interruption de tâche (voir interview).

• Autoriser l’arrêt sur simple doute : c’est ce qu’on appelle le no go.

• Organiser la répartition des tâches entre deux professionnels : le travail en binôme.

→ Indicateur de suivi de ces trois dernières actions : une enquête sur la culture de la sécurité auprès des soignants.

• Organisation de formations à la sensibilisation aux attitudes sécuritaires.

→ Indicateur de suivi : formation des professionnels, nombre de professionnels formés.

4. Améliorer la culture sécurité des professionnels et le respect des procédures :

• Formation des professionnels aux procédures mises à jour sur la distribution et l’administration des médicaments.

• Formation des IDE aux procédures liées à la conduite à tenir en cas d’urgence et à l’oxygénothérapie.

• Sensibiliser les IDE à leur rôle quant à la prescription.

→ Indicateur de suivi : nombre de formations et de professionnels formés, évaluation des pratiques.

5. Sécuriser la communication des appels au médecin d’astreinte :

• Élaboration d’une check-list des éléments à transmettre lors d’un appel au médecin d’astreinte.

• Formation à l’utilisation du guide « SAED » de la HAS.

• Entraînement par simulation.

→ Indicateur de suivi : nombre de professionnels formés.

1- La HAS vient de publier le guide « SAED : situation, antécédents évaluation, demande ». http://bit.ly/1wdgIgM

DÉCRYPTAGE

« Il faut repenser l’organisation autour des tâches ne devant pas être interrompues »

MARIE-CHRISTINE MOLL MÉDECIN DÉLÉGUÉE À LA GESTION DES RISQUES EN SOINS, COORDONNATRICE DU RÉSEAU AQUAREL SANTÉ, CHU D’ANGERS

Comment traiter l’interruption de tâche ?

En premier lieu, on identifie les tâches nécessitant de la concentration ou ne devant pas être interrompues, par exemple le calcul de dose, la préparation des médicaments. Il faut ensuite repenser l’organisation autour de ces tâches en fonction des différents services : réanimation, gérontologie, etc. Une réflexion doit être engagée afin que ces dernières soient justement protégées, préservées. En revanche, il faut réorganiser la disponibilité des agents en redistribuant les tâches et en informant les patients ainsi que leurs proches.

Quels moyens peuvent être employés pour que ces tâches soient respectées ?

Le respect de la tâche par tout le monde passe par la mise en place de moyens de signalisation : salles de soins fermées pendant la préparation, panonceaux « ne pas déranger soins en cours », port d’un gilet ou d’un brassard de couleur. Le choix de la solution doit tenir compte de l’organisation du service et de la culture de toute l’équipe, y compris médicale. Cette démarche nécessite l’adhésion de l’équipe et un soutien institutionnel.

Que faire en cas de nécessité d’interrompre tout de même la tâche ?

Dans ce cas, on préconise la « minute d’arrêt ». Si la personne ne se souvient pas de ce qu’elle faisait au moment de l’arrêt, elle reprend la procédure depuis le début. Autre possibilité : la personne à l’origine de l’interruption de la tâche vient rappeller au soignant qu’il a été interrompu. Cette démarche doit faire l’objet d’une véritable gestion de projet puisqu’elle touche à la culture sécurité. Sur le moyen terme, on peut néanmoins observer un impact sur la récurrence des causes des événements indésirables graves.

L’informatisation est-elle un facteur de sécurisation du circuit du médicament ?

Le système de prescription informatisé empêche l’erreur d’interprétation. Le fait qu’il y ait une traçabilité au fur et à mesure de l’administration du médicament et non pas après la tournée apporte une sécurité. Un élément déterminant en termes de sécurité serait l’utilisation de conditionnements unitaires permettant le contrôle de cohérence entre prescription et médicament à administrer.

PROPOS RECUEILLIS PARS H. TRAPPO