« Les arts touchent aux émotions, liées aux souvenirs » - L'Infirmière Magazine n° 347 du 15/06/2014 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 347 du 15/06/2014

 

MALADIE D’ALZHEIMER

RÉFLEXION

CÉCILE ALMENDROS  

Le sociologue américain John Zeisel promeut, dans son livre sur les approches non médicamenteuses de la maladie d’Alzheimer, l’accès des personnes démentes aux univers artistiques : l’art améliore la qualité de vie des malades et de leur entourage.

L’INFIRMIÈRE MAGAZINE : Vos recherches sont en faveur d’une prise en charge non médicamenteuse de la maladie d’Alzheimer. En quoi faudrait-il la privilégier ?

JOHN ZEISEL : Simplement parce que c’est la seule qui est efficace. Il n’y a pas de perspective de prise en charge pharmacologique de la démence avant dix à vingt ans. Le nombre de personnes âgées démentes va donc augmenter. Elles sont 40 millions dans le monde, dont 80 % de malades d’Alzheimer : 1 million en France, 5 millions en Europe, 6 millions aux États-Unis… Multiplié par cinq ou six partenaires (aidants, soignants), cela fait déjà plus de 200 millions de personnes concernées. La question est : que peut-on faire pour elles ?

L’I. M. : Que répondez-vous à cette question ?

J. Z. : D’abord, croire que nous pouvons faire une différence, en termes de qualité de vie, de perception, de relation entre les soignants, les proches et le malade. C’est un modèle d’espoir, qui suppose que l’on accepte la réalité d’une maladie. Si on a un modèle de désespoir en tête, la vie s’arrête : on ne va plus au musée, on cesse tout enseignement, on arrête de communiquer. Comme l’explique mon collègue Marshall Ganz, professeur à Harvard, si on est face à une situation ambiguë avec ce récit négatif de l’avenir compromis, la peur s’installe puis la colère. Alors que si elle est conçue avec une approche d’espoir, la même situation peut être appréhendée avec créativité. Nous nous trouvons à ce carrefour dans le monde d’Alzheimer car, pour le moment, il n’y a rien à faire pour améliorer la vie des malades, si ce n’est les approches non pharmacologiques. Il faut les traiter non pas comme des malades, mais comme des personnes. C’est d’ailleurs le titre de mon livre.

L’I. M. : Vous insistez, dans votre livre, sur le fait que la perte de mémoire n’est pas la principale caractéristique de la maladie d’Alzheimer…

J. Z. : Disons qu’il est trop simple de la réduire à cela. Tout le monde a des souvenirs mais la personne démente a besoin d’indices pour retrouver les siens. Ainsi, il vaut mieux dire « Bonjour maman, je suis ton fils, John », que « Tu me reconnais maman ? » Certains souvenirs, inscrits dans la mémoire à long terme, sont le fruit d’un mode d’apprentissage du cerveau que l’on nomme l’apprentissage procédural. Comme l’orthographe ou la conduite, certains gestes s’acquièrent en se faisant. Cette capacité continue d’exister en chacun de nous jusqu’à la mort. Ce n’est donc pas une question de mémoire mais de route. Les personnes démentes peuvent apprendre et se créer de nouveaux souvenirs par l’approche procédurale. Elles peuvent avoir accès aux anciens et aux nouveaux souvenirs de la même façon.

L’I. M. : Outre la perte de mémoire, quels sont les autres symptômes de la maladie ?

J. Z. : La perte du contrôle de l’impulsivité ; la dégradation de la fonction exécutive, qui consiste à organiser en séquence logique une série d’étapes nécessaires à la réalisation d’une action complexe (se laver les dents, aller aux toilettes ou s’habiller) ; l’incapacité à trouver ses mots, ce qui ne signifie pas que la personne ne comprend pas ce qu’on lui dit ou qu’elle n’a rien à dire. Tout ceci génère de la frustration, de sorte que si l’entourage n’est pas respectueux, la personne se fâche et c’est l’escalade. Si on réagit comme si ce n’était qu’une question de mémoire, on crée les symptômes. Il est important de le comprendre, surtout quand on est infirmière.

L’I. M. : Votre livre dresse un tableau des mémoires épargnées par la maladie et de celles qui sont atteintes. La liste des premières est pourtant plus longue que celle des secondes…

J. Z. : Effectivement et nous pouvons utiliser ces types de mémoires pour communiquer. J’ai lu récemment dans des travaux de recherche qu’on posait la question à des personnes âgées : « Si vous rencontrez quelqu’un à qui vous n’avez pas parlé depuis quarante ans, comment savez-vous qu’il s’agit de la même personne ? » La première réponse était : « elle a la même éthique qu’autrefois ». C’est intéressant ! C’est une chose que l’on retrouve quand on se rend dans les musées avec des personnes malades. Les réactions les plus fortes sont relatives au jugement moral. Ainsi, face à La Goulue de Toulouse-Lautrec, elles s’exclament : « On doit couvrir les seins ! » Le jugement moral est probablement l’élément le plus important de continuité d’une personnalité. Les souvenirs viennent bien après.

L’I. M. : Parmi les approches que vous plébiscitez, l’art tient une place de choix. Pourquoi ?

J. Z. : D’une part, parce que les émotions ne disparaissent pas avec la maladie. Or, les arts touchent aux émotions, elles-mêmes liées aux souvenirs. Les souvenirs émotionnels de nos vies sont très forts dans nos cerveaux. D’autre part, comme tous les êtres humains, les malades cherchent le sens de la vie. Pourquoi en sont-ils là ? Et dans les arts, on trouve le sens des choses.

L’I. M. : Les malades sont-ils plus sensibles à l’art que les bien-portants ?

J. Z. : Ayant perdu l’accès à d’autres choses, ils s’en saisissent davantage. Mais il n’y pas que l’art qui les épanouisse, il y a aussi la dignité de faire des choix. Souvent, les gens pensent que les malades ne peuvent pas choisir. Si vous demandez au malade s’il préfère manger une banane ou une pomme, il peut ne pas comprendre ce choix verbal. Mais si vous lui montrez une banane et une pomme, il choisira sans problème. Si on chante avec une personne atteinte d’Alzheimer, autant lui donner le choix des chansons : on peut enregistrer de courts extraits et les lui faire écouter.

Les malades ont aussi perdu leur rôle dans la société. Dans les foyers pour malades Alzheimer que je préside, nous avons des clubs qui nécessitent des présidents, des secrétaires, etc. On doit prendre des décisions, élaborer des programmes, les évaluer. Cela redonne aux gens des rôles sociaux. Avec l’art, les choix permis, le rôle social retrouvé et ce que l’entourage fait pour la personne, le sens de soi revient. Si on donne quelque chose de soi à quelqu’un, il existe. Et s’il existe, il ne fait pas les bêtises de quelqu’un « qui n’est pas là ».

L’I. M. : Comment-on appliquer cette philosophie en institution ?

J. Z. : Lors du soin du soir, on peut demander au patient son style de musique préféré, télécharger un morceau sur son smartphone et le lui faire écouter pendant qu’on lui fait la toilette. Ces approches nécessitent peu de ressources. Ce n’est pas une question d’argent mais de volonté. Autre exemple : l’un des programmes de ma fondation « I’m still here » consiste à emmener les résidents en visite culturelle. Ainsi, chaque semaine, nous organisons une sortie dans l’un des dix musées autour de Boston. Et une fois par trimestre, nous allons au cinéma avec 200 à 300 personnes malades. C’est très compliqué mais nous savons que cela fait une différence. Car au retour du cinéma, nous demandons aux accompagnateurs de quoi parlent les participants : ils discutent du film, partagent leurs émotions. Deux semaines après, certains sont encore conscients d’y être allés. C’est un souvenir procédural : ils étaient là, ils ont pris le bus, regardé un film, discuté entre eux. C’était une expérience émotionnelle. Et à l’extérieur, ils sont plus eux-mêmes. Et quand ils sont plus eux-mêmes, le personnel et les familles les traitent davantage comme des personnes.

L’I. M. : Avez-vous des projets en France ?

J. Z. : Nous montons en ce moment l’association « Ciné­moire », à Paris, pour financer des sorties au cinéma avec des personnes malades d’Alzheimer. Nous discutons aussi avec la ville et le CHU de Nancy où l’adjoint au maire a suggéré d’organiser une sortie hebdomadaire au marché central. Dans toutes les villes, il faut réussir à ouvrir des lieux citoyens aux malades. C’est très important pour donner une qualité de vie aux personnes démentes et à leurs proches. Pour ces derniers, c’est ça le vrai répit : pouvoir se détendre et profiter d’un moment de vie avec leur parent malade.

JOHN ZEISEL, SOCIOLOGUE

> Obtention d’un doctorat de sociologie à l’Université Columbia de New York, et de la première bourse Loeb Fellowship de la Harvard Graduate School of Design en 1971.

> Président du Hearthstone Alzheimer Care, un groupement de six résidences pour malades d’Alzheimer à New York et Boston depuis 1993.

> Cofondateur de la Fondation « I’m still here »

> Enseignant dans le DIU « Maladie d’Alzheimer et troubles apparentés », commun aux universités Paris 6 et 7, depuis 2009.

ALLER PLUS LOIN

Alzheimer, le malade est une personne. Une nouvelle philosophie pour soigner Alzheimer, J. Zeisel, Éd. Le bord de l’eau, 2013, 22 €.

> I’m still here Foundation : www.imstillhere.org

> L’association ARTZ, « Artists for Alzheimer » fait le lien entre les artistes et les institutions culturelles, et les personnes atteintes de démence et leurs partenaires de soins.

> DIU « Maladie d’Alzheimer et troubles apparentés », Faculté de Médecine, Paris 6 et 7.