Le cadre est-il encore « de santé » ? - Objectif Soins & Management n° 0297 du 01/02/2024 | Espace Infirmier
 

OBJECTIF SOINS n° 0297 du 01/02/2024

 

INNOVATIONS MANAGÉRIALES

Jimmy Olivar  

Cadre de santé, Centre hospitalier La Chartreuse, Dijon

Être cadre santé, c’est intégrer une profession et un environnement de travail en profonde mutation. Il peut être complexe d’en définir clairement les contours. L’analyse de l’identité professionnelle du cadre de santé, par un focus group, dévoile une zone de conflit mais aussi une dynamique identito-culturelle.

Un pour donner la parole aux professionnel

Le « dessin » ou « dessein » de la profession

En 2022, afin de cibler à la fois les dynamiques du groupe professionnel et de l’identité professionnelle (encadré 1)(1, 2), trois groupes de cadres de santé ont été sélectionnés. Chacun de ces groupes représentait un domaine d’activité : l’encadrement en unité de soins somatiques, l’encadrement en santé mentale et la formation en institut. Les groupes étaient composés de quatre à cinq cadres de santé, issus de la filière infirmière et ayant des expériences diverses tant en termes d’années que de lieu d’exercice. À l’aide de la méthode du focus group (FG), les cadres de santé ont pu échanger, pendant une heure trente, sur la thématique de recherche, selon une grille d’entretien animée par l’enquêteur. Pour Sophie Duchesne et Florence Haegel, le FG permet d’étudier, au sein d’un groupe, les dynamiques collectives : « L’idée de groupe suppose […] quelque chose qui relie les personnes interrogées, qu’il s’agisse de relations effectives […] ou d’une forme quelconque « d’identité » fondée sur l’expérience commune »(3). Après le recueil des données, l’analyse qualitative, avec retranscription des verbatim, a mis en lumière des accords et désaccords au sein des groupes interrogés.

À la recherche d’une identité « reconnue »

Allant de l’identité professionnelle à l’identité personnelle, la grille d’entretien a permis de soulever différentes problématiques vécues, ressenties par les professionnels interrogés. Peu importait les domaines d’exercice, les cadres de santé en unité de soins et les cadres de santé formateurs ont sensiblement formulé les mêmes éléments, malgré la composition stricte de chaque groupe.

De prime à bord, ils conçoivent que leurs pratiques au quotidien ont profondément évolué, ce qui a pu, dans certains cas, les mettre en difficulté. D’une part, il existe un fort ressenti d’éloignement des soins, du personnel soignant. De plus en plus appelé à manager en transversalité, sur plusieurs unités ou par la conduite de projets, les cadres de santé ressentent une perte de capacités d’observation et d’accompagnement du collectif de travail. D’autre part, ils perçoivent un fort décalage entre la conception de leur profession et leur vécu réel. Autrement dit, il y a un décalage entre les injonctions opérationnelles et la réalité du quotidien. Ce quotidien est souvent décrit par les termes « travail invisible » que Chantal de Singly avait notamment relevés dans un rapport de 2009 sur les cadres hospitaliers(4). Ce déséquilibre perçu entre « professionnalisme » et « professionnalité », deux notions avancées par Claude Dubar, Valérie Boussard et Pierre Tripier(5), renvoie à une certaine dysfonction de la reconnaissance.

En somme, le cadre de santé recherche à la fois une reconnaissance de son travail du quotidien, de sa proximité dans l’encadrement, que ce soit des professionnels ou des étudiants, mais également une reconnaissance de son identité personnelle. En effet, il a été recueilli que l’identité professionnelle et l’identité personnelle ne sont pas deux éléments distincts. D’autant plus avec le développement des outils numériques dans les pratiques du cadre de santé, il est fréquent de travailler à distance et parfois chez soi. Cette perméabilité de la barrière entre la vie privée et l’activité professionnelle qui, jadis, selon l’adage, se matérialisait par le vestiaire et le port de la blouse, semble ne plus être d’actualité. Concrètement, les cadres font état d’un besoin essentiel d’une forme d’authenticité dans leur pratique au quotidien et donc de prise en compte de leur identité personnelle dans une identité professionnelle.

D’une culture à une autre

Ces premiers résultats de l’enquête revêtent une présentation factuelle. Ils sont une première interprétation des dynamiques identitaires en jeu, au quotidien, dans la pratique du cadre de santé. Toutefois, il semblerait, après une deuxième interprétation, qu’ils ne constituent qu’une explication « de surface ». En d’autres termes, les verbatim des professionnels sont l’expression pure et simple d’une problématique identitaire, d’une conséquence et donc d’un symptôme.

En sociologie, ce sentiment de décalage entre injonctions et vécus n’est-il pas un conflit à la fois en termes d’identité et de culture ? Questionner l’identité, c’est avant tout questionner le sens. Le sens de la profession cadre de santé semble ici être perturbé dans le vécu sur le plan collectif. Les enquêtés se retrouvent sur cette thématique, ils s’y accordent, mais aussi sur le plan individuel, dans la difficulté de faire vivre, faire reconnaître une identité individuelle.

Ainsi, l’idée n’est pas d’écarter le poids de l’institution dans le quotidien des cadres de santé, mais plutôt d’entrevoir le positionnement de chacun dans une combinaison incluant identité et culture. À de nombreuses reprises, les enquêtés font intervenir, dans leur discours, relatant leur pratique, la notion du « prendre soin ». S’il ne fait aucun débat que l’infirmier exerce dans le prendre soin, nous pouvons nous interroger de la présence de ces termes dans des situations de management ou d’enseignement. Pour Lise Michaux, le prendre soin c’est : « l’évanescence et la délicatesse du prendre soin qui repose sur la façon dont les actes sont posés, dans la réflexion et le souci du bien-être de l’autre »(6). Dans ce sens, les cadres de santé ont appliqué cette approche d’autrui, qui n’est plus un patient mais un professionnel ou un étudiant, dans leur pratique quotidienne. Ils conservent cette approche, naviguant d’une profession infirmière à une profession cadre de santé. Ils passent alors d’une culture soignante à une culture cadre. Cette passation vient questionner sur l’éventualité d’un processus d’acculturation que les sociologues Hervé Marchal et Jean-Christophe Marcel définissent comme suit : « […] l’ensemble des phénomènes qui résultent d’un contact continu et direct entre des groupes d’individus de cultures différentes et qui entraînent des changements dans les modèles (patterns) culturels initiaux de l’un ou des deux groupes »(7). Ces changements sont vécus par les cadres comme une perturbation dans des repères jusqu’ici connus dans l’ancienne profession.

Toutefois, dans ce processus d’acculturation, le cadre de santé peut opérer différents positionnements que les FG ont permis de mettre en exergue. Premièrement, le cadre de santé peut se situer dans une opposition des deux cultures. Mettant de part et d’autre culture soignante et culture cadre, il établit davantage de repères dans telle ou telle culture et peut décider, dans certains cas, d’écarter voire de renier l’autre. Certains enquêtés symbolisent cette frontière en parlant de « cadre soignant » ou de « cadre administratif ». Deuxièmement, il peut faire cohabiter ces deux cultures et ainsi, en fonction des situations, être plus ou moins dans une posture soignante ou une posture cadre. Par là, il opère ce que François Sarfati, en étudiant le monde de la finance, appelle une « identité de lisière ». Selon lui, « être à la lisière permet d’envisager d’entrer dans le « monde de la finance », ou de migrer vers d’autres milieux professionnels »(8). Troisièmement, il peut revendiquer une culture propre, à savoir une culture cadre de santé. Ainsi, le cadre de santé met en avant cette culture soignante transposée dans sa pratique quotidienne.

Comme ont pu l’exprimer certains enquêtés, être cadre de santé c’est observer, « sentir les choses », prévenir. Autrement dit, le cadre de santé intervient auprès des collaborateurs, auprès des étudiants, dans une certaine forme de « management clinique ». Entendons ici le terme de clinique sous sa forme latine à savoir « au lit », « au chevet ». C’est-à-dire qu’en étant au cœur du collectif de travail, le cadre de santé coordonne et articule les professionnels dans une approche clinique. Par l’observation, il recueille les éléments nécessaires à sa pratique. Il peut alors établir une forme de « diagnostic managérial » ou « diagnostic pédagogique » et mettre en place des actions en direction du collectif de professionnels, du collectif d’apprenants et/ou des organisations de travail. Il coordonne d’autant plus qu’au travers de l’évolution du système de santé, il est entré dans une logique polaire où peuvent subsister différents « mondes », le care, le cure, le control et le community, décrit par Henri Mintzberg et Sholom Glouberman(9).

Enfin, le cadre de santé peut s’appuyer sur une expérience individuelle. Lors de rencontres avec différents professionnels mais surtout des cadres de santé, il effectue des stratégies de mimétisme ou de rejet. En d’autres termes, comme le décrit Sophie Divay, il entre dans un processus « d’identification positive ou négative »(10). Cette identification n’est possible que parce que, dans la balance de la négociation identitaire, l’individu y dépose son identité personnelle. En somme, il évalue ce qui, pour lui, fait sens ou non avec son identité personnelle.

Entre histoire et culture professionnelle

Cette étude constitue une première interprétation du bouleversement identitaire que peuvent ressentir certains professionnels dans leur pratique quotidienne. Elle peut être établie en parallèle voire en complément d’autres études menées sur les concepts de légitimité, de reconnaissance du cadre de santé voire de deuil dans le passage d’une profession à une autre. Pour l’heure, cette étude a ciblé uniquement des cadres de santé issus de la filière infirmière, ce qui peut être l’explication de l’émergence de la culture soignante. De plus, les cadres de santé formateurs ont pu être vus, à certains moments de l’analyse, comme des « cas déviants », comme entendu par la sociologie interactionniste, à savoir que leurs pratiques professionnelles peuvent différencier de celles en unité de soins. Dans le champ de la sociologie des professions, Rue Bucher et Anselm Strauss évoquent des « segments professionnels »(11), c’est-à-dire une identité professionnelle spécifique au sein d’un groupe professionnel. Il conviendrait alors de poursuivre cette étude en recherchant la redondance de la culture professionnelle mise dans la balance de la construction identitaire. Cette étude pourrait avoir lieu dans un premier temps auprès de cadres de santé issus de la filière médicotechnique (technicien de laboratoire, manipulateur en électroradiologie médicale). Dans un second temps, elle serait réalisée auprès de cadres hospitaliers tels que des attachés administratifs hospitaliers (AAH) ou des cadres de services techniques, logistiques. Enfin, selon une dernière échelle, l’étude pourrait affiner les résultats par une enquête auprès de cadres non hospitaliers, dans le secteur public ou privé.

Conclusion

Construire une identité de cadre de santé, c’est mettre en balance identité professionnelle, identité personnelle et culture professionnelle. À ce jour, il est d’autant plus important d’accompagner les professionnels dans ce processus de construction identitaire que les contours du cadre de santé sont en perpétuelles mutations. Effectuons un instant « un pas de côté » sur l’histoire de la formation initiale qui constitue un des instruments de la construction identitaire. La formation initiale a connu de multiples transformations, débutant par le Cafis (Certificat d’aptitude aux fonctions d’infirmier surveillant) et Cafim (Certificat d’aptitude aux fonctions d’Infirmier moniteur) en 1958, le CCI (Certificat de cadre Infirmier) en 1975 puis le DCS (Diplôme de cadre de santé) en 1995. S’il ne semble pas exister plus d’une vingtaine d’années entre chaque réingénierie de la formation initiale, nous ne pouvons que rejoindre les travaux de Chantal de Singly(4) sur la nécessité d’une redéfinition de la profession cadre de santé. Selon les professionnels, être cadre de santé, c’est intégrer un groupe professionnel aux visages multiples, c’est construire une identité professionnelle dans un parcours d’acculturation, du soignant au cadre. En somme, il s’agit d’une transmutation identito-culturelle le long d’une histoire professionnelle.

Encadré 1

« Encadrer » le cadre de santé : une approche collective

Chercher à définir l’identité professionnelle du cadre de santé revient à dessiner les contours de la profession. Dans cette optique, la sociologie des professions représente un réel levier de compréhension des dynamiques à la fois collective et individuelle. Être cadre de santé, c’est intégrer une dynamique collective. En effet, en exerçant en tant que cadre de santé, on intègre une communauté, un groupe professionnel que Charles Gadéa et Didier Demazière, sociologues, définissent comme suit : « […] des ensembles de travailleurs exerçant une activité ayant le même nom, et par conséquent dotés d’une visibilité sociale, bénéficiant d’une identification et d’une reconnaissance, occupant une place différenciée dans la division sociale du travail, et caractérisés par une légitimité symbolique »(1). Ce groupe permet à la fois une reconnaissance par les pairs, les membres internes au groupe, mais aussi par un autrui extérieur au groupe. Cela peut être l’institution, représentée par la hiérarchie, ou alors des collaborateurs, des partenaires, etc. Cette reconnaissance se base essentiellement sur l’identité professionnelle. Elle est le résultat d’un processus collectif, par le groupe professionnel mais aussi individuel en s’appuyant sur l’identité personnelle décrite par Hervé Marchal, sociologue, comme : « un travail intime que tout individu effectue à certains moments de sa vie dans l’objectif de proposer à lui-même et à autrui, de façon provisoire ou non, une image de soi satisfaisante, ou à défaut supportable, et ce, à partir de supports identitaires, parfois choisis, parfois imposés, et négociés dans la mesure du possible »(2).

Références

1. Demazière D, Gadéa C. Sociologie des groupes professionnels. Acquis récents et nouveaux défis. La Découverte ; 2009.

2. Marchal H. L’identité en question. Ellipses ; 2021.

3. Duchesne S, Haegel F. L’entretien collectif. Armand Colin ; 2008.

4. Singly (de) C. Rapport de la mission cadres hospitaliers. 2009. p. 124.

5. Dubar C, Tripier P, Boussard V. Sociologie des professions. Armand Colin ; 2015 ; Vol. 4.

6. Michaux L. Cultures et valeurs dans l’univers du soin. Seli Arslan ; 2015.

7. Marchal H, Marcel JC. Qu’est-ce que la culture ? In: Initiations à la sociologie : Questions pour apprendre à devenir sociologue. Éditions Universitaires de Dijon ; 2021 (U21, vol. 1). p. 252.

8. Sarfati F. À la lisière des parquets. Actes de la recherche en sciences sociales. 2003 ; Vol. 146‑147 : 80‑92.

9. Glouberman S, Mintzberg H. Managing the Care of Health and the Cure of Disease. Part I & Part II. Aspen Publishers. 2001. pp. 58‑86.

10. Divay S. La nouvelle fabrique de la carrière des cadres de santé à l’hôpital : entre réglementation et cooptation. Sciences sociales et santé. 2018 ; 36 : 39‑64.

11. Bucher R, Strauss A. Profession in Process. American Journal of Sociology. 1961 ; 66 (4).