Réflexivité et temporalité dans les soins  - Objectif Soins & Management n° 0296 du 14/12/2023 | Espace Infirmier
 

OBJECTIF SOINS n° 0296 du 14/12/2023

 

ÉCRITS PROFESSIONNELS

Linda Khelifi*   Alexandre Grasset**   Roger Zintchem***   Catherine Braccagni****  

Cadres de santé formateurs, Ifsi Avicenne-Jean Verdier, CFDC, AP-HP, 1-7 Promenade Jean Rostand, 93000 Bobigny.

Le temps est une notion particulière puisqu’il se situe au croisement de différentes approches, courants et disciplines, rendant son étude encore complexe aujourd’hui. En effet, si le temps est une unité de mesure dans le domaine scientifique, permettant numériquement de définir une durée, cette notion interroge d’autres aspects, notamment la condition humaine, son histoire passée et son devenir, à travers la notion de temporalité.

Retour d’expérience d’une activité conduite en institut de formation en soins infirmiers

Dans le domaine du soin, la temporalité est une thématique au cœur des préoccupations des professionnels de santé dans les pratiques du quotidien, entre quête et nécessité, dans l’acte de soigner et d’exercer sa profession dans des conditions optimales. Nous avons souhaité explorer cette notion avec les étudiants de l’institut de formation en soins infirmiers (Ifsi) de première année, en fin de semestre 2, à partir d’un recueil de textes, écrits professionnels et témoignages d’usagers des institutions soignantes (patients, familles…). Cette démarche s’inscrit dans le cadre d’un dispositif pédagogique spécifique déployé au sein de notre institut, permettant aux étudiants de développer une pensée et une approche réflexive centrée sur eux et leurs pratiques, au travers d’activités diverses sans enjeux normatifs.

Au cours d’une séance, nous avons donc abordé cette thématique par la pédagogie narrative, une approche « encourageant l’apprentissage à travers le partage d’expériences vécues provenant des personnes concernées par les soins ou par l’apprentissage de ceux-ci »(1). Nous avons invité les étudiants à engager une réflexion individuelle puis collective sur la question et le rapport au temps qu’ils entretiennent au gré de leurs expériences, personnelles dans un premier temps, pour les amener vers une réflexion plus collective en lien avec leur parcours en formation et leurs pratiques en stage. À travers le retour d’expérience que nous proposons dans cet article, nous allons tenter de restituer, le plus fidèlement possible, le déroulement de la séance, les principales réflexions partagées par les étudiants ainsi que leurs éventuels impacts dans la construction identitaire professionnelle du soignant en devenir.

Une approche pédagogique humaniste

Par une lecture active de témoignages et de retours d’expériences des différents acteurs du système de santé (patients, proches, soignants…), l’objectif était de permettre aux étudiants de développer une capacité de compréhension empathique du vécu de ces personnes pour les inviter à se positionner en tant que futur soignant dans les situations où le temps devient une notion précieuse. Ce travail est facilité par l’approche pédagogique retenue, socioconstructiviste et humaniste, qui « permet […] de comprendre et d’apprendre, de développer une pensée interprétative, de générer des connaissances multiples et diversifiées »(2). Sur un format de travaux dirigés de trois heures, impliquant une vingtaine d’étudiants et animés par un formateur, la thématique a été introduite en invitant ces derniers à s’interroger sur leur propre rapport au temps et leurs représentations.

Un premier temps d’une trentaine de minutes a été conduit à partir d’activités ludiques (dessin et perception corporelle du temps qui passe) pour les inciter à réfléchir et à faire le lien entre leurs expériences de vie antérieures et actuelles, à mi-chemin dans leur formation et leur construction professionnelle.

Dans un second temps, à travers un panel de textes proposé aux participants, il s’agissait de poursuivre la réflexion débutée individuellement pour la mettre en perspective avec celle de ses pairs et ainsi élargir le champ des représentations du temps. En sous-groupe de cinq étudiants, la consigne reposait sur la lecture, au choix, soit d’un témoignage par typologie d’acteurs (patients, proches et soignants/étudiants en soins), soit de trois textes. À la suite de la lecture, il leur était demandé de produire un argumentaire explicitant leur choix en confrontant leur point de vue et en partageant leurs expériences vécues, devant permettre d’initier un débat au sein du sous-groupe.

Ensuite, un temps de retour collectif en grand groupe a permis de croiser les lectures et de les commenter, par un partage d’idées et de réflexions. L’objectif n’était pas la recherche d’une « bonne réponse » mais de permettre à chacun de prendre conscience de son propre positionnement par rapport à cette question et de tenter de le communiquer au collectif.

Le temps pour les soignants et les usagers

Les témoignages retenus pour l’exercice relatent des situations dans lesquelles les patients partagent une expérience vécue à l’hôpital qui peut paraître longue et ritualisée, en dehors des soins prodigués. Plusieurs raisons peuvent justifier ce sentiment éprouvé : le manque d’écoute et de disponibilité de la part des soignants, l’attente longue avant la réalisation d’un soin, l’ennui ressenti au cours de l’hospitalisation. À contre-courant du temps perçu par la personne soignée, les proches peuvent ressentir une impression contraire, car dans l’intensité du moment passé aux côtés du patient, le temps est compté et devient précieux, avec le souhait et la volonté de le rallonger voire de l’arrêter. Dans les témoignages figurent par exemple, l’histoire d’un proche regrettant les modalités de visite dans un service de soins intensifs avec des horaires très restreints et sur un temps limité, ou encore la détresse et l’impuissance d’une femme face à la dégradation rapide de l’état de santé de son époux.

Dans ce cadre, le rapport au temps peut être réinterrogé et questionné. En effet, le passage parfois obligé au sein des institutions soignantes vient bousculer un continuum de vie éveillant quelquefois incompréhension, colère, impatience ou encore ressentiment face à la maladie, à l’impuissance devant un proche souffrant, aux organisations des soins et de ses intervenants, parfois méconnues du « profane ». Pour les soignants, en constante quête de temps dans les pratiques, la prise en soins holistique du patient est impactée par le manque de temps éprouvé dans ces situations. La montée en charge de travail, la fatigue ou encore le stress conditionnent l’exercice professionnel actuel et ont pour conséquence, dans les pratiques, un manque de disponibilité physique et psychique du soignant au cours du soin plus « technique », laissant peu de place aux soins relationnels. Dans ce contexte, le temps physique, chronos, « devient alors une véritable obsession, un objet qui nous accapare et nous dépasse parfois »(3) dans les histoires et parcours de vie des individus. Pour le soignant, ce phénomène comporte un risque, celui de perdre le sens dans son travail, ce qui peut impacter son bien-être psychologique.

Des étudiants à la recherche du temps

Dans leur analyse et compréhension des témoignages, les étudiants ont tenté d’apporter des hypothèses et explications pouvant légitimer les différentes réactions des patients et des proches. Parmi les éléments identifiés, nous retrouvons : la souffrance et la maladie, le stress engendré par le contexte et la situation, l’angoisse, la vulnérabilité, la solitude et l’isolement, l’incertitude, la peur face à la maladie, l’ennui ou encore le manque de loisirs. Dans une attitude empathique, les étudiants ont soulevé la nécessité de déployer une posture d’écoute et de communication adaptée au patient et à l’entourage, pour mieux comprendre et identifier le mal-être du moment mais aussi, temporiser certaines situations en se rendant disponible et authentique dans la relation à l’autre. Une prise de conscience sur la manière d’être soignant apparaît dans le discours et la réflexion des étudiants, empreinte d’une pensée humaniste centrée sur l’usager en réponse au besoin identifié dans les situations : « Le patient n’est pas un objet que l’on doit réparer », « C’est pas comme un drive de fast-food […] la délivrance d’un soin et puis on s’en va », « Les professionnels privilégient les thérapeutiques plus que le relationnel alors que les deux sont importants », « Ce qui nous interroge et nous choque est le manque de compassion et la déshumanisation du patient dans les situations », « Le temps de l’institution prime sur les besoins du patient et des proches ».

Dans cette posture réflexive et avec leurs mots, leur témoignage met en évidence une forme de caring par l’expression d’un idéal dans l’approche soignante. En effet, dans les pratiques professionnelles, le care, traduit comme le prendre soin dans la capacité à s’occuper d’autrui et à lui porter attention, a été développé et théorisé dans le domaine des soins infirmiers par Jane Watson(4) afin que le soignant prodigue des soins infirmiers dans une totale congruence avec la personne soignée tout en prenant en compte son système de représentations et son cadre de référence. Au cours de la séance, la prise en compte d’un temps plus qualitatif, kaïros, a permis aux étudiants de conscientiser des pratiques soignantes actuelles « dans un contexte où les valeurs humanistes sont fréquemment et intensément questionnées et bousculées »(5) et notamment lorsque le temps chronos gagne du terrain voire monopolise la pensée des soignants dans leurs pratiques.

Conclusion

Dans leurs singularités, leur investissement au sein des équipes soignantes et à travers le prisme de leurs expériences vécues, les étudiants occupent une place intéressante pouvant enrichir cette réflexion de la temporalité dans les soins et la formation. L’approche pédagogique retenue a permis, selon nous, d’aborder trois éléments avec les étudiants : d’une part, une prise en compte de leur vécu de la formation et du rythme imposé, même si leurs retours mériteraient davantage toute notre attention. D’autre part, il nous a semblé intéressant d’aborder de premières notions en termes d’usure professionnelle en formation, correspondant à « un état de fatigue associé au sentiment d’incapacité à faire face aux situations […] processus amplifié dans le temps […] du fait de la répétition et de l’intensification […] des atteintes à l’exercice normal du métier »(6) afin de leur faire prendre conscience de leur existence pour en limiter les risques associés dont l’épuisement ou le stress professionnel. En outre, le recours à la littérature en formation aux métiers de la santé et en favorisant l’oral à l’écrit comme dans notre séquence serait, selon Walter Hesbeen, la clé vers un enseignement de qualité permettant « l’élévation progressive de la réflexion, de la pensée, de l’esprit critique »(7) et le cheminement vers une identité soignante spécifique. Dans une autre perspective, ces questionnements autour du temps dans les soins mériteraient d’être travaillés en interprofessionnalité, avec les problématiques actuelles de synchronisation des temps entre les différents intervenants, et dans une démarche d’amélioration continue de la qualité des soins.

Bibliographie

1. Bélanger, L., & Porlier, M.-J. (2017). La pédagogie narrative en sciences infirmières : activités éducatives et défis. Recherche en soins infirmiers, 129(2), 52.

2. Bélanger, L., & Porlier, M.-J. op. cit.

3. Michon, F. (2020). Le temps dans les soins. Soins, 65 (851), 15–16.

4. Watson, J. (1985). Nursing : The philosophy and science of caring. Colorado Associated University Press.

5. Duquette, A., & Cara, C. (2000). Le caring et la santé de l’infirmière. L’infirmière canadienne, 1(2), 10–11.

6. Ravon, B. (2013). Usure professionnelle. In : Dictionnaire des concepts de la professionnalisation, De Boeck Supérieur, p. 341.

7. Hesbeen, W. (2012). Les soignants, les soins et le soin. In : Les soignants. L’écriture, la recherche, la formation. Éditions Seli Arslan.