Le management par la considération - Objectif Soins & Management n° 0296 du 14/12/2023 | Espace Infirmier
 

OBJECTIF SOINS n° 0296 du 14/12/2023

 

ÉTHIQUE

Julien Nossenty  

Professeur de philosophie, académie de Montpellier (34), docteur en philosophie, membre associé au Laboratoire interdisciplinaire d’étude du politique Hannah Arendt (Lipha)

L'omniscience du management de la performance, qui semble être la norme au sein des organisations de santé et médicosociales, ne doit pas empêcher le déploiement du management par la considération qui sert le développement de la personne dans toutes ses dimensions. Il constitue un outil de développement intégral qui permet au décideur de faire fructifier les potentialités de chacun, afin de servir le bien commun. Diriger avec considération, c’est favoriser le travail partagé pour mener à bien sa mission.

Le management est devenu un impensé ; c’est pour cette raison que nous devons penser le management. Penser le management, c’est précisément mettre l’homme, la personne humaine, au cœur de nos organisations, de notre praxis(1), de notre action commune. 

Le management, un humanisme

Si la personne humaine n’est plus au cœur des organisations, alors le management qui s’opère reste une vision purement mécaniste. C’est donc une vision utilitariste qui prend le dessus et qui efface peu à peu la vision humaniste du management. Or, le management est un humanisme.

Il serait souhaitable que le management revienne à sa source, et sa source, c’est précisément de se souvenir que le management doit être au service de l’homme, de la personne humaine. L’idéologie du progrès a conduit à une rationalisation du management qui a provoqué une terrible déshumanisation au sein des établissements de santé et médicosocial.

Le sociologue Alain Ehrenberg(2), dans son ouvrage Le culte de la performance, a montré que la société nous pousse à être toujours davantage performants. Le management n’est pas imperméable aux mouvements de la société et le secteur de la santé ne déroge pas non plus à cette injonction. Mais cette culture de la performance, de l’efficience, a conduit finalement les professionnels du management de la santé à perdre leurs repères – ce qui aide à s’orienter, se diriger –, à se perdre, c’est-à-dire à être désorienté et à ne plus se diriger.

Face à cette désorientation, le décideur est devenu en quelque sorte un fardeau pour lui-même. En effet, il prend conscience qu’il ne correspond pas à la performance à laquelle l’organisation aspire, et il se sent démuni et dénudé en constatant qu’il n’est pas un surhomme (pour reprendre la légende nietzschéenne) et que son équipe peut-être également dépassée.

Le risque de cette culture de la performance, c’est que les professionnels de santé perdent le sens de leur action qui entraîne l’éreintement d’être soi. Cette perte de sens, cette perte d’être, de l’agir, peut entraîner un profond malaise que les managers doivent prendre en compte.

Management de la performance et rationalisation du soin

Le management par la performance a conduit au désenchantement du monde hospitalier. Max Weber, sociologue allemand, a écrit qu’il existe un processus de rationalisation du monde. Le problème avec le management de la performance, c’est cette idée qui défend que le domaine du soin puisse être expliqué, justifié, codifié de façon rationnelle. C’est pourquoi ce mode de management par la performance conduit à une telle rationalisation que le décideur est prisonnier, sans possibilité de pouvoir agir, et refuse le caractère incertain des situations si singulières qui se présentent aux professionnels de santé et d’accompagnement dont il a la responsabilité. Or, le propre du travail d’un professionnel de santé, c’est qu’il est face à une personne mystérieuse et changeante ; les situations qu’il rencontre sont toujours versatiles et singulières. Il est essentiel que la valeur, le trésor du soin, de la relation de soin, réside surtout, en réalité, dans cette incertitude même. La culture de la performance qui conduit à la rationalisation du soin entraîne une forme de standardisation de la relation de soin et cela contraint à une vision standardisée des personnes. C’est cette standardisation des personnes accompagnées qui dénature l’essence même du métier. Cette dénaturation provoque des tensions, des conflits, de la méfiance, de la division.

Il faut prendre garde à ce que cette hypertrophie du management de la performance n’efface pas la dimension humaine au profit de cette dimension strictement matérielle des relations et des préoccupations des professionnels. C’est pourquoi il est nécessaire d’avoir de l’égard envers le professionnel. Et cet égard passe par la considération.

Pour une relation de soin fondée sur la considération

Si la dimension humaine du management passe par la considération, il est urgent de bâtir une relation basée sur celle-ci. En effet, la considération personnalise celui ou celle que je dirige et dont les qualités et les limites sont prises en compte. N’oublions pas que le management doit répondre à des situations particulières. La considération suppose un jugement intérieur qui permet de discerner et de juger à propos.

Pratiquer un management par la considération, c’est donc regarder celui ou celle que je dirige comme un être unique qui ne peut pas être possédé et qui, au contraire, est doué de conscience individuelle, avec des capacités d’initiative et des responsabilités. Le décideur doit apprendre à se connaître, parvenir à cette connaissance de soi. Il est recommandé que la personne qui dirige réalise une démarche personnelle qui lui permettra de trouver le chemin du rapport aux autres. Une des dérives possibles du management par la performance, c’est que le décideur tombe dans la libido dominandi, ou tentation de domination. Pour lui échapper, le manager doit prendre conscience de sa propre imperfection, de sa vulnérabilité, et du fait qu’il sert quelque chose qui le dépasse.

Le managérisme, c’est-à-dire l’idéologie managériale, entraîne la déshumanisation des êtres, les conditionne et les rend interchangeables et uniformisables. Au contraire, le management par la considération permet aux professionnels de santé et du médicosocial de retrouver leur capacité d’initiative, de faire preuve d’engagement, et leur assure également de déployer toutes leurs virtualités au service de leur mission.

Le management par la considération demande de conserver à l’esprit les grands principes du commandement pour faire croître l’esprit de décision, de service. Il s’agit de croire au travail que l’on réalise et à celui que les personnes que l’on a sous sa responsabilité accomplissent. Le management par la considération, c’est également l’art de mener des professionnels de manière à recueillir le meilleur d’eux-mêmes, afin de servir le projet commun avec un minimum d’antagonismes et la plus grande coopération. La considération développe la sagacité des décideurs pour ne jamais considérer les professionnels comme des « avoirs » qui seraient réduits à exécuter des tâches mais, au contraire, comme des êtres, des personnes douées d’intelligence pratique qui travaillent ensemble, pour servir ensemble, chacun à sa place, ce projet commun qui nous dépasse. L’art du management par la considération, c’est amener les professionnels à adhérer aux actions qui doivent être réalisées pour mener à bien le travail confié.

Saisir l’épaisseur du réel

Nous devons avoir de la reconnaissance pour les personnes qui décident de prendre des responsabilités. Celui qui veut entrer dans le champ du management pour apporter ce qui devrait être va devoir rencontrer le réel dans sa complexité. L’art de décider consiste à accepter de rencontrer le réel à partir d’un idéal. Le réel, selon Aristote(3), est celui du monde sublunaire, du monde chaotique. Dans notre monde, tout est contingent, diffus ; tout est fait d’imprévisible et d’accidents obscurs. Celui qui doit prendre des décisions dans ce monde contingent doit être clairvoyant. Le management par la considération sait prendre précisément en compte l’épaisseur du réel. Celui qui s’engage dans l’arène managériale accepte de prendre sur lui la complexité du réel, de la condition humaine, et le service de la décision, avec toujours en ligne de mire, servir le bien commun en coopérant avec des personnes humaines, parce que chacun a besoin de se sentir apprécié et a besoin d’égard. Il sera alors en mesure de persévérer dans son être et sera capable de se dépasser lui-même pour servir le projet. Ce management par la considération cherche un chemin, jour après jour, pour construire un équilibre précaire en permanence, mais en faisant appel à la responsabilité des professionnels, en les considérant comme des femmes et des hommes d’action, comme une fin et jamais comme un moyen. Tels sont, peut-être, le secret et l’abîme de la complexité du management des personnes.

  • Notes
  • 1. Terme grec qui désigne l’action, l’agir.
  • 2. A. Ehrenberg, Le culte de la performance, Calmann Levy, Paris, 1994.
  • 3. Aristote, Éthique à Nicomaque, trad. Tricot, Vrin, Paris, 1990.