L’autre comme miroir de soi - Objectif Soins & Management n° 0296 du 14/12/2023 | Espace Infirmier
 

OBJECTIF SOINS n° 0296 du 14/12/2023

 

Paul Ricœur

HISTOIRE

Benjamin Becker

  

Paul Ricœur est né le 27 février 1913 à Valence, en France, et mort le 20 mai 2005 dans les Hauts-de-Seine, à Châtenay-Malabry. Philosophe français, l’ensemble de son œuvre s’insère essentiellement dans le courant de la phénoménologie allemande de la seconde moitié du XXe siècle, dont les apports nourris de la théologie protestante fertilisent encore aujourd’hui l’éthique du soin et de la santé.

S’inscrivant dans une herméneutique(1) visant à l’interprétation des textes philosophiques et religieux, la philosophie de Paul Ricœur a cela d’intéressant qu’elle dialogue rigoureusement avec les sciences humaines et sociales, venant ainsi interroger la place fondamentale de l’homme au cœur du système auquel il appartient, notamment dans le rapport qu’il entretient avec ses semblables. En cela, son œuvre s’intéresse à des concepts qui relèvent de l’ipséité et qu’il faut comprendre comme inhérente d’une identité propre à chacun, du sens, ou de la subjectivité. Dans son ouvrage Soi-même comme un autre(2) (encadré 1), c’est ce rapport précisément que Ricœur tente de démontrer.

Biographie

Paul Ricœur, qui nait en 1913, devient très vite orphelin, sa mère mourant en le mettant au monde, tandis que son père meurt en l’année 1915 de la Grande Guerre. Il développe très précocement, dans son parcours scolaire, une appétence certaine pour la philosophie, qu’il découvre au lycée Émile Zola de Rennes (35), notamment par l’intermédiaire de Roland Dalbiez, spécialiste de Sigmund Freud. D’obédience protestante, il épouse Simone Lejas en 1935 avec qui il aura trois enfants. Longtemps partisan du pacifisme(3), au sens politique du terme, et d’une théologie de gauche radicale, il concourt tardivement à la mise en exergue de l’intérêt majeur et fondamental des institutions étatiques, qu’il invite dès lors à appréhender comme le ciment indispensable à la cohésion d’une société et à la matrice des rapports interindividuels(4).   

Résidant en un lieu communautaire, Les Murs blancs, il écrit très régulièrement dans la revue Esprit et au sujet du christianisme social, ce qui lui apportera les fondamentaux de l’ipséité. Licencié de philosophie à 20 ans seulement, en 1935, il est reçu à l’agrégation en 1935. C’est dans les années 1930 qu’il poursuit son apprentissage philosophique à Paris avec Gabriel Marcel, avec lequel il découvrira les écrits d’Edmund Husserl, qui influencera durablement le reste de son œuvre.

Officier de réserve à Saint-Malo, Paul Ricœur est fait prisonnier après la défaite de juin 1940. Durant sa captivité, il rencontre Mikel Dufrenne, spécialiste d’esthétique. Durant les deux années qui suivent, il donne un ensemble de conférences par lesquelles il tente notamment d’expliquer l’interprétation et le dévoiement de la pensée de Friedrich Nietzsche par les Nazis, ce qui lui vaudra de virulentes critiques.

La place des institutions, le rapport à l’autre, le pouvoir de l’idéologie et le rapport de force qui oppose religion et politique sont autant de sujets qui construiront les soubassements de l’œuvre de Paul Ricœur, aussi prolifique qu’humaniste.

Une carrière et un destin hors du commun

Après la Seconde Guerre mondiale, il enseigne trois ans au collège Cévenol du Chambon, où il achève sa thèse sur la volonté(5). Nommé initialement à l’Université de Strasbourg, il devient par la suite professeur à la Sorbonne, en 1956. Il enseigne en parallèle pendant dix ans à la Faculté de théologie protestante de Paris.

Les années 1960 sont marquées par la signature d’un manifeste, l’Appel à l’opinion pour une paix négociée, auquel prennent part d’autres illustres philosophes comme Maurice Merleau-Ponty ou Edgar Morin, dont l’effervescence en regard démontrera une véritable ode à la paix.

En 1964, Paul Ricœur rejoint le département de philosophie de la Faculté des lettres de l’Université de Paris-Nanterre. Le 17 mai 1968, solidaire des étudiants en lutte, il démissionne de la direction du département de philosophie. Le 18 avril 1969, il est élu président du conseil provisoire de gestion de la Faculté des lettres, sans s'être porté candidat. L'élection de Paul Ricœur est interprétée comme une victoire des « progressistes » contre le courant conservateur, longtemps prépondérant à l'Université. En cela, Ricœur marquera son ancrage politique à gauche.

Il fait partie, en janvier 1969, de l'équipe fondatrice de la revue Politique aujourd'hui, dont la vocation est de « contribuer, par l'information et l'analyse, à définir le contenu et la stratégie d'un combat pour le socialisme ; de travailler donc en relation étroite avec les expériences concrètes et les recherches révolutionnaires effectuées à la base dans les différents secteurs; d'entreprendre une critique radicale des pratiques politiques, des genres de vie, des modèles culturels (...) »(6). À travers la théorie fonctionnaliste (qui s’intéresse aux possibilités et conclusions de l’objet) par laquelle Paul Ricœur aborde l’étude des institutions, s’opposant ainsi au structuralisme(7) (qui s’intéresse à l’architecture de l’objet, et par extension à celle de la pensée qui l’accompagne), il se met à dos un certain nombre d’étudiants qui le prennent à partie avec violence le 23 janvier 1970.

Au regard du soulèvement étudiant qui suit, Paul Ricœur démissionne de ses fonctions de doyen de l’Université le 9 mars 1970, notamment pour des raisons de santé. Pour sa part, il évoquera l’intervention un peu rapide des forces de l’ordre sur le campus, ainsi que des problèmes qui affectent l’institution universitaire(8). Acceptant dès lors un poste à l’Université catholique de Louvain, qui abrite notamment les archives d’Husserl, il y enseigne pendant trois ans et entre dans un même temps, en 1970, au département de philosophie de l’Université de Chicago.

Ce n’est qu’à partir des années 1980 que Paul Ricœur alterne des œuvres et des recueils de textes au sein desquels la philosophie vient dialoguer avec le droit, l’exégèse et l’histoire. L’année 1986 marque le tournant d’une carrière, lorsqu’il est invité à prononcer les Gifford Lectures à l’Université d’Edimbourg. Ce texte paraîtra en 1990 en français sous le titre de Soi-même comme un autre (encadré 1)(9,10).

Philosophie et politique

D’un point de vue purement politique, Paul Ricœur prend part au mouvement social de 1995, à l’instar de nombreux intellectuels, défendant par là même le projet de gouvernement d’Alain Juppé eu égard aux retraites et à la Sécurité sociale alors en vigueur. Signataire de l’Appel pour réforme de fond de la Sécurité sociale initié par la revue Esprit en soutien au gouvernement, il est critiqué par le sociologue Pierre Bourdieu qui évoque à son sujet une pensée technocratique mettant le « peuple du côté des pulsions et les gouvernants du côté de la raison »(11).

Après l’élection d’Emmanuel Macron à la Présidence de la France en 2017, de nombreux essais(12), nés d’une profonde relation qui liait les deux hommes, tenteront de mettre en avant les liens fondamentaux et intrinsèques qui unissent avec profondeur la philosophie et la politique, avec cette intrication que Paul Ricœur a cherché à démontrer toute son œuvre durant.  

Encadré 1

Le « moi » par essence

L’ouvrage central et fondamental de l’œuvre de Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, constitue une pierre angulaire incontournable de la phénoménologie allemande de la seconde moitié du XXe siècle, ainsi qu’une base solide au déploiement de la réflexion éthique et du soin moderne.

Paru aux éditions du Seuil en 1990, l’ouvrage reprend les conférences prononcées par Ricœur en 1986. L’idée fondamentale qu’il défend réside dans le « soi-même », faisant dès lors référence à l’autre de manière permanente. L’originalité de l’œuvre tient également au recours à une multitude de traditions de pensées qu’il mobilise dans un objectif d’exhaustivité. Aussi, son but largement affiché est de refonder le moi dans la certitude intime d'être soi, dans sa conscience morale, et dans le rapport intrinsèque qui lie chaque individu à lui-même.

En termes d’éthique appliquée aux soins, ce sont surtout les septième, huitième et neuvième études qui nous intéressent, car elles s’évertuent à développer la dimension morale du soi. Pour cela, Paul Ricœur tente de définir, dans ces parties, les différentes relations qui sont en jeu tant dans la construction du moi et du surmoi que dans sa fortification à travers les interactions avec autrui. Il étudie ainsi la relation avec soi-même, celle avec les autres et les relations à l’institution. Plus particulièrement, l’étude 7 étudie ces relations en rapport avec l’éthique, c’est-à-dire les sentiments primordiaux qui guident la façon d’agir. L’étude 8, quant à elle, œuvre à démontrer ces relations en rapport avec la morale et la mise en norme de l’éthique. Enfin, l’étude 9 étudie ces dernières en rapport avec la sagesse pratique, le bien-fondé sociétal de l’éthique.

En outre, dans l’étude 7 de cet ouvrage, la visée éthique se révèle à travers les trois composantes présentées infra, de cette façon : la relation avec soi-même par la visée d'une vie bonne (Aristote), la relation avec les autres par la recherche de l'amitié et de la sollicitude, la relation avec les institutions par le sens de la justice et la recherche de l'égalité : « C'est par des mœurs communes et non par des règles contraignantes que l'idée d'institution se caractérise fondamentalement »(2).

Enfin, dans l’étude 8, la norme morale se révèle également selon les trois principes précédents. Concernant sa relation avec soi-même, Ricœur l’oppose aux désirs de l’ego en s’appuyant sur les travaux d’Emmanuel Kant(9). C’est indubitablement ce travail sur l’ego, le rapport à soi-même et in fine à sa propre finitude qui permet dès lors l’accueil d’une certaine humilité humaine, pendant incontournable de chaque relation humaine et de toute pensée humaniste. Par ailleurs, il apparaît comme la condition indispensable au rééquilibrage des relations de soin qui confrontent singularité relationnelle et vulnérabilités intrinsèques. Également, la morale se modélise par la relation d’autrui avec les autres au travers de la norme, et qui repose sur cette règle basilaire des plus simples : « Ne fais pas à ton prochain ce que tu détesterais qu’il te soit fait » (vérité que nous devons non pas à Jésus mais à Hillel le sage(10)). Quant à sa relation d’avec les institutions, c’est à travers le principe de justice appréhendé par le philosophie John Rawls que Ricœur en explique le dessein pour la société : bâtir des institutions justes et à visée éthique, en tentant d’en dégager la vie la meilleure pour autrui, eu égard à cette célèbre formule qui lui succédera dans la postérité : « Une vie bonne, avec et pour autrui, dans des institutions justes ».

Infos

Nom complet :

Paul Ricœur

Date de naissance :

27 février 1913

Lieu de naissance :

Valence

Date de décès :

20 mai 2005

Postérité :

Soi-même comme un autre