Jean de Kervasdoué : « La seule solution pour augmenter la population de soignants est d’augmenter le nombre d’infirmières en pratique avancée » - Objectif Soins & Management n° 0294 du 31/08/2023 | Espace Infirmier
 

OBJECTIF SOINS n° 0294 du 31/08/2023

 

ÉCONOMIE DE LA SANTÉ

Propos recueillis par Claire Pourprix

  

Économiste de la santé, Jean de Kervasdoué a été directeur des Hôpitaux au ministère de la Santé de 1981 à 1986. Il est membre émérite de l’Académie des technologies, professeur émérite au Conservatoire national des arts et métiers, fondateur de l’école Pasteur/Cnam de santé publique. Auteur de nombreux articles et ouvrages sur le système de santé, il a récemment publié « La santé à vif », aux éditions humenSciences.

Votre dernier livre s’intitule « La santé à vif ». Quelle est l’intention de cet ouvrage ?

Cela fait un demi-siècle que je m’intéresse et travaille sur le sujet du et des systèmes de santé. J’ai voulu, à travers ce livre, écrire une sorte de testament intellectuel sur ce que j’ai appris sur les politiques de santé aux États-Unis, en Angleterre, en Europe et en Asie. Et sur ce que l’on peut transmettre aux générations, au-delà des bons sentiments qui noient les problèmes en général… La compassion est essentielle, mais elle ne suffit pas. La politique de santé se limite souvent à des déclarations compassionnelles, oubliant les questions d’argent, d’efficacité, de pouvoir… qui sont pourtant centrales.

Vous déplorez la centralisation croissante de la politique de santé et l’omniprésence de l’État en France. Quel autre modèle serait plus efficace selon vous ?

La situation en France est due à plusieurs facteurs. Le plus important me semble être que l’on n’a pas encore pris la mesure de la double division du travail générée par l’explosion des savoirs au niveau mondial. Cela touche la profession médicale, d’une part, et les autres professions de santé d’autre part. Les chirurgiens généralistes ont disparu pour donner place à des orthopédistes, des urologues, etc. Et la spécialisation s’accentue encore : il n’y a plus d’orthopédiste, mais des spécialistes de la main, du pied, du genou… Cela se manifeste aussi dans les autres professions de santé : les infirmières, les kinés se spécialisent également. Ainsi, avec ce foisonnement, des problèmes de coordination se posent : pour prendre soin des personnes âgées par exemple, comment coordonner la prise en charge par les kinés, les infirmières, les cardiologues, les ophtalmologues… ? Et comment, en conséquence, organiser la carte hospitalière ?
De plus, en France, l’État est rentré progressivement dans la gestion hospitalière, dont il est devenu à la fois juge et partie. À l’étranger, on observe un mouvement inverse : même si l’État a un rôle important de planification, d’organisation de l’accès aux soins, il n’essaye pas de gérer les hôpitaux. En Angleterre, les « Trusts » du NHS [National Health Service] sont indépendants, ce qui facilite le dialogue entre les producteurs de soins et l’État ; en Allemagne, les hôpitaux publics sont gérés par des entreprises privées, ce qui apporte plus de souplesse et de capacité d’adaptation. En France, on s’est encombré de lois folles comme la loi Touraine : pas moins de 180 pages avec une multitude de précisions… On veut tout border, tout définir. Or, à force de bâtir des normes, elles en deviennent non applicables simultanément ! Par exemple, on souhaite tous que les patients puissent bénéficier de visites à l’hôpital, mais les règles d’asepsie sont telles que cela génère des contradictions. Il vaudrait mieux laisser chaque hôpital trouver son équilibre, mener sa propre politique en fonction des services et de l’état des patients.

Selon vous, les conventions citoyennes ne sont pas une solution pour réformer notre pays. Une convention comme celle qui a eu lieu pour la fin de vie n’a pas d’utilité ?

La question centrale en politique est celle de la légitimité, celle des conventions citoyennes se pose. En effet, si l’élection donne une légitimité aux politiques, quelle est celle des membres d’une convention citoyenne, même quand ils ont été tirés au sort ? Leurs choix n’engagent qu’eux-mêmes. Dans une démocratie, le choix des réformes revient aux politiques.

Et d’après vous, quelle doit être la place des associations de patients, des représentants des usagers dans l’organisation hospitalière ?

À l’évidence, les associations de patients ont joué un rôle important dans l’évolution de nos systèmes de santé, je pense notamment à ceux qui ont été porteurs du virus du sida au début des années 1980. Plus généralement, j’estime que tous ceux dont la vie change profondément du fait de leur maladie – diabétiques, malades mentaux, porteurs de maladies rares… – ou de leur handicap, sont légitimes ; pour les autres, je suis plus circonspect et me pose toujours la question de leur légitimité. Ainsi, je me suis à peu près tout cassé, y compris le bassin… mais je ne vois pas au nom de qui je pourrais parler, malgré mes nombreuses expériences dans les services d’orthopédie, et n’envisage donc pas de militer dans une association d’anciens fracturés.

Vous expliquez que santé et médecine sont deux notions différentes. Comment devraient s’appeler les politiques de santé ?

La politique de santé doit concerner la santé ; la politique médicale la médecine. Même si la médecine contribue à la santé, elle n’englobe pas ce concept. Le plus souvent, on devrait parler de système médical et non pas de système de santé. En fin d’études de doctorat en socio-économie de l'université Cornell aux États-Unis, j’ai rédigé une thèse sur le pouvoir et l’innovation dans les hôpitaux américains. Je me suis plongé dans ce monde de la santé à l’âge de 25 ans et j’ai découvert avec surprise que la santé en occident s’est fortement améliorée au 19e siècle, alors même que la médecine était encore peu efficace. Elle a commencé à le devenir avec l’anesthésie, puis l’asepsie et surtout, en 1945, les antibiotiques. Elle était finalement assez barbare et peu efficace jusqu’à cette date. Elle a ensuite joué un rôle encore limité dans l’amélioration de la santé jusqu’à la fin des années 1960 (de l’ordre de 10 %), rôle qui est devenu de plus en plus important ces dernières décennies avec des progrès considérables, dans le domaine de la cardiologie notamment.

Votre ouvrage est sous-titré : « Pour sauver notre système de santé, les solutions existent, pourquoi ne les applique-t-on pas ? » Si vous deviez citer trois solutions prioritaires, ce seraient lesquelles ?

Tout d’abord, il faut réformer la médecine de ville, puis la médecine hospitalière. En ville, il faut proposer au médecin généraliste un autre système de paiement que le seul paiement à l’acte, en intégrant un paiement par capitation, à savoir un forfait annuel calculé pour chaque patient. Ce mélange de paiement à l’acte et de capitation se pratique en Europe du Nord. Un tel système est libéral, et plus digne : le médecin reçoit une somme forfaitaire annuelle pour prendre en charge une personne et son apport ne se limite pas à « faire » des actes. Comme il s’agit d’un sujet très idéologique en France, il faudrait procéder comme dans le cas du Pacs [pacte civil de solidarité] : ne l’imposer à personne mais le proposer. Ce système permet de surcroît d’augmenter la rémunération des médecins mais aussi de réduire leurs prescriptions d’actes. C’est donc bénéfique pour tous, gagnant-gagnant. Bien évidemment, avant de lancer un tel projet, un travail préparatoire et une simulation s’imposent. Cela peut prendre du temps. Lorsque j’ai étudié la mise en œuvre du PMSI [Programme de médicalisation des systèmes d'information], à la direction des Hôpitaux, il avait fallu un an et demi de travail avant de sortir du bois…
Je pense aussi qu’il faut faire évoluer le statut des hôpitaux publics vers un statut proche des centres de lutte contre le cancer, qui sont des propriétés de l’État mais de droit privé.

En effet, le titre IV de la fonction publique hospitalière n’est pas bénéfique pour le personnel. Par exemple, la seule façon de faire progresser une infirmière est de devenir cadre de santé. Or, cela constitue un changement de métier, et tout le monde n’a pas envie de faire du management ! Une convention collective plus souple permettrait d’augmenter la rémunération des infirmiers en fonction de leur expérience, sans pour autant les contraindre à perdre la nature de leur métier.
En France, nous souffrons d’un système bureaucratique et corporatiste : l’État nomme le directeur d’hôpital et les médecins (bureaucratie) ; le président de la commission médicale d’établissement est élu par ses pairs (corporatisme). Pour comparaison, en Europe du Nord et en Angleterre, le directeur, le médecin chef et l’infirmière générale sont nommés par le conseil d’administration. Il faudrait tendre vers ce modèle qui est la garantie d’une plus grande indépendance. Enfin, plutôt que tout soit imposé par l’État, chaque hôpital devrait être totalement maître de sa structure (pôle, services, départements …), définie par son règlement intérieur.

La médecine de ville est pour vous au cœur du système. Comment lutter contre les déserts médicaux ? Faire en sorte que le réseau ville-hôpital fonctionne bien ?

Il n’existe pas de solution magique, la démographie médicale est ce qu’elle est. Selon moi, la seule solution pour augmenter la population de soignants est d’augmenter le nombre d’infirmières en pratique avancée, en en formant maintenant entre 3 000 et 5 000 par an. Le calcul est simple : il faut deux ans pour former une infirmière en pratique avancée, dix ans pour un médecin. Quelle que soit la résistance du corps médical, les médecins sont bien contents de pouvoir être secondés par des personnes de qualité. D’ailleurs, toutes les études internationales montrent que le recours aux infirmières en pratique avancée ne génère aucune perte de chance pour les patients.
Une autre solution à explorer est de trouver un moyen organisationnel et financier pour faire fonctionner les maisons médicales. Actuellement, elles sont un peu financées par l’ARS [Agence régionale de santé], par les communes. Ce n’est pas raisonnable. Il faut les doter d’un statut et d’un mode de financement stable, sans pour autant qu’elles soient étatisées.
Autre point sensible : la connaissance médicale. L’organisation de la médecine date de 1930 et les syndicats sont restés calqués sur ce modèle. À l’époque, le savoir médical était appréhensible et compréhensible. Ce n’est plus le cas aujourd’hui : avec 700 000 articles nouveaux publiés chaque année dans les revues à comité de lecture, il est impossible pour un médecin d’absorber ce nouveau savoir intellectuel et technique. Cela pose la question de la pertinence des prescriptions. C’est pourquoi, depuis 1996, je propose que l’on crée en France une base documentaire de données médicales mise à jour en permanence et accessible par Internet à tous les professionnels de santé.

D’après vous, comment rendre attractif le métier d’infirmier, de soignant en général ?

Je vais dire des banalités... mais il faudrait pourvoir faire carrière en restant infirmier avec un niveau de rémunération correct. Reconnaître une fonction d’« infirmière chef » qui reste soignante, sans nécessairement endosser des fonctions administratives. De plus, sans vouloir créer de distorsion entre la ville et l’hôpital, les actes des infirmiers libéraux ne sont visiblement pas dignement honorés et mériteraient d’être réévalués.
Je suis le premier directeur des Hôpitaux à avoir eu comme conseillère une infirmière générale. Je suis convaincu que ce métier a des spécificités, il est important de reconnaître sa dignité, l’importance de son rôle pour nous tous.

Que pensez-vous des mesures prises ces derniers mois : augmentation du quota des écoles d’infirmières, quatrième année d’étude de médecine pour les médecins généralistes…

Tout cela n’est pas négligeable, mais n’est pas structurel. Nous n’avons pas touché au cœur du problème : tant qu’un acte de généraliste sera moins bien payé que celui d’un spécialiste (la différence est de 30 % en moyenne), on pourra ajouter autant d’années que l’on veut, ça ne changera pas grand-chose. Le gouvernement fait beaucoup de déclarations d’amour aux généralistes, mais nous n’en voyons pas beaucoup de preuves…

Les hôpitaux ont traversé cet été en étant à nouveau en crise. Quel message pour les soignants ?

J’éprouve une grande admiration pour les soignants. Je suis partisan de leur donner plus d’autonomie, de les défendre, de les protéger juridiquement pour qu’ils puissent s’organiser en définissant leurs priorités locales. Le problème n’est pas le même entre Paris qui se vide l’été et des petites villes touristiques qui accueillent un afflux de personnes. Localement, comment fait-on pour assurer le service public ? Cela pose aussi la question des petits hôpitaux, dont l’ouverture, dangereuse, est maintenue par manque de courage politique. Alors qu’on manque de personnel, il faudrait plutôt concentrer les soignants dans les hôpitaux où existe en permanence une équipe capable, non pas seulement d’accueillir, mais de soigner les urgences…

Vous soutenez que « L’épidémie due au Sars-CoV-2 a apporté, s’il en était encore besoin, une claire démonstration de la totale inutilité du principe de précaution ». Qu’aurait-il fallu faire d’après vous ?

On n’a pas besoin de principe de précaution pour prévoir. C’est un principe idiot, en toute logique, car en cas de survenue d’un événement, il faut prendre des mesures proportionnées. Mais comme tout événement est incertain, des mesures proportionnées à quoi ? Quand Emmanuel Macron a décidé de garder les écoles ouvertes, ce n’était pas pour appliquer un principe de précaution, mais c'était un choix politique ! Le problème du principe de précaution, c’est que tout le monde peut l’invoquer, pour tout et n’importe quoi, à tout moment. Or, ses conséquences peuvent être très coûteuses. Lorsque l’épidémie de H1N1 a surgit, en 2009, Roselyne Bachelot, alors ministre de la Santé, a par précaution stocké un tiers du Tamiflu® mondial et constitué un stock considérable de masques qui ont ensuite été brûlés. Ce n’est pas un mode opératoire raisonnable… Toute décision publique doit d’appuyer sur une étude de coûts/bénéfices, évaluer le degré de précaution nécessaire et décider du risque acceptable. Il faut admettre qu’on ne peut pas se protéger de tout.

Par ailleurs, vous défendez les pesticides, les OGM [organismes génétiquement modifiés], et revendiquez que le bio n’est pas une solution. Environnement et santé sont pourtant intimement liés… Ne pas protéger l’un, est-ce que ce n’est pas faire courir un risque pour l’autre ?

L’agriculture est née il y a 10 000 ans. Les humains ont depuis, de tout temps, sélectionné des plantes et des animaux. Depuis le 19e siècle, on connaît un peu la génétique : au lieu de faire des mutations aléatoires de graines, aujourd’hui on a l’intelligence de connaître et d’analyser les gènes et leurs allèles. Cela nous permet de sélectionner rationnellement des plantes qui résistent au stress hydrique, à l’évolution du climat. Dans la plupart des pays au monde, sauf en Allemagne et en France, les semenciers utilisent les nouvelles techniques du génie génétique. Quatre fois la surface de la France est plantée en OGM : il y en a partout, dans le soja, dans la levure de bière…
Quant aux pesticides, il faut admettre qu’il n’y a pas d’agriculture sans produit phytosanitaire, pas plus qu’il n’y a de médecine sans médicament. La question est de savoir quels sont les risques acceptables. La chimie analytique mesure le milliardième de gramme : à ce niveau, est-ce toxique ou pas ? La plupart du temps non, en ce qui concerne les produits phytosanitaires et les herbicides comme le glyphosate, qui n’est pas toxique aux usages habituels. Les gens oublient que les plantes produisent des toxines naturelles… Dans une ration alimentaire normale, on ingurgite 1 gramme à 1,5 gramme de toxines naturelles. Et cela ne nous pose pas de problème !
Enfin, aucune étude n’a montré clairement qu’il y a un bénéfice à manger bio. Les études qui prétendent le contraire sont biaisées car d’une façon générale, les gens qui consomment bio ont une vie plus saine que les autres. Le problème aujourd’hui n’est pas le bio mais l’obésité !

« Les réformateurs n’ont jamais eu assez de poids pour contrebalancer l’idéologie dominante, celle de la médecine libérale, d’où les difficultés actuelles dues à la stabilité d’un système conçu dans les années 1920. En revanche, les hôpitaux n’ont pas pesé d’un poids suffisant pour éviter la mainmise progressive de l’État. Ils se sont laissé bureaucratiser et, ce faisant, rigidifier. Prétendant être extérieur au fonctionnement interne de l’hôpital, l’État s’efforce de contrôler par des normes, des statuts, des procédures, des mécanismes de nomination et ainsi le paralyse. C’est bien là, dans l’étatisation, que se trouvent les causes premières de la crise actuelle de l’hôpital public. »

Jean de Kervasdoué, La santé à vif

« Souffrances, vie et mort du côté des soignants, budget, contrats de recrutement, marchés de fourniture, exigences administratives de l’autre, ceux qui soignent et ceux qui administrent ne vivent pas dans le même monde et ne partagent pas les mêmes références. Les uns prodiguent des soins, les autres assurent que les patients soient soignés aujourd’hui et pourront l’être demain. Les deux sont indispensables mais ils n’ont pas le même rapport au temps et ce n’est pas leur moindre source d’incompréhension. Soigner ne sera jamais un métier comme les autres, même si toutes les exigences syndicales prétendent le contraire et si les soignants essayent à juste titre de se dégager d’une référence à la noblesse de leur mission qui peut devenir une forme de chantage (…). »

Jean de Kervasdoué, La santé à vif

« Pour répondre à l’angoisse des patients, pour leur offrir leur libre arbitre, on a juridiquement contraint les soignants à les « informer ». Cette évolution, aussi souhaitable qu’elle soit, a transformé la relation médecin-malade, favorisé la médecine défensive été certainement accru les analyses biologiques, les examens d’imagerie et la paperasserie hospitalière. »

Jean de Kervasdoué, La santé à vif

« Après des décennies de vaines tentatives, la France n’a pas réussi à répartir de manière à peu près équitable les médecins, les pharmaciens ou les hôpitaux sur son territoire, prétendre de surcroît réduire les inégalités de santé qui sont à l’origine culturelle, économique et sociale semble pour le moins immodeste ! Quad il s’agit de santé et plus seulement de médecine, les choses se compliquent encore car la santé d’une personne ne dépend pas uniquement des médecins qu’elle consulte et des traitements qu’elle reçoit, mais aussi et surtout de ses croyances, de son éducation, de ses conditions de vie, de ses habitudes alimentaires, de ses pratiques sexuelles, du hasard… et de son âge. Si donc l’on constate depuis deux siècles les inégalités sociales de santé, on ne sait pas toujours comment les réduire par des techniques médicales ou un meilleur accès aux soins car, le plus souvent, elles n’en relèvent pas. »

Jean de Kervasdoué, La santé à vif