Réflexion sur « l’analyse » au service de la professionnalisation en passant par une découverte de soi - Objectif Soins & Management n° 0293 du 01/06/2023 | Espace Infirmier
 

OBJECTIF SOINS n° 0293 du 01/06/2023

 

DOSSIER

Florence Foucart   Sophie-Anne Gaudin  

Cadre de santé - formateur, Ifsi CHU PoitiersCadre de santé - formateur, Ifsi CHU Poitiers

Nous sommes parties d’un étonnement émanant de nombreux formateurs à l’égard des étudiants post-baccalauréat : des difficultés à analyser – pourtant un pré-requis de l’entrée en formation – et à faire évoluer leurs représentations. Cette génération, au cœur des outils numériques, ne « sait » plus parler de « je ». Ils n’osent pas être différents des autres membres de la « tribu », ils savent grâce au clic sur la souris. Deux séquences pédagogiques ont été conçues par des formateurs pour travailler « l’analyse », par une entrée socioconstructiviste. Elles associent une réflexion collective sur les représentations et un exercice collectif : analyser une situation issue du domaine infirmier.

Nous sommes deux cadres de santé, travaillant depuis plus de 15 ans chacune auprès d’étudiants en soins infirmiers, et nous avons réfléchi à la façon dont nous pouvons montrer aux étudiants en soins infirmiers qui entrent en formation, qu’ils ont déjà des outils, des compétences pour leur permettre de se professionnaliser et prendre confiance en eux. Pour y parvenir, nous avons conçu deux séquences pédagogiques intitulées « Réflexion sur les concepts centraux du raisonnement clinique » et « Qu’est-ce qu’analyser ? ». Nos intentions pédagogiques doivent correspondre à l’axe de notre projet pédagogique en première année de formation infirmière : permettre à l’étudiant de « Faire évoluer son système de représentations afin de tendre vers la réalité des soins ».

Les deux séquences pédagogiques ont été pensées au regard d’un principe de valorisation de l’expérience personnelle de l’apprenant, principe phare sur lequel nous nous basons pour nos choix pédagogiques. Ces séquences pédagogiques ont été construites en plusieurs temps et prennent place dans l’ingénierie pédagogique des unités d’enseignement (UE) du semestre 1 : 6.1 « Méthodes de travail » et 3.1 « Raisonnement et démarche clinique infirmière ». Le lien entre ces deux UE nous a paru évident, la méthode du raisonnement clinique étant liée à la capacité d’analyse. La finalité du dispositif étant de permettre à l’étudiant d’appréhender les exercices d’analyse attendus en stage et en Ifsi d’une part, et d’opposer les représentations aux groupes et ainsi favoriser leur processus de professionnalisation, d’autre part.

Nous avons donc construit deux séquences pédagogiques en travaux dirigés (TD), dont la description et l’analyse réflexive vous sont présentées ci-dessous. L’idée de ce TD est de permettre à l’étudiant d’intégrer qu’il sait déjà analyser des documents. Le mot « analyse » peut susciter des craintes. L’intérêt ici est de mettre directement les étudiants en situation d’analyser un texte. Le principe pédagogique soutenu se rapporte à l’apprentissage par simulation. « Les dispositifs à base de situations partent d’un tout autre principe : on apprend non pas en recevant et assimilant un savoir constitué, mais en résolvant des problèmes pour lesquels le savoir à apprendre constitue une ressource pour résoudre le problème posé »(1).

Démarche pédagogique

La démarche pédagogique est inductive, prenant appui sur le socioconstructivisme. La volonté est de centrer les apprentissages sur l’étudiant : cet apprenant ne vient pas en formation exempt de connaissances, de savoir et savoir-faire. Par ses expériences, ses acquis scolaires, il va poursuivre son processus d’apprentissage et conceptualiser son savoir afin de le transférer dans un nouveau système.

Nos intentions pédagogiques initiales sont de mettre en perspective les capacités méthodologiques des apprenants, leur permettre de prendre conscience qu’ils sont capables d’analyser, de les rassurer et de valoriser leur autonomie dans l’exercice d’analyse par l’utilisation de situations simulées. Il n'existe ici aucun enjeu, ce n’est pas un temps d’évaluation. Par ailleurs, l’exercice d’analyse est incontournable dans la pratique professionnelle courante. Sa mise en œuvre est demandée dans de nombreuses UE et d’évaluations de celles-ci. Notre visée est de montrer aux apprenants que le formateur croit en leur potentiel par une attitude de facilitateur. Nous partons du postulat que cette posture favorise la confiance en soi dans la relation pédagogique et la progression des étudiants dans l’utilisation de leur capacité d’analyse dans le champ des soins infirmiers et ainsi développer l’ensemble des compétences professionnelles, et particulièrement :

- Évaluer une situation clinique et établir un diagnostic dans le domaine infirmier (compétence 1) ;

- Communiquer et construire une relation dans un contexte de soins (compétence 6) ;

- Analyser la qualité et améliorer sa pratique professionnelle (compétence 7) ;

- Rechercher et traiter des données professionnelles et scientifiques (compétence 8).

Ce dispositif, introduit très précocement dans la formation, pourrait ainsi satisfaire l’attitude d’ « apprenance » des étudiants, revendiquée par Philippe Carré(2).

Organisation

L’organisation propose un parcours en 3 séquences pédagogiques rapprochées, sur 4 temps. Notre objectif pédagogique est qu’à l’issue de ces trois séquences, l’étudiant de première année se réapproprie la méthodologie d'analyse et l’utilise dans le cadre de l’exercice professionnel infirmier. 

Quelques exemples issus de l’ingénierie : les étudiants sont mis en petits groupes de 3 à 4 étudiants. Le formateur propose un support écrit. La seule consigne donnée au préalable est : « Analyser le texte proposé ». À ce moment-là du TD, il n’y a pas d’intervention du formateur sur le fond. Il rappelle seulement l’objectif fixé lors de ce TD, et valorise l’apprenant dans ses connaissances déjà acquises au cours de sa scolarité et de son expérience professionnelle ou de vie.

Dans un deuxième temps, nous passons à l’entretien d’auto-confrontation en groupe, c'est-à-dire que les étudiants tracent par écrit leur « procédure », en répondant aux questions.

Le formateur accompagne les groupes sur un temps d’explicitation en énumérant des questions. Par exemple :

- Comment avez-vous travaillé ? Quelle organisation avez-vous décidé ? Qu’avez-vous fait (concrètement) ?

- Quels objectifs vous êtes-vous fixés ? À quoi sert d’analyser le document que vous avez dans les mains ?

Cette séquence, d’une durée de deux heures, leur permet de repérer leur méthode pour analyser un texte, en fonction du contexte.

À la suite de cela, deux autres TD viennent explorer leur capacité à repérer leurs forces et leurs axes d’amélioration à envisager.

Après ces séquences pédagogiques, la méthodologie traduite lors de la dernière séquence sera reprise dans d’autres UE. Elle sera centrée sur les attentes de l’UE 1.1 : Analyse de texte, lors d’un TD « Repérage des concepts » en lien avec les apprentissages en cours dans l’UE. De la même façon, nous reprendrons dès la semaine suivante, avant le départ en stage, la méthodologie de l’analyse de situation professionnelle (analyse de pratique) proposée dans le portfolio et réalisée par l’apprenant au cours du stage.

Ensuite, nous traduirons les éléments méthodologiques au cours des temps de travail au regard de l’UE 3.1, centrée sur l’analyse de situation clinique. Les étudiants seront également amenés pendant le stage à utiliser ces éléments pour comprendre les situations cliniques des personnes accueillies sur leur lieu de stage (UE 3.1 S1).

Nous avons voulu dans cette expérience prendre le rôle de guide auprès des étudiants. De manière itérative, les étudiants ont pu mesurer leurs connaissances et savoir-faire en matière « d’analyse ». Ces temps nous ont permis de rendre compte de la complexité d’une notion « analyse de » par la simulation, en partant des connaissances, des expériences des apprenants. Car il est bien question « d’apprenant » dans cette séquence pédagogique : un « conducteur, plus que passager dans les voyages de la connaissance »(2). Par ailleurs, l’utilisation du groupe permet en début de formation de valoriser une mise à plat commune, de reconnaître l’autre dans une même « notion ». Cela permet un renforcement de l’esprit de groupe, d’équipe. Chacun a pu apporter sa pierre à l’édifice. La multiplicité des profils crée aussi une force, un véritable atout, un vrai intérêt d’une nouvelle collaboration (les étudiants ne se connaissent que depuis 3 semaines). Nous imaginons ici favoriser la « disposition affective », comme l’explique Philippe Carré : « Les dispositions à apprendre (ou à ne pas le faire) se construisent à partir des affects, des sentiments, des émotions ressenties au contact du savoir, de l’enseignant, du formateur »(3), des autres apprenants.

Évaluation

Aujourd’hui, nous faisons l’évaluation suivante, réalisée au regard du premier niveau d’évaluation de Kirkpatrick « la satisfaction de l’apprenant » puis du deuxième niveau « mesure des apprentissages développés » par les étudiants en fin de processus de formation.

Nous observons que les apprenants sont plus rassurés face aux futurs TD impliquant une méthode d’analyse. Ils sont prêts, sans peur, à se lancer dans l’analyse de texte demandée dans leur formation. Lors des TD menés au sein des différentes UE (3.1 et 1.1 notamment), les formateurs ont observé une sorte de « lâcher-prise » par rapport au mot analyse, et un élan vers la compréhension et l’utilisation des notions propres aux enseignements (spécificités des différentes UE).

Nous avons également identifié lors du retour de stage (post-stage 1), quelques traces de l’impact de cet exercice sur leur présentation d’analyse de pratique. L’analyse des situations de stage présentée par les étudiants est plus étoffée que pour les promotions précédentes. Les travaux proposent davantage qu’une simple description (ce que nous avions mesuré sur les dernières années) et comprennent aussi la production d’un questionnement et de liens avec les connaissances abordées en formation, en amont de la période de stage, ou de nouvelles connaissances recherchées pour l’occasion. La discussion est alors plus aisée avec les étudiants, et la prise de recul plus factuelle. Plus en aval de cette expérience pédagogique, les étudiants ont obtenu de meilleurs résultats aux évaluations utilisant l’analyse comme modalité d’évaluation.

Réflexion sur les concepts et « représentation(s)… »

Dans ce cas, notre intention pédagogique est de faire évoluer les représentations individuelles des étudiants en créant une dynamique de questionnement collectif autour de mots clés utilisés fréquemment dans l’apprentissage du raisonnement clinique. Il s’agit de faire réfléchir les étudiants sur les termes « Analyse », « Clinique », « Raisonnement », « Démarche », « Concept ». Pour des étudiants ayant intégré l’Ifsi récemment, une réflexion sur ces mots ne fait pas partie des activités dont ils sont friands. C’est pourquoi à partir d’un objectif d’apprentissage situé dans le domaine du raisonnement intellectuel, nous avons opté pour une méthode qui repose sur des principes comme l’interactivité dans des sous-groupes restreints, une sollicitation permanente de l’apprenant par la confrontation des idées. Cette démarche nous semble intéressante pour éclairer une approche théorique et conceptuelle(4).

Ainsi par exemple, ce TD se décline avec l’identification d’ambassadeurs. Les autres étudiants organisent l’espace avec cinq plots de cinq chaises et une laissée vide pour accueillir l’ambassadeur. Le formateur énonce les consignes, les explicite et sollicite la participation volontaire des étudiants pour endosser le rôle d’ambassadeur. Une fois désignés, le formateur réexplique aux ambassadeurs leur rôle d’animateur au sein des sous-groupes et de rapporteur pour le temps de synthèse qui suivra. Il répond aux questions. Il répartit les mots et les fiches nécessaires au TD. Chaque ambassadeur a une mission précise. Il se déplace d’un groupe à l’autre, introduit son sujet, s’aide des questions préparées par les formateurs pour solliciter la prise de parole de ses collègues (figures 1 et 2). Il prend des notes sur les échanges sans révéler aux sous-groupes les réponses apportées par les autres étudiants.

Lorsque les ambassadeurs sont passés dans tous les sous-groupes, ils rédigent chacun leur synthèse, puis la présentent. À chaque instant, le formateur guide les étudiants ambassadeurs dans l’élaboration du support en veillant à ce qu’ils mobilisent leurs ressources en termes de méthodes de travail, notamment en communication.

En amont de ce TD, les étudiants ont travaillé sur les concepts fondateurs de la démarche soignante (Santé, Homme, …) avec la méthode de Delphes. Cette fois, le choix de la méthode des ambassadeurs permet de respecter la variété requise selon le principe de la pédagogie différenciée d’André de Peretti. Si notre choix s’est porté sur cette méthode, c’est parce qu’elle révèle au moins trois intérêts :

- permettre une mise à jour les représentations des apprenants tout en aidant à l’appropriation des concepts(5) ;

- favoriser la communication et l’expression, susciter la réflexion sur un temps limité(5) ;

- créer un conflit sociocognitif, reconnu comme moteur potentiel d’apprentissage(6).

Et puis, le terme « ambassadeur » a une connotation plutôt positive auprès des étudiants qui endossent ce rôle : ils se sentent investis d’une mission diplomatique, une mission de représentation de la parole des uns et des autres.

À la suite du TD, les réponses apportées par les étudiants ont été reprises par les formateurs pour illustrer les contenus théoriques relatifs à la notion de concept et à la démarche clinique par le raisonnement. Ceci a l’avantage de valoriser la réflexion menée par les étudiants et de leur montrer que leurs représentations individuelles peuvent être proches des définitions académiquement admises.

Par ailleurs, cette méthode permet une transférabilité de capacités utilisées par les étudiants lors de cette activité dans la perspective de leur future pratique professionnelle :

- utiliser son expérience,

- mobiliser ses ressources personnelles,

- gérer le temps,

- travailler en équipe,

- assurer les transmissions, etc.

Elle semble donc être efficace puisque les étudiants nous disent avoir mieux compris les notions abordées. Le bilan de satisfaction est d’ailleurs explicite puisque 74,6 % des étudiants sont satisfaits de cette modélisation pédagogique. Nous mesurons cependant quelques biais : les étudiants qui acceptent de jouer le rôle d’ambassadeur sont exclus de cette réflexion de groupe même s’ils en sont témoins et inévitablement impliqués par leur écoute active. Ils ont un travail supplémentaire de synthèse à réaliser pour la restitution au groupe entier.

Conclusion

Ces TD ont été reconduits à deux reprises et animés par des formateurs différents dont les retours sont similaires. Ces TD avec cette méthodologie sont désormais inclus dans l’ingénierie de l’UE. Au-delà de la vision socioconstructiviste de ces deux TD, ils ont eu un effet sur la socialisation au sein des grands groupes (découpage en sous-groupes de 20 étudiants pour une promotion de 190 étudiants). De notre côté nous avons été épatés des réflexions et idées partagées par les étudiants, nous avons fait évoluer notre système de représentations, et évitons les raccourcis sur les « générations x, z ... ». Nous nous sommes surpris à remettre l’étudiant apprenant au sein d’un dispositif de formation, sa propre formation. Ces deux expériences tentent à prouver que les formateurs qui développent une attitude « facilitatrice » créent des conditions nécessaires à l’apprentissage, grâce à la réaffirmation du « soi » dans une dynamique de professionnalisation.

Notes

1. Carré P, Gaspar P (dir.). Traité des sciences et des techniques de la formation. Dunod ; 2011. p. 409.

2. Carré P. L’apprenance, vers un nouveau rapport au savoir. Dunod ; 2014. p. 106.

3. Carré P, Ibid. p. 109.

4. Viollet P. (dir.) Méthodes pédagogiques pour développer la compétence. Manuel pratique à l’usage des formateurs. De Boeck, 2011. p. 76.

5. Viollet P, Ibid. p. 75.

6. Bourgeois É, Buchs C. Conflits sociocognitifs et apprentissage en formation. In: Carré P, Gaspar P (dir.). Ibid. p. 292.