La vaccination ou la liberté du corps mise à l'épreuve - Objectif Soins & Management n° 0285 du 10/02/2022 | Espace Infirmier
 

OBJECTIF SOINS n° 0285 du 10/02/2022

 

ÉTHIQUE

Alvaro Jose Sanchez Hurtado  

Master en philosophie et théologien de l’Institut catholique de Paris (ICP). Collaborateur Community Management IVHM.

La lutte contre l’épidémie de Covid-19 en France inclut la mise en place d’un passe sanitaire et d’un protocole vaccinal renforcé. Ces mesures soulèvent un certain nombre de questions relatives au rapport au corps et à notre liberté personnelle. Dans un contexte de méfiance de certains de nos concitoyens vis-à-vis de la vaccination, il convient  de souligner que l’exercice des libertés individuelles ne peut s’envisager que dans l’interaction sociale, et que notre condition humaine est, intrinsèquement, de nature solidaire.

L’arrivée de la 5e vague de Covid-19 en novembre 2021, ayant pour nouvel épicentre l’Europe, a poussé les autorités politiques à réafficher leur discours d’alerte en reprenant avec fermeté les mesures, désormais bien connues, de contrôle sanitaire. Dans cet horizon, la dernière allocution du président de la République avec l’obligation du rappel vaccinal et le raccourcissement du délai de validité de l’actuel passe sanitaire, a fait monter d’un cran le débat public sur la vaccination contre la Covid-19 : est-il absolument nécessaire d’avancer vers une troisième dose ou vers une quatrième, voire une cinquième ? À combien de doses et à quelle fréquence devons-nous nous soumettre, en « bon citoyens », alors qu’aucun vaccin à l’heure actuelle n’est à même de garantir une protection totale ? Ne vaudrait-il pas mieux attendre l’arrivée d’un vaccin qui possède une véritable efficacité ? Voilà un ensemble d’interrogations qui mettent à l’épreuve notre vision de la liberté personnelle ainsi que nos motivations à acquiescer à la vaccination comme voie de sortie primordiale de la crise sanitaire. Quelle position adopter dans le contexte du renforcement des mesures sanitaires, et en particulier du protocole vaccinal ? 

LE VACCIN, UNE LUTTE CONTRE-LA-MONTRE

Avec la récente découverte du variant omicron en Afrique du Sud, nous avons à peine eu le temps de l’identifier que la situation sanitaire s’est à nouveau effroyablement dégradée.  

Si l’inquiétude a regagné les premières pages dans les journaux en raison de l’incertitude du comportement de ce nouveau variant et du degré de gravité du cadre clinique, c’est surtout parce que son apparition a inoculé, dans les esprits, la crainte que des mutations interminables se succèdent l’une après l’autre, au point que l’alphabet grec ne suffirait point pour les dénommer. Autant dire que le virus SAR-CoV-2 semble tout aussi intelligent pour continuer à muter « de l’alpha à l’oméga », c’est-à-dire jusqu’à l’infini. Fâcheux sentiment qui laisse penser que la pandémie acquiert droit de Cité et s’installe dans le temps. 

Néanmoins, nous voilà moins démunis à présent qu’au tout début de la catastrophe : la communauté scientifique a mis entre les mains des Français, depuis fin décembre 2020, l’accès au vaccin en un temps record  – seulement 13 mois après la détection de la maladie en France –, grâce au progrès scientifique qui va en grandissant. Cet événement questionne notre rapport à la science parce que le travail des experts a démontré une grande capacité de déploiement contre-la-montre, à la hauteur des exigences de notre monde contemporain. Oui, car nous sommes entrés dans l’ère du « tout-à-un-clic » où l’approbation des produits et des services se mesure à la rapidité de leur livraison. C’est cette réactivité que le citoyen moderne a réclamée face à la crise : des solutions urgentes, immédiates, de préférence celles qui soient avalisées par l’autorité médicale. Et c’est précisément ce que la recherche scientifique a voulu rendre possible par l’invention du vaccin. Or, comment expliquons-nous, que lorsque des chercheurs ont inlassablement travaillé pour répondre en toute urgence face à l’expansion du virus, certains de nos contemporains restent fermement sceptiques au recours au vaccin, remettant en doute leur professionnalisme à la limite de l’irrationnel ? Où est donc passée notre confiance dans la science ? Certes, il y aurait a priori des raisons pour s’en méfier : la vitesse à laquelle a été élaboré le vaccin qui n’exclut pas un niveau élevé de dangerosité si l’on s’en tient au nécessaire temps de recul vis-à-vis des échantillons destinés à l’usage humain.

C’est un problème de choix entre un délai « suffisant » et un délai « souhaitable » séparant la conception du vaccin de son entrée sur le marché. Pourtant, décrier dans l’absolu la rapidité de la production du vaccin tend à faire oublier que son processus d’élaboration a également impliqué une plus grande réactivité dans la réalisation des tests, une mise en place plus rapide des procédures de contrôle et un suivi plus efficace de possibles effets indésirables ou collatéraux chez les patients, justement parce que la rapidité des avancées techniques permet ce raccourcissement des délais. Après tout, un investissement à dimension planétaire aussi coûteux et vital que celui-ci n’aurait été finançable sans les garanties suffisantes de viabilité pour l’être humain.

Cela dit, est-il moralement acceptable de refuser le vaccin faute d’une période de preuve plus longue ? Tout le contraire : le recul que nous avons déjà depuis le commencement de la campagne de vaccination a permis de vérifier la justesse des délais de la phase expérimentale du vaccin et a montré que le produit final apportait un véritable renfort immunitaire qui s’est traduit par un ralentissement considérable des contaminations ainsi que par la réduction drastique des formes graves de la maladie, évitant non seulement les hospitalisations massives avec le conséquent engorgement des services de réanimation, mais surtout l’application des mesures plus strictes conduisant à de nouvelles restrictions (1). Ainsi, la fabrication du vaccin a permis d’une part, de freiner considérablement la croissance de la pandémie pour mieux en affronter les dégâts et de l’autre, de reposer la question de notre survie en termes plus prometteurs et optimistes, malgré la circulation toujours active du virus. 

LE COMPOSANT RELATIONNEL DANS LA MAÎTRISE DU CORPS

Mais alors, pourquoi des réticences au vaccin persistent-elles ? Où s’enracine cette méfiance ? Bien au-delà des critiques concernant la vitesse d’élaboration du vaccin, l’appel à la vaccination questionne notre rapport au corps où se joue de manière on ne peut plus tangible et directe la question de la liberté. Et ce, à deux niveaux : premièrement, au niveau de l’acte de vaccination en lui-même. En effet, la campagne de vaccination brandie par le gouvernement, la plaçant au rang d’une quasi-obligation, est vécue par certains comme une atteinte à leur autonomie à l’égard du droit de disposer de leur propre corps, ce qui entraînerait une perte de maîtrise de soi. Mais en va-t-il vraiment d’un « droit du/au corps » ? À parler ainsi, on s’imagine le corps comme un objet dont on pourrait user à son gré « sans aucune limite ». Mais cette pensée ne relèverait-elle pas plutôt d’une illusion qui prétend, d’un côté, objectiver le corps à la manière d’un outil, d’une chose, et d’un autre côté, absolutiser un droit déterminé alors qu’aucun droit n’est jamais absolu sous peine de susciter de l’injustice lorsqu’il excède les limites de son exercice ? Elle paraît déguiser un argument passe-partout avec une forte charge idéologique, pouvant être utilisé pour affirmer une chose et son contraire.

Deuxièmement, au niveau de l’efficacité du vaccin : devant la nécessité de recourir à plusieurs doses en un laps de temps assez restreint – moins de 12 mois entre chaque dose selon les prescriptions des laboratoires –, il semble plus raisonnable de chercher d’autres alternatives au lieu de céder aux ressentis de soumission, voire de manipulation ou d’expérimentation irresponsable qui peuvent être induits par la mise en œuvre d’une campagne de vaccination aussi contraignante que l’actuelle sur des sujets traités comme des cobayes. Or, ce n’est pas un secret que les maladies infectieuses ayant un débit rapide de mutabilité font perdre de l’efficacité aux antigènes quel que soit le vaccin, et certainement le Sar CoV-2 en question, appartenant à la famille des coronavirus, hautement contagieuse, n’est pas exempt de cette particularité. Pourquoi devrions-nous alors nous convaincre d’un vaccin miraculeux et unidose cependant qu’il y a une grande hésitation vis-à-vis d’un vaccin fabriqué dans des délais plus courts que ceux d’autrefois ? Un vaccin livré en mode express serait-il moins légitime qu’un vaccin aux propriétés magiques ? N’avons-nous pas déjà dépassé le temps de la superstition pour entrer dans celui de la haute vitesse que nous exaltons tant par ailleurs ?

Alors, la vraie question ici est à trouver du côté de l’identité corporelle, ou autrement dit, du sentiment d’appropriation ou de contrôle sur le corps que veulent assurer, en refusant l’inoculation du vaccin, ceux qui revendiquent une autonomie absolue de leur corps. Car, en jetant la suspicion sur la composition du vaccin, ils l’estiment contraire à la santé, et le considèrent donc comme un mal infligé au corps bien pire que la maladie elle-même. 

À cet égard, il convient de souligner deux points importants.

Le premier, c’est la condition relative du droit. Un droit n’est jamais une « chose en soi », immuable et abstraite. Les droits ne se comprennent qu’à l’intérieur du réseau des relations humaines qu’ils régulent ; ils requièrent un acte herméneutique visant à établir non seulement leur contenu mais aussi la forme tout comme les conditions de leur exécution. En ce qui concerne la revendication de l’autonomie du corps, il est nécessaire de placer l’exercice des libertés individuelles, notamment vis-à-vis du corps, dans l’horizon de l’interaction sociale où le souci pour la sécurité physique d’autrui constitue un critère primordial pour la légitimation de ces libertés. De cette façon, si l’acte de se faire vacciner relève d’une décision a priori individuelle, celle-ci doit s’entendre en relation à la préservation de la santé publique – dont dépend, entre autres, l’ordre public, essentiel pour le bon fonctionnement de la nation – et de ce fait, accepter d’être subordonnée à une exigence collective de vaccination. 

Le second, c’est l’entrelacement solidaire de notre condition humaine. À l’image des droits, nos corps ne sont pas des entités monadiques (des unités individuelles), isolées et autosuffisantes. Ils participent d’une même « teneur », proviennent d’une même physis qui est notre patrimoine biologique commun (2). Ils sont ainsi intrinsèquement connectés au destin de la nature elle-même à laquelle ils appartiennent, tant et si bien que le moindre de nos actes a un impact incontournable sur l’écosystème. Mieux encore, notre expérience est que nous transcendons notre intériorité en vue du monde extérieur par le biais du corps. Nous avons un corps et nous sommes ce corps, un corps qui nous insère inséparablement dans le monde comme notre propre habitat. De ce fait, le corps n’est jamais un « objet » mais l’expression de notre être-incarné, c’est-à-dire de notre enracinement dans le réel. Il est, suivant la célèbre expression de Claude Merleau-Ponty, « notre moyen général pour avoir un monde » (3). En ce sens, c’est plutôt le corps qui nous possède et non l’inverse !

Mais encore, si nous savons être « corps », c’est que nous expérimentons l’influence des liens sociaux sur le vécu de notre corporalité. Ici, il y a plus qu’une question d’empathie. C’est plutôt la prise en compte du rôle décisif de l’altérité dans le développement de la personne et que la doctrine hégélienne exprime en termes de « reconnaissance » (4) mutuelle. Ainsi, selon Georg Hegel, c’est en vertu d’une prise de conscience de l’existence de l’autre au sein d’une relation qu’émerge l’autonomie effective du sujet, une autonomie qui jaillit jusque dans la réalité corporelle.

En fin de compte, « nous sommes incomplets sans les autres ». L’œil humain nous en fournit l’expérience physique lorsque, pour reconnaître notre propre dos, nous sommes obligés d’opérer un transfert perceptif sur la vision que nous avons du dos d’autrui. Mais cela vaut aussi d’un point de vue culturel et social (5) : c’est au contact de l’autre, par son existence même mais aussi par l’histoire et la culture partagée et laissée « derrière nous », que nous comprenons qui nous sommes et devenons capables de nous déterminer librement. Dès lors, refuser le vaccin sous couvert d’empêcher un « corps étranger » qu’est le vaccin d’entrer dans notre corps, nous rendrait plus étrangers à nous-mêmes, moins complets, et par-là, moins autonomes, dès lors que ce refus entraînerait une coupure de la vie avec les autres. C’est là le véritable sentiment d’étrangeté qui a pour corollaire l’isolement du confinement que nous avons connu mais ne souhaitons plus voir se reproduire. Pourquoi donc interdire au corps son lien vital avec le corps d’autrui ? Pour cela, j’irais jusqu’à dire que le devoir de vaccination nous incombe moins par une obligation de citoyenneté ou de patriotisme que par la liaison inaliénable entre notre anatomie et le monde dans son ensemble, en raison de cette imbrication constituante entre nature, culture et sociabilité (6).

LE PARADIGME GREC DE LA RELATION CORPS-SOCIÉTÉ

À la lumière de ces réflexions et comme mot conclusif, c’est vers la notion d’unité si chère à la pensée grecque, entre santé de l’individu et préservation de la polis, que je voudrais attirer l’attention du lecteur. Pour l’Occident, si la Grèce ne cesse de servir d’inspiration en matière de défense des droits humains, c’est, entre autres, parce que les Anciens ont compris d’un côté l’étroite dépendance de l’existence de l’individu à l’égard du sort de la communauté qui le porte, et de l’autre le lien inébranlable entre médecine, éthique et droit. À partir de là, leur vision de la complétude de l’humain leur a permis de considérer la tâche politique comme un procédé médicinal régi par le principe d’isonomie consistant dans la recherche de l’équilibre naturel de l’univers grec (un seul mot, eklos, dans leur vocabulaire, pour désigner à la fois la maladie et l’injustice) (7), à savoir : la santé individuelle et le maintien de la Cité dont la visée éthique constitue le critère commun (8).

De cette façon, tirant de l’Histoire des ressources pour affronter la crise avec ses contraintes et ses chances, nous saurons aussi, nous, citoyens modernes, nous placer sous l’égide de la République, en bons défenseurs de la liberté.

  • (1) D’après Fabien Magnenou, « À quel point la vaccination freine-t-elle la transmission du virus » Franceinfo, Juillet 2021, consulté le 3 décembre 2021.
  • (2) Merleau-Ponty C, Le visible et l’invisible, Paris : Gallimard, 2003, p. 228.
  • (3) Sgreccia, Manual de Bioética, Madrid : BAC, 2007, p. 122, reformulant les propos de Claude Merleau-Ponty dans son ouvrage Phénoménologie de la Perception (traduction par l’auteur de l’article).
  • (4) Hegel G, Phénoménologie de l’Esprit, trad. Lefebvre, Paris : Flammarion, 2012, p. 195 et suivantes.
  • (5) Merleau-Ponty C, Phénoménologie de la Perception, Paris : Gallimard, 1945, p. 411.
  • (6) Merleau-Ponty C, Phénoménologie de la Perception, Paris : Gallimard, 1945, p. 240.
  • (7) Billier J. et Maryoli, A., Histoire de la philosophie du droit,  Paris : Armand Colin, 2001, p. 22.
  • (8) Billier J. et Maryoli, A., Histoire de la philosophie du droit,  Paris : Armand Colin, 2001, p. 23.