Refus de réaliser un soin, liberté de conscience, droit de retrait ? | Espace Infirmier
 

Objectif Soins n° 260 du 01/12/2017

 

Éthique

Gilles Devers*   Marc Grassin**  

Une infirmière peut-elle refuser de pratiquer certains actes de soins ? Jusqu’où peut-elle exercer sa liberté de conscience ? Comment s’exerce le droit de retrait ? Ces questions sont régulièrement soulevées par les professionnels, en particulier infirmiers, dans le cadre de leur exercice quotidien ou lors de formations, au cours de l’analyse de situations vécues. Le contexte de ces situations peut varier, allant de la réalisation d’un soin que le soignant considère inutile, en situation de soins palliatifs ou à une personne en état de vulnérabilité, à l’administration de soins à une personne ayant commis un crime, par exemple. Pour y répondre, un juriste et un éthicien apportent leur éclairage.

D’UN POINT DE VUE JURIDIQUE(1)

Confrontée à une situation qui la heurte, une infirmière peut-elle refuser de pratiquer les soins prescrits, ou demander à ne plus participer à ce travail en équipe ? Face à la diversité des situations vécues, il n’entre pas dans la fonction du droit de donner des réponses systématiques. Passé un certain stade, la décision sera nécessairement celle de l’infirmière, comme professionnel qui s’engage, et ce libre arbitre est une garantie pour le patient. Aucun système juridique ne peut permettre à un professionnel d’échapper à ce seuil, décider ou refuser, et assumer les risques qui vont avec.

Ce libre arbitre, inhérent à l’acte de soins, ne doit pas permettre l’arbitraire, et c’est ici que le droit trouve sa fonction, comme étayage dans la prise de décision.

Respect de la loi

Le premier stade est celui du respect de la loi. Sur certains plans, la législation reste souple, laissant de grandes marges dans la mise en œuvre, ce qui est heureux car la normalisation par le droit ne doit pas devenir envahissante. Quand la loi existe, elle s’impose, mais elle ne s’impose pas au-delà de ce qu’elle dit. En matière d’information (CSP, art. L. 1111-2) et de consentement (CSP, art. L. 1111-4), la loi pose des principes, et renvoie beaucoup à l’initiative personnelle pour la mise en œuvre, en appelant à une réflexion globale, le but étant d’aider le patient à affronter la maladie. Mais en matière de secret professionnel, l’interdit est strict, de nature pénale (Code pénal, art. 226-13). De même, s’agissant de la fin de vie, la loi donne beaucoup de références contraignantes, sur les critères de fond (CSP, art. L. 1110-5-2) et sur la procédure (CSP, art. R. 4127-37-1.-I. et art. R. 4127-37-2). Le non-respect de ces bases constitue une illégalité, et tout professionnel de santé doit s’y refuser. Une prescription médicale ou un usage dans le service n’a aucune capacité pour remettre en cause les termes de la loi.

La fonction publique et le salariat reposent sur l’autorité hiérarchique de l’employeur. Mais le médecin n’est pas une autorité hiérarchique, et sa prescription n’est pas un ordre. Il en est de même pour le cadre de santé. Quand il s’agit de l’organisation du service pour la planification ou les horaires, le cadre de santé agit comme représentant de la direction, et ses décisions s’imposent. En revanche, dès lors que l’on est dans la clinique, tous les intervenants sont soumis au respect de la loi, dans la limite de leurs compétences.

Le droit a toujours posé pour principe que l’exécution d’un ordre illégal engage la responsabilité de celui qui donne l’ordre… et de celui qui l’exécute. Le droit appartient à tous. C’est un bien commun, et chacun en est le gardien. Dans une situation où le patient est en perte de vigilance, peut-être dans les derniers temps de sa vie, sa capacité de peser sur les décisions devient faible ou inexistante. Juridiquement cela transfère la charge de la décision sur les professionnels, et le premier guide est alors le respect strict de la loi.

Conformité à la science

Les professionnels de santé n’exercent pas librement, selon leur bon vouloir. Ils pratiquent en fonction des savoirs liés à la titularité de leur diplôme, qui s’inscrit dans le système Licence-Master-Doctorat (CSP, art. L. 4311-3 et L. 4311-4, transposant la directive européenne 2005/36/CE). On retient qu’un professionnel doit agir « en fonction des données acquises de la science », ce qui crée un deuxième pilier, complémentaire de l’ordre de la loi. L’approche est plus complexe, car le respect de la science est une obligation juridique mais le droit, par hypothèse, est mal à l’aise pour définir ce qu’est cette connaissance scientifique. L’infirmière, dans son domaine, doit toujours ajuster ses compétences pour se situer au meilleur niveau, et elle doit marquer sa réserve ou son refus devant des actes qui ne répondraient pas à cette obligation.

La référence la plus efficiente est le programme d’études : répondant à un modèle qui est une norme européenne, les études reposent sur des enseignements, et donc la maîtrise d’une connaissance (« Référentiel de formation », BO Santé – Protection sociale – Solidarités n° 2009/7 du 15 août 2009, p. 283). Ce critère n’est pourtant pas facile à évaluer juridiquement, car le programme fixe des items mais entre peu dans le contenu. Le cas échéant, pour pouvoir appliquer le droit, les juges se font préalablement éclairer par les lumières des experts, et notamment des infirmiers experts judiciaires, ?inscrits sur les listes des cours d’appel.

Pour qualifier cette limite, la loi a institué des organes savants, avec en premier lieu la Haute Autorité de santé. Les recommandations de la Haute Autorité de santé, mais aussi celles d’une société savante ou de l’instance ordinale, sont considérées comme des références sérieuses permettant de qualifier un comportement professionnel au regard du respect des données acquises de la science. Toutefois, une recommandation n’est pas une loi, et il a toujours été reconnu qu’un professionnel gardait la possibilité, au titre de son indépendance professionnelle, d’une pratique distincte, mais à condition d’argumenter, notamment en faisant la balance entre les bénéfices et les risques (Conseil d’État, 27 avril 2011, n° 334396).

Sur le plan de l’affirmation du contenu scientifique, les sociétés savantes infirmières ont d’importantes perspectives de travail. Il existe toute une science née de la pratique, mais elle ne se formalise pas assez. C’est une carence à combler.

Pour conclure sur ce point, il est clair qu’une infirmière doit refuser de pratiquer un acte qui ne répond pas aux critères scientifiques établis. Cette référence à la science acquise n’interdit évidemment pas de prendre en compte la recherche ou les processus expérimentaux, mais ceux-ci doivent alors être présentés au patient en cette qualité, et retenus après une analyse approfondie de la situation.

Appréciation en conscience

Vient alors le troisième degré, qui est celui de l’appréciation en conscience, pour laquelle on peut distinguer trois niveaux.

• Le plus partagé est celui de la conscience commune, dans l’appréciation faite au jour le jour. L’infirmière est toujours dans une démarche à la recherche d’une bonne décision, jamais dans l’exécution, et à tout moment elle se pose la question en conscience de ce qu’il y a à faire de mieux. C’est ce critère quotidien qui permet de distinguer, en droit, la prudence et l’imprudence, l’attention et la négligence, la dextérité et la maladresse. Notamment, si elle ne se sent pas en mesure de faire, car même avec les connaissances théoriques, elle n’a pas la pratique, l’infirmière doit savoir renoncer et trouver les relais nécessaires.

• Il vient ensuite l’hypothèse où la loi a prévu une clause de conscience, c’est-à-dire la possibilité de refuser de pratiquer un acte car il heurte la conscience du professionnel sans avoir à le justifier. Cette situation ne joue que dans des cas exceptionnels créés par la loi, en particulier l’interruption volontaire de grossesse (CSP, art. L. 2212-8), la stérilisation (CSP, art. L. 2123-1) et la recherche sur l’embryon (CSP, art. L. 2151-7-1). Notamment, cette hypothèse n’est pas prévue en matière de fin de vie.

• Vient le troisième degré, le moins défini, mais qui est sans doute aussi le plus précieux, celui de la décision en conscience, alors que le cadre légal est respecté, que les conditions scientifiques paraissent réunies et que l’infirmière maîtrise la technique, cela parce que du fait de son analyse, elle ressent que ce n’est pas la bonne décision et qu’il faut faire autrement ou mieux.

Et comment faire ?

On dispose ici d’une référence de texte, qui est l’article R. 4312-12 du Code de la santé publique, à lire attentivement :

« Dès lors qu’il a accepté d’effectuer des soins, l’infirmier est tenu d’en assurer la continuité.

« Hors le cas d’urgence et celui où il manquerait à ses devoirs d’humanité, un infirmier a le droit de refuser ses soins pour une raison professionnelle ou personnelle.

« Si l’infirmier se trouve dans l’obligation d’interrompre ou décide de ne pas effectuer des soins, il doit, sous réserve de ne pas nuire au patient, lui en expliquer les raisons, l’orienter vers un confrère ou une structure adaptée et transmettre les informations utiles à la poursuite des soins. »

D’UN POINT DE VUE ETHIQUE(2)

Liberté de conscience ou droit de retrait ?

La liberté de conscience n’est pas à confondre avec le droit de retrait. Si celui-ci vise la protection du salarié lorsqu’il rencontre une situation qui met objectivement en danger sa sécurité, la liberté de conscience, celle de ne pas faire quelque chose qui semble contraire à ses valeurs, relève d’une problématique plus subtile. Mais droit de retrait et liberté de conscience se rejoignent en ce qu’un professionnel engage sa responsabilité et sa liberté dans le cadre contraint d’une organisation. Ils introduisent dans l’activité sociale non seulement la possibilité de dire non, mais le « devoir de le faire » quand les circonstances l’exigent. Cette liberté reconnue, en son principe, souligne que l’obéissance, l’exécution trouvent des limites et que nul n’est tenu d’obéir à quelque chose qui serait jugé contraire à la loi ou à la morale. Chacun est renvoyé à sa responsabilité personnelle, qui n’est pas annihilée par la responsabilité professionnelle. Au contraire, c’est elle qui lui donne pleinement sens. Dans un monde où l’engagement de soi est de plus en plus requis dans le monde du travail, il serait pour le moins paradoxal d’en diminuer la portée. Plus le monde du travail exige de chacun un professionnalisme et une implication, plus la conscience est réquisitionnée. Chacun est, au demeurant, comptable de ses actes devant lui-même, devant les autres et devant le corps social. Plagiant la célèbre formule « science sans conscience n’est que ruine de l’âme », nous pourrions dire que le « professionnel sans conscience » n’est que ruine de la « responsabilité ». L’histoire nous a durement montré que lorsque cesse la conscience du devoir de dire non, le professionnalisme bascule dans la complicité et que la défense qui consiste à dire qu’on n’avait pas le choix en tant qu’exécutant n’est pas suffisante pour se dédouaner de la déshumanisation.

Liberté de conscience : une responsabilité individuelle et collective

La liberté de conscience est certes une responsabilité individuelle, mais aussi une responsabilité collective. Imaginer que nous serions, seul, sa conscience face au monde, devant la décision de faire ou de ne pas faire pourrait conduire à exacerber la puissance de la liberté individuelle et à dénier la force régulatrice du collectif. Tout est affaire d’équilibre entre la subjectivité d’un individu face à une situation et l’objectivité sociale du collectif. En matière d’éthique, il s’agit toujours de jouer les équilibres entre l’analyse personnelle d’une situation au regard de ce qu’en dit et ce qu’en établit à un moment donné le corps social. Les valeurs personnelles rencontrent les normativités sociales de la pratique (règles, lois, attitudes, discours), qui sont le plus souvent le fruit d’une longue histoire de conflits d’interprétation.

Dans les situations complexes et limites, la normativité et le personnel sont comme mis en concurrence. Le sentiment de cohérence et d’unité de soi est émotionnellement fort. L’écart entre ce que la personne pense de la réalité et ce que les autres en disent soumet la personne à décider entre sa subjectivité personnelle et l’objectivité sociale de la normativité en cours à laquelle elle adhère plus ou moins. Dire cela ne signifie pas qu’il y aurait d’un côté un pur subjectif et de l’autre une pure objectivité, laissant implicitement entendre que le subjectif aurait à se ranger aux normes du groupe et au plus grand nombre. Mais la liberté est le jeu d’une régulation, pour ne pas dire d’une négociation, d’un ajustement progressif qui finissent par établir un cadre commun qui a un sens et une légitimité. Il y a donc en l’autre, au cœur même des inévitables tensions que la réalité complexe nous impose, une véritable ressource pour gérer sa liberté de conscience. Suis-je légitime à dire non et pourquoi ? La liberté de conscience est un débat intérieur et un effort de compréhension réciproque, qui réengage la fonction critique. C’est pour cela qu’elle est importante, qu’elle doit être garantie et acceptée. Faut-il rappeler que l’habitude, la norme finissent toujours par nous rendre aveugle de ce que nous faisons ? Si l’éthique est l’interrogation critique de la légitimité de ce que nous faisons, alors la liberté de conscience en est le commencement.

Liberté de conscience :avant tout un dialogue

Cette liberté ne peut pas pour autant être l’alibi à un « fixisme » moral, à un « droit dans les bottes » de la conscience, à un refus de comprendre les raisons de l’autre. Bien au contraire, elle est l’invitation à prendre en charge ensemble les inévidences, les doutes, les aveuglements. La liberté de conscience est dialogue avant que d’être affirmation, résistance, décision. Elle est le chemin, pour ne pas dire la traversée, de l’épreuve collective, celui de la rencontre du désaccord et de l’effort de son intelligibilité. Engelhard Tristan affirmait : « Il faut souvent tolérer pour des raisons morales ce qu’on doit condamner pour des raisons morales. » Parfois, il nous faut accepter les paradoxes de notre éthique et en assumer l’ambiguïté au cœur de notre conscience.