L’équité rawlsienne et le redéploiement des moyens en santé | Espace Infirmier
 

Objectif Soins n° 194 du 01/03/2011

 

Économie de la santé

Didier Jaffre  

ÉQUITÉ → Les conceptions “rawlsiennes” de l’équité ont été développées d’après la théorie sur la justice publiée par John Rawls en 1971. Elles relèvent d’une approche à la fois libérale et égalitariste, en préconisant l’égalité des chances dans l’exercice de la liberté individuelle.

L’application d’une telle conception de l’équité à la santé conduit à justifier une politique de redéploiement des moyens, à condition que le principe d’égalité des chances pour se faire soigner soit respecté entre les individus.

L’ÉQUITÉ RAWLSIENNE : ÉGALE LIBERTÉ ET JUSTE ÉGALITÉ DES CHANCES

La théorie de John Rawls propose de réconcilier liberté individuelle, efficacité économique et justice sociale. La conception de la justice développée par J. Rawls s’appuie sur le respect de trois grands principes :

→ le principe d’égale liberté

« Chaque personne a un droit égal à un système pleinement adéquat de libertés et de droits de base égaux pour tous, compatibles avec un même système pour tous » (Rawls, 1988). En d’autres termes, toutes les libertés et tous les droits de base définis dans la déclaration universelle des droits de l’homme (vote, pensée, conscience, expression, protection, …) doivent être répartis également entre tous les individus d’une même société.

→ le principe de juste égalité des chances

Ce principe doit être garanti dans l’éducation, la culture, la vie économique. Autrement dit, des inégalités sont acceptables à condition que le principe de juste égalité des chances soit respecté.

→ le principe de différence

Les inégalités sociales et économiques doivent être à l’avantage des personnes les plus défavorisées dans la société. Ce principe novateur légitime certaines inégalités.

Rawls ajoute que le principe d’égale liberté prime sur les deuxième et troisième principes : les libertés individuelles de chacun ne peuvent être sacrifiées sous prétexte d’améliorer la situation des plus démunis ; et le principe de juste égalité des chances prime sur le principe de différence. Il n’en reste pas moins que, en vertu du troisième principe, priorité doit être donnée aux plus défavorisés quand les deux premiers principes ont été respectés.

LE REDÉPLOIEMENT DES MOYENS EN SANTÉ

Pour Rawls, la santé ne fait pas partie des biens premiers sociaux. Cela signifie que si les trois principes de justice énoncés précédemment sont respectés, chaque citoyen a toutes les capacités (y compris l’état de santé) pour être un membre à part entière de la société. Aucune raison ne justifie alors l’intervention des pouvoirs publics en santé. Toutefois, en extrapolant et en réinterprétant cette conception, il est possible d’appliquer la conception rawlsienne de l’équité à la santé. Dans cette perspective, trois directions peuvent être envisagées.

Responsabilité individuelle en santé

La première repose sur l’idée de choix et de responsabilité en santé. Certains auteurs (Le Grand, 1991 ; Arneson, 1989) considèrent qu’une inégalité de bien-être résultant d’actions librement choisies ne peut pas être considérée comme injuste. Appliquée au domaine de la santé, cela signifie que si une maladie résulte des propres choix de l’individu malade (comportement risqué ou consommations nuisibles pour la santé par exemple), alors cette inégalité n’est pas injuste et l’Etat n’a pas à intervenir pour la réparer. Cela suppose que l’individu soit parfaitement informé sur les facteurs de risque de l’ensemble des maladies de manière à pouvoir établir ce qui relève de sa responsabilité et ce qui lui est extérieur.

Facteurs exogènes

Pour les maladies qui sont liées exclusivement à des facteurs exogènes à l’individu, les soins doivent être financés et organisés par les pouvoirs publics. Toutefois, quelle que soit la maladie, compte tenu de la grande imperfection de l’information en santé, il est extrêmement difficile de pouvoir attribuer la responsabilité de la survenue de cette maladie soit au malade, soit à des facteurs indépendants de sa volonté. Le Grand considère que la survenue de la maladie est la conséquence de deux causes : d’une part un comportement risqué choisi, d’autre part un manque de chance car le risque s’est réalisé. Il propose alors que seule la seconde cause soit prise en charge par les pouvoirs publics.

Comportement à risque

Adopter ce principe en planification hospitalière consiste à maintenir les services hospitaliers publics uniquement pour les malades dont les besoins en soins sont indépendants de leur choix de vie et de leur comportement. Cela revient à dire que les populations qui se sont installées dans des zones rurales avaient parfaitement connaissance du risque qu’elles encouraient compte tenu de l’éloignement des établissements hospitaliers. Selon cette conception de l’équité, le maintien des hôpitaux de proximité n’est pas justifié, sauf pour les individus qui n’auraient pas fait le choix de s’installer dans ces zones considérées. La question est alors de pouvoir déterminer quels sont les habitants qui ont été contraints de s’installer dans les zones d’attraction des hôpitaux de proximité. Mais, en règle générale, cette approche revient à nier l’objectif d’accessibilité aux soins dans la mesure où les usagers ont fait le choix de leur habitat en toute connaissance du tissu hospitalier. Le même raisonnement peut être tenu par rapport à l’offre de santé de premier recours.

Garantie équitable d’un minimum de soins

La seconde direction repose sur l’idée de juste égalité des chances et d’un minimum de soins. Cette idée est notamment défendue par Norman Daniels (1982, 1985) qui considère la santé comme un bien particulier parce que le besoin de santé est spécifique. Il distingue notamment les besoins courants et obligés tout au long d’une vie des besoins occasionnels apparus à la suite d’un événement spécifique. Il est nécessaire que les premiers besoins soient couverts d’une manière équitable. Or pour Daniels, le besoin de santé relève de la première catégorie. Il revient alors aux pouvoirs publics d’assurer la juste égalité des chances en santé. Cela signifie qu’elles doivent garantir à chacun d’accéder à un minimum de soins. L’auteur définit ce minimum comme les « services nécessaires pour maintenir, restaurer ou compenser la perte de fonctionnement normal ». Les soins de premier recours font-ils partie de ce minimum ? La réponse est oui et ils doivent donc être maintenus pour garantir l’accès de la population à un minimum de soins. Dès lors, selon cette approche, les ARS doivent garantir une accessibilité minimale en ce qui concerne les soins de premier recours.

Accessibilté différenciée selon la catégorie de population

Enfin, la dernière direction, développée par M. Fleurbaey (1995) s’appuie sur le principe de différence de Rawls. Les pouvoirs publics ont alors pour objectif de bonifier l’état de santé des plus défavorisés. Selon cette conception l’organisation du système de santé et l’accès aux soins qui en découle doivent privilégier les personnes en situation de fragilité sociale et économique. Ces personnes défavorisées peuvent être regroupées en trois catégories spécifiques :

→ les individus qui possèdent peu de biens premiers (revenus mais aussi la santé dans une perspective extensive par rapport à Rawls) : on peut classer ici par exemple les personnes démunies, les handicapés,…

→ les individus qui présentent des difficultés en termes de “capacités” : les personnes âgées en sont une bonne représentation, mais aussi les nouveau-nés.

→ enfin les individus qui atteignent de faibles niveaux d’éducation.

L’application de ce principe en santé conduit à organiser le système de soins au bénéfice des populations les plus malades et/ou fragiles, et les plus démunies. Ainsi les hôpitaux de proximité ne seraient sauvegardés que pour l’accueil et la prise en charge des personnes en situation de fragilité sociale ou économique.

D’où la nécessité par exemple de ces établissements pour la prise en charge des personnes âgées ou handicapées. On peut alors parler d’une accessibilité différenciée selon la catégorie de population.

→ En matière de régulation des soins, une inégale répartition de l’offre de soins peut permettre de mettre à la disposition de chacun, des établissements spécialisés, plus performants et de meilleure qualité, au détriment toutefois de la proximité des soins. Selon le principe de différence de Rawls, la fermeture des hôpitaux de proximité peut être bénéfique pour tous si elle permet l’amélioration de la qualité dans les autres établissements du fait de leur spécialisation.

Conception égalitariste et conception rawlsienne

Il apparaît ainsi que, selon la conception de l’équité retenue, les conséquences diffèrent quant à l’objectif prioritaire affiché de réduction des inégalités territoriales :

→ selon la conception libérale, l’accès aux soins se fait selon les lois du marché et il n’est pas nécessaire de réduire les inégalités de santé qui ne sont pas injustes.

→ selon la conception égalitariste, les ARS doivent rechercher l’égalité dans l’accessibilité aux soins pour tous les individus, ou du tout moins réduire les inégalités dans l’accès aux soins.

→ selon la conception rawlsienne, et en fonction de l’approche retenue, le critère d’accessibilité aux soins peut être considéré comme non pertinent (les individus choisissent librement leur lieu d’habitation), minimaliste (il convient de garantir l’accessibilité aux soins de base) ou différencié selon certaines caractéristiques de la population (il s’agit de garantir l’accessibilité aux soins pour les plus pauvres, malades et/ou fragiles).

Dès lors, les projets régionaux de santé se situeront plus ou moins entre une conception égalitariste de réduction des inégalités territoriales ou une conception rawlsienne plus aboutie de réduction des iniquités territoriales.

BIBLIOGRAPHIE

(1) Arneson R. (1989) “Equality of Opportunity for Welfare”, Philosophical Studies, vol.56, p.77-93.

(2) Daniels N. (1985) Just Health, Cambridge University Press. (1989) Reading Rawls: Critical Studies on Rawls’Theory of Justice, Stanford.

(3) Fleurbaey M. “Equal Opportunity or Equal Social Outcome ?”, Economics an Philisophy, 11(01).

(4) Le Grand J. (1991) Equity and Choice: An Essay in Economics and Applied Philosophy, Routledge.