Soins, moyens : récit d'une acculturation | Espace Infirmier
 

Objectif Soins n° 180 du 01/11/2009

 

Ressources humaines

RÉVOLUTION → Pas facile de prendre en compte les considérations financières qu'impose la T2A quand on se sent soignant avant tout. Au Centre hospitalier intercommunal (CHI) d'Elbeuf, les cadres administratifs de pôle ont communiqué sur la préoccupation médico-économique.

Avant l'arrivée de la T2A à l'hôpital et la mise en place des pôles, c'était relativement simple : une fois par an, les services avaient connaissance de leur activité, compilaient les dépenses, additionnaient les projets et demandaient les subsides nécessaires pour l'année suivante. Les choses ont bien changé. Plus question, à présent, d'envisager les dépenses sans anticiper les recettes, et ce, même au niveau des pôles, là où se déroulent, concrètement, les soins. Une véritable révolution intellectuelle et culturelle s'est imposée avec plus ou moins de résistance au niveau des équipes, et notamment de l'encadrement.

SOINS VS MOYENS ?

Au tout début, « les soignants nous disaient : «nous, nous avons des malades à prendre en charge. Les recettes, les dépenses, ce n'est pas notre préoccupation première« », se rappelle Sylvie Lavoisey, coordinatrice générale des soins au CHI d'Elbeuf-Louviers-Val-de-Reuil (Seine-Maritime). Il a pourtant bien fallu s'y mettre et se poser la question de la pertinence des moyens mis en oeuvre... La formule choisie par l'établissement pour faire «descendre» les préoccupations économiques des services financiers de la direction jusqu'au coeur des pôles semble y avoir contribué. Le témoignage qu'en ont présenté les membres d'un trinôme de pôle du CHI devant Chantal de Singly au printemps, lors de l'une des rencontres régionales de la Mission cadres, semblent le confirmer.

Certes, la délégation de gestion n'a pas totalement constitué une nouveauté pour les responsables de pôles qui, comme le Dr Christian Durand et la cadre supérieur de santé Christine de Araujo, travaillaient déjà depuis plusieurs années à la tête d'une fédération, celle de chirurgie. « Comme cadre de la fédération, se souvient Christine de Araujo, je m'occupais déjà de la gestion ressources humaines et, sur le plan de l'activité, le suivi se limitait au nombre d'entrées et au taux d'occupation. » Mais, déjà, la fédération sensibilisait les personnels aux économies en affichant sur la porte des blocs le coût de certaines fournitures.

La création des pôles en 2006, la délégation de gestion et la conclusion de contrats de pôles ont radicalement changé la donne, les fonctions et les perspectives. Impossible désormais de ne plus s'interroger sur la façon dont les ressources allouées sont gérées et dépensées et modifier, le cas échéant, des organisations ou des fonctionnements... Une démarche loin d'être naturelle, jusqu'à présent, pour les personnels soignants.

Entre son rôle à la coordination de l'ancienne fédération et sa nouvelle fonction au sein du trinôme de pôle, le périmètre de responsabilité de la cadre supérieur de santé n'a guère changé, de même que ses missions principales (gestion des ressources humaines, management, animation d'équipe, gestion de la qualité et de la prise en charge des patients).

PLUS D'AUTONOMIE

En revanche, le contrat d'objectifs la concerne désormais et sa délégation de gestion en matière de ressources humaines s'est élargie au plan de formation. Elle a également en charge une enveloppe de 20 000 euros par an pour les achats de petit matériel et gère l'approvisionnement en fournitures de bureau.

« C'est vraiment un plus car auparavant, il fallait défendre toutes les dépenses devant une commission, souligne Christine de Araujo, aussi bien l'achat d'un amplificateur de brillance à 200 000 euros que celui d'un chariot de soin à 200 euros, ce qui faisait que les petites dépenses, aussi utiles qu'elles puissent être, passaient parfois au second plan. » Désormais, les décisions de dépenses concernant l'enveloppe de matériel sont discutées en réunion hebdomadaire de cadres puis présentées et généralement validées lors des bureaux de pôles qui se tiennent tous les mois. L'arrivée à la tête des pôles, prévue par la réforme de la gouvernance, d'un cadre administratif, est le facteur-clé de cette évolution.

MARIAGE À TROIS

À Elbeuf, Louviers et Val-de-Reuil, l'hôpital a choisi d'attribuer à chaque pôle un cadre administratif tout en le maintenant dans ses fonctions dans sa direction opérationnelle d'origine. En fonction de leur profil, la direction générale a proposé plusieurs personnes au choix dans chaque pôle. Corinne Chopart, cadre à la direction de l'accueil et de la clientèle, s'était portée candidate pour le pôle de chirurgie-anesthésie. « À mon poste, raconte-t-elle, j'élaborais les statistiques d'activité de l'ensemble de l'établissement et j'avais déjà travaillé auparavant avec les cadres du bloc sur le codage. J'ai été candidate sur ce pôle car je pensais pouvoir y apporter quelque chose. » Elle a été choisie.

« Je ne suis pas arrivée bille en tête, souligne Corinne Chopart. La direction ne nous avait pas donné d'objectif précis mais je suis arrivée avec les chiffres d'activité à montrer aux médecins. » Pendant un trimestre, « nous avons constaté ensemble et beaucoup commenté les tableaux, ajoute-t-elle. En agissant comme cela, je n'ai pas eu à leur demander des actions précises devant des baisses d'activité ou des dysfonctionnements : ce sont eux qui les ont recherchées ».

Avec diplomatie, elle a oeuvré à la responsabilisation économique de chacun à travers la qualité du codage, notamment, et au rapprochement des considérations médicales et économiques. Depuis, elle intervient sur la connaissance des patients, de l'activité en termes d'accueil, de type de pathologie, de durée de séjour et de qualité. Elle aide à l'analyse et à la compréhension des tableaux de bord d'activité et de moyens, tous les mois en bureau de pôle et à chaque conseil de pôle. Et un bilan global est réalisé chaque année à mi-contrat et en fin de contrat.

OBSERVATION, INTERVENTION, INTÉGRATION

« À présent, ce sont les médecins qui lui demandent où on en est », commente Christine de Araujo. En tant que membre du trinôme de pôle, elle participe aux réflexions et discussions sur l'organisation et le fonctionnement du pôle. Elle est aussi l'interlocuteur privilégié de la cellule de contrôle de gestion. D'une manière générale, « elle a donné du sens à ce que les soignants pouvaient lire sur les tableaux de bord » et valorisé l'activité, souligne Sylvie Lavoisey.

Ce n'était pas forcément gagné : un cadre administratif qui arrive dans un service de soins, dans un environnement très différent de celui d'une direction, aux côtés de médecins ou de cadres de santé peu habitués à les côtoyer, peut être perçu comme importun. Il doit apprendre à trouver sa place... Une position d'ouverture et d'accueil de part et d'autre est donc nécessaire pour asseoir la légitimité du trinôme de pôle. Mais « à aucun moment, en deux ans et demi, nous n'avons empiété sur le rôle de l'un ou de l'autre et nos rôles respectifs sont reconnus, assure Corinne Chopart. Ces compétences sont indissociables pour avancer et cela nous a fait faire un bond considérable en termes de qualité et de communication ».

DIFFUSION CAPILLAIRE

Au final, la dimension médico-économique semble s'être diffusée par capillarité. « La T2A, on en parle beaucoup. À présent, les soignants commencent à se l'approprier, estime Christine de Araujo. Pour notre culture soignante, ce n'était pas naturel. Mais l'idée que l'argent public ne se gaspille pas est bien intégrée à présent. » La diffusion de cette culture médico-économique se perçoit par exemple « au niveau de l'activité des consultations externe, note Corinne Chopart, qui travaille sur l'exhaustivité du codage dans ce domaine. On a observé l'émergence de codes AMI. Les infirmières expriment désormais le besoin de coder leur activité alors qu'avant, elle était effectuée mais pas valorisée ». Une nouveauté que les deux cadres analysent aussi comme une volonté de reconnaissance de l'activité infirmière, souvent «invisible» économiquement parlant.

Christine de Araujo a également constaté une évolution dans l'état d'esprit des soignants vis-à-vis des considérations économiques. Elle les trouve plus conscients des effets de l'activité sur les recettes du pôle, plus impliqués dans la rotation des patients en chirurgie ambulatoire, préoccupés lorsque dure une période plus «creuse». « C'est que la communication par les cadres est bien faite, commente la cadre administrative tout de go. Les informations et les objectifs sont bien transmis à l'ensemble du personnel. » Qui ne seraient pas contre - juste retour des choses ? - une forme d'intéressement collectif.

Pour aller plus loin

Lire le rapport de Chantal de Singly, qui a piloté la Mission cadres, sur .

Se former pour parler le même langage

La direction du CHI a choisi d'offrir, lors de la constitution des trinômes de pôles, des formations aux cadres et médecins responsables, notamment par le biais du dispositif Créer mis en place par le ministère de la Santé, du Centre national de l'expédition hospitalière (CNEH) ou de l'Association nationale pour la formation des personnels hospitaliers (ANFH). Il fallait absolument les sensibiliser à leurs nouvelles responsabilités, au nouveau contexte et à la notion d'efficience, souligne Sylvie Lavoisey, coordinatrice générale des soins. Cadres de santé, médecins et cadres administratifs ne partageaient pas du tout les mêmes préoccupations jusqu'alors et ils devaient désormais parler le même langage. Souvent, les membres des trinômes ont suivi les mêmes formations, ensemble et en même temps. « Ils entendaient la même chose et pouvaient ainsi facilement échanger dessus, ajoute la coordinatrice des soins. Ils ont pu aussi prendre conscience de ce qui préoccupait les uns et les autres » en fonction de leur profil professionnel. Ces formations communes ont donc bien amorcé le travail d'acculturation.