La posture du formateur et l’universitarisation de la formation infirmière - Objectif Soins & Management n° 0292 du 17/04/2023 | Espace Infirmier
 

OBJECTIF SOINS n° 0292 du 17/04/2023

 

DOSSIER

Sébastien Thilly   


*Cadre de santé formateur, Ifsi du CHU de Reims
**Docteur en sciences de l’éducation et de la formation
***Chercheur associé au laboratoire CEREP – Université de Reims Champagne-Ardenne

Une réflexion sur l’évolution de la posture des formateurs en institut de formation en soins infirmiers a été menée, dans le contexte de l’universitarisation des formations paramédicales. Après une approche contextuelle, cette question a été examinée sous son abord conceptuel, avant une mise en perspective empirique issue d’une recherche doctorale.

La formation infirmière a évolué sur plusieurs décennies d’une logique de transmission de contenus à une logique d’acquisition de compétences, passant d’un paradigme behavioriste à un paradigme socioconstructiviste et sociocognitiviste(1). L’objectif est de permettre aux étudiants infirmiers « d’apprendre à apprendre », et d’être ainsi capables de s’adapter à toutes les évolutions qui surviendront après leur formation initiale. Nous proposons ici une réflexion sur l’évolution posturale du formateur en Institut de formation en soins infirmiers (Ifsi) en nous intéressant, dans un premier temps, à une approche conceptuelle issue des travaux de Daniel Pratt(2,3), repris et adaptés par Marielle Boissart(1). Puis dans un second temps, nous développerons une mise en perspective de cette approche théorique avec les résultats empiriques issus d’un travail de recherche doctorale sur les évolutions des identités professionnelles des formateurs en Ifsi dans le contexte de l’universitarisation des formations paramédicales(4).

Genèse du référentiel de formation

Le référentiel de formation issu de l’arrêté du 31 juillet 2009 relatif au diplôme d’État d’infirmier(5) découle, d’une part, de l’universitarisation de la formation infirmière consécutive aux accords de Bologne(6) en 1999, et d’autre part, de l’évolution des besoins de santé de la population et de son impact sur la profession infirmière. La mission commune des professionnels de santé est en effet de répondre aux besoins de santé de la population, qui se modifient au fil du temps. En France, l’augmentation de l’espérance de vie a mené à un plus grand nombre de polypathologies (liées à l’âge, à la dépendance et aux maladies chroniques), et les progrès de la science ont conjointement permis un accroissement exponentiel de nouvelles techniques de soins. Les soignants sont confrontés à celles-ci pendant leur exercice professionnel, donc à distance de leur formation initiale : ils doivent être capables de les adopter et de se les approprier(7).

D’une pédagogie par objectifs à une approche par compétences

Les accords de Bologne(6) signés le 19 juin 1999 par les ministères de l’Éducation de vingt-neuf pays européens, dont la France, engagent ces derniers dans une restructuration des études supérieures, afin d’harmoniser celles-ci par le biais notamment de l’universitarisation. En septembre 2009, le programme de formation infirmière a donc été mis en place pour répondre à l’évolution des besoins de santé et à ses conséquences sur l’exercice infirmier, tout en s’inscrivant dans un dispositif universitaire. Jusqu’en 2009, la formation en soins infirmiers était « une formation professionnelle non universitaire, conçue autour de l’articulation entre apprentissage des connaissances et expérience de travail »(8). Dorénavant, elle entre dans le système licence, master, doctorat (LMD) avec un grade licence. Conséquence de l’universitarisation, un changement de paradigme s’opère vis-à-vis de la conception de la formation, qui n’est alors plus comportementaliste mais cognitiviste(9).

En effet, la pédagogie par objectifs (PPO) en vigueur jusque-là dans la formation infirmière(10), qui est d’essence comportementaliste(11), s’inscrit donc en cohérence avec une vision taylorienne du travail. En visant des comportements observables à atteindre, tout en limitant « l’analyse de l’apprentissage à une performance mesurable »(9), la PPO relève pleinement d’une conception behavioriste de la formation infirmière antérieure.

L’approche par compétences (APC), induite par l’universitarisation, est d’origine cognitiviste en s’intéressant « au traitement de l’information opéré par le sujet dans la conduite de son activité »(9). Il ne s’agit plus de reproduire des comportements appris, mais de « développer des dispositions à générer des conduites adaptées face à des situations diverses et changeantes »(9) permettant ainsi de répondre à l’évolution des besoins de santé des populations et aux changements qui en découlent. L’APC a également pour cadre théorique le socioconstructivisme(12). La formation infirmière évolue alors d’un paradigme essentiellement behavioriste vers un modèle sociocognitiviste et socioconstructiviste(1), impactant par là-même les formateurs.

Conséquences sur la posture des formateurs

L’universitarisation d’une formation professionnelle entraîne pour celle-ci la mise en œuvre d’une approche par compétences nécessitant une conception socio-cognitivo-constructiviste au niveau de l’ingénierie pédagogique. La posture des formateurs est donc amenée à évoluer en fonction de ces éléments.

Daniel Pratt(2,3), dont les travaux ont été repris et adaptés aux formateurs en soins infirmiers par Marielle Boissart(1), identifie trois dimensions inhérentes à la posture du formateur exerçant dans l’enseignement supérieur : la croyance, l’intention et l’action. La croyance coïncide avec ce que le formateur croit qu’il fait quand il forme les étudiants. L’intention est ce que le formateur essaie d’accomplir en formation d’adultes. Enfin les actions correspondent à ce que le formateur fait effectivement en situation. Cinq perspectives d’enseignement-formation sont identifiées en rapport avec les croyances, les intentions et les actions des formateurs en formation d’adultes : les perspectives de transmission, d’apprentissage, de développement cognitif, de réalisation de soi et de réforme sociale. De ces cinq perspectives d’enseignement-formation, dans lesquelles le formateur peut se trouver tour à tour, nous pouvons en déduire les postures correspondantes (encadré 1).

Transmission et posture d’animateur

Au niveau des croyances, le formateur se considère comme un expert de contenu et a tendance à élaborer des objectifs prédéterminés afin d’améliorer la qualité de son enseignement. Ses intentions sont de préparer au mieux les étudiants aux évaluations. Le but est de communiquer efficacement les contenus en partant d’objectifs spécifiques et explicites et avec un enseignement précis et ordonné. Le formateur se situe dans une posture d’animateur, il emploie une approche traditionnelle de type behavioriste.

Apprentissage et posture de modèle

Dans cette vision, les connaissances et leur application ne peuvent pas être dissociées. Pour être compétent, un formateur doit être un praticien efficace. L’apprentissage est optimal lorsqu’il est effectué par des praticiens confirmés et qu’il propose un contexte réel d’application. L’intention du formateur est de servir de modèle que les étudiants peuvent observer et imiter pour acquérir les savoirs, savoir-faire et savoir-être qui lui sont associés. Les étudiants sont perçus comme des novices ayant besoin de modèles expérimentés pour comprendre. Le formateur cherche donc à modéliser des façons d’être et de faire. Nous nous trouvons ici dans des approches behavioriste et cognitivo-behavioriste de la formation.

Développement cognitif et posture de médiateur

Cette perspective repose sur la reconnaissance du potentiel cognitif de chaque étudiant. L’apprentissage est réalisé en fonction des connaissances antérieures, en soutenant le développement de la réflexion et en favorisant le dialogue. Pour cela, le formateur a pour intention de développer des façons plus complexes et nouvelles de raisonner pour trouver des solutions à des problèmes inédits. Le questionnement permanent, notamment la remise en question des connaissances antérieures, est privilégié, tout en favorisant une confrontation des modes de pensée entre les étudiants. L’apprenant est appréhendé comme un être penseur et créatif par un formateur qui est dans une posture de médiateur, dans une approche sociocognitive et socioconstructiviste.

Réalisation de soi et posture d’accompagnateur

Dans cette vision de l’enseignement, où les efforts et la persévérance doivent autant être reconnus que la réussite, le formateur ne conçoit pas de dissocier l’apprentissage de l’affectivité de l’apprenant. La prise en compte des réactions émotionnelles de l’étudiant lui permet de réaliser des apprentissages tout en développant une perception positive de lui-même. Le formateur a l’intention d’orienter son enseignement dans le sens du développement de la confiance et de l’estime de soi, en apportant une attention particulière aux relations et au climat d’apprentissage. Il favorise l’expression des sentiments et des émotions tout en valorisant et en encourageant les étudiants. Il développe ainsi une posture d’accompagnateur en se situant dans une approche humaniste de la formation.

Réforme sociale et posture d’agent de changement

La croyance du formateur repose sur le fait que l’enseignement est un acte moral autant qu’une activité intellectuelle : il est considéré comme un projet social, vecteur bien évidemment de modifications individuelles, mais également de changements sociétaux. L’intention est d’amener les étudiants à réfléchir à leurs valeurs et à les reconsidérer, afin de les inciter à s’engager pour améliorer la société. Les enseignements sont alors davantage centrés sur les valeurs que sur les savoirs. L’apprenant est vu comme un acteur social, un citoyen en construction. Le formateur est un agent de changement qui utilise une approche éclectique et pragmatique.

Une recherche sur les identités professionnelles des formateurs

Dans le cadre de notre recherche de thèse en sciences de l’éducation et de la formation(4), nous avons mené au premier semestre 2019 une enquête qualitative basée sur une série de quinze entretiens semi-directifs à visée compréhensive(13) auprès de formateurs en soins infirmiers. L’analyse de contenu de ce corpus de données a été effectuée en utilisant les trois types d’analyses existants(14) : lexicale, par entretiens puis thématique.

À travers l’analyse lexicométrique issue de quinze entretiens, effectuée à l’aide du logiciel IRaMuTeQ, nous avons remarqué que la posture de médiateur n’apparaît pas dans le discours commun des formateurs interrogés. En effet, ces derniers semblent privilégier nettement les postures d’accompagnateur et d’agent de changement.

L’analyse thématique confirme ce résultat. Nous ne retrouvons la posture de médiateur que dans trois discours de formateurs. En revanche, la posture d’accompagnateur, qui permet à l’étudiant de travailler sur la confiance en soi, est présente dans tous les discours sauf un. La posture d’agent de changement est présente dans douze discours. La posture d’animateur, revendiquée par sept formateurs interrogés, relève d’une approche comportementale et correspond donc davantage au programme de formation infirmière de 1992(15) avec sa PPO. Enfin la posture de modèle, qui apparaît dans le discours de cinq formateurs, correspond à une conception antérieure de la formation infirmière en faisant référence, terminologiquement, aux « moniteurs/monitrices ».

Conclusion

Ne se résumant pas à une simple transmission de savoirs, les formations professionnelles visent également le développement d’un savoir-être (attitudes, valeurs, éthique) et d’un savoir-faire(16). Leur universitarisation entraîne un changement de paradigme, de la transmission des savoirs académiques à un l’appropriation de ces savoirs en lien avec des problématiques pratiques. Ce passage est caractérisé par l’émergence de l’approche par compétences(9). Parmi les cinq postures du formateur de Pratt(2,3), la posture de médiateur, qui correspond à la perspective de développement cognitif, devrait être centrale dans la formation infirmière actuelle(1).

Or, nous remarquons, avec toute la réserve nécessaire due au faible échantillon interrogé non représentatif de l’ensemble de cette population, que la posture de médiateur est minoritaire au sein des discours des formateurs en Ifsi interrogés au cours de notre recherche doctorale. Nous avons noté que les formateurs en soins infirmiers qui énonçaient dans leurs discours des postures d’animateur ou/et de modèle exercent davantage dans des Ifsi de plus petite taille, éloignés des centres hospitaliers universitaires. L’évolution posturale du formateur en Ifsi serait-elle alors liée à sa proximité structurelle et fonctionnelle avec l’Université ?

encadré 1

La posture du formateur et l’approche par compétences

Dans une formation professionnelle universitarisée, le formateur peut se situer, à différents moments de son exercice, dans l’une ou l’autre de ces postures. Cependant, l’approche sociocognitiviste et socioconstructiviste(1), induite par un référentiel de formation basé sur un référentiel de compétences et donc sur une APC(9,12), l’invite à privilégier la posture de médiateur correspondant à la perspective de développement cognitif. Toutefois, les autres postures peuvent présenter également un intérêt.

La posture d’accompagnateur, par exemple, qui se situe dans un courant humaniste, permet à l’étudiant de travailler sur la confiance en soi, indispensable dans toute formation. Elle est utile également pour créer une relation de confiance dans le cadre d’une relation d’aide pédagogique où le formateur pourra aider l’étudiant à mieux comprendre une situation-problème et ainsi l’aider à trouver sa propre solution à celle-ci.

La posture d’animateur, relevant d’une approche plus traditionnelle de type comportemental, permet à l’étudiant, en ayant connaissance des objectifs d’une séquence pédagogique, de mieux se préparer à l’évaluation de celle-ci.

La pensée critique peut être développée à l’aide de la posture d’agent de changement si celle-ci n’est pas fondée uniquement sur la revendication et la contestation, c’est-à-dire si elle s’appuie sur des bases scientifiques.

Enfin, la posture de modèle, basée sur des approches comportementale et cognitivo-comportementale, correspond davantage à une conception s’appuyant sur la PPO antérieure à l’universitarisation des formations professionnelles. À cette période, les étudiants suivaient des enseignements pour, dans un second temps, les appliquer en situation réelle. Cette posture laisse peu de place à la réflexivité et aux savoirs expérientiels, points essentiels des formations professionnelles universitarisées(1).

Bibliographie

1. Boissart M. La formation infirmière à l’ère de l’universitarisation : ingénieries, enjeux et défis de professionnalisations. Noisy-le-Grand : Setes éditions ; 2017.

2. Pratt DD. Five perspectives on teaching in adult and higher education. Malabar (Foride, USA) : Krieger Publishing Company ; 1998.

3. Pratt DD, Collins JB. The teaching perspectives inventory (TPI). Adult Education Research Conference, Vancouver (Canada) ; 2000. https://newprairiepress.org/aerc/2000/papers/68.

4. Thilly S. Les identités professionnelles des formateurs en IFSI dans le contexte de l’universitarisation des formations paramédicales. Thèse de doctorat en sciences de l’éducation et de la formation, Université de Reims Champagne-Ardenne ; 2021.

5. Arrêté du 31 juillet 2009 relatif au diplôme d’État d’infirmier. http://www.legifrance.gouv.fr

6. Ministres européens de l’Éducation. Déclaration de Bologne : L’Espace Européen de l’Enseignement Supérieur ; 1999. https://www.amue.fr/fileadmin/amue/veille-reglementaire/d_bologne.pdf

7. Coudray MA, Gay C. Le défi des compétences, comprendre et mettre en œuvre la réforme des études infirmières. Issy-les-Moulineaux : Elsevier Masson ; 2009.

8. Noël-Hureaux E. Universitarisation des savoirs infirmiers et professionnalisation des acteurs. Paris : Biennale internationale de l’éducation, de la formation et des pratiques professionnelles ; 2015. p. 3. https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01188454/document

9. Chauvigné C, Coulet JC. L’approche par compétences : un nouveau paradigme pour la pédagogie universitaire ? La Revue Française de Pédagogie. 2010 ; 172 : 15-28.

10. Fermon B, Grandjean P. Performance et innovation dans les établissements de santé. Paris : Dunod ; 2015.

11. Hameline D. Les objectifs pédagogiques en formation initiale et en formation continue. Paris : Éditions ESF ; 1979.

12. Jonnaert P. Compétences et socioconstructivisme : un cadre théorique. 2e éd. Louvain-la-Neuve : De Boeck Supérieur ; 2009.

13. Kaufmann JC. L’entretien compréhensif. 2e éd. Paris : Armand Colin ; 2007.

14. Blanchet A, Gotman, A. L’enquête et ses méthodes : l’entretien. 2e éd. Paris : Armand Colin ; 2010.

15. Arrêté du 23 mars 1992 relatif au programme des études conduisant au diplôme d’État d’infirmier. http://www.legifrance.gouv.fr

16. Bourdoncle R, Lessard, C. Qu’est-ce qu’une formation professionnelle universitaire ? Les caractéristiques spécifiques : programmes, modalités et méthodes de formation. La Revue Française de Pédagogie. 2003 ; 142 : 131-181.