LES ANTALGIQUES OPIOÏDES - Ma revue n° 043 du 01/04/2024 | Espace Infirmier
 

L'infirmière n° 043 du 01/04/2024

 

PHARMACOLOGIE

ANTALGIE

Anne-Lise Favier  

Avec le traitement de la douleur devenue une priorité de santé publique, la prescription d’opioïdes est montée en flèche. Pourtant, la délivrance de ces molécules doit se faire avec la plus grande vigilance si l’on veut éviterune catastrophe sanitaire.

De quoi parle-t-on ?

Les opioïdes font partie des antalgiques de palier 2 et 3 : il y a ceux que l’on qualifie d’opiacés ou opioïdes faibles parmi lesquels figurent la codéine ou le tramadol et ceux de palier 3, les opioïdes forts, parmi lesquels la morphine, l’oxycodone, ou encore le fentanyl. Tous ces médicaments sont délivrés sur ordonnance sécurisée et font l’objet de recommandations dans le cadre de leur prescription. Auparavant réservés au traitement des douleurs aiguës et cancéreuses, ils sont progressivement entrés dans le champ des douleurs chroniques.

Mécanismes d’action

Les opioïdes médicamenteux miment les effets de molécules naturelles bien connues : les endorphines (contraction de “endogène” et de “morphine”).

Naturellement produites par le corps, elles ont la capacité de se fixer sur les récepteurs opiacés, abondants dans le système nerveux, et d’enclencher une analgésie (par action sur le circuit de la douleur) et une sensation de bien-être (circuit de la récompense). Différents types d’endorphines sont secrétés par le corps sous l’influence de divers stimuli : une activité physique intense, un plaisir gustatif, un orgasme, ou encore un stress libèrent des endorphines. Ce sont elles qui vont procurer un sentiment de bien-être ou atténuer la douleur en fonction des stimuli reçus.

Les opioïdes exogènes médicamenteux ont les mêmes effets que ces endorphines et soulagent la douleur tout en procurant une sensation de bien-être. Ils se fixent sur les récepteurs opioïdes et induisent un effet inhibiteur sur le circuit de la douleur.

Addiction et hyperalgésie

Outre des effets indésirables (vomissements, constipation, démangeaisons, rétention urinaire), ces opioïdes présentent deux défauts majeurs. Tout d’abord, leur prise prolongée induit un phénomène de tolérance. En effet, les récepteurs sont de moins en moins sensibles à l’opioïde, et les doses doivent être augmentées pour obtenir le même résultat sur la diminution de la douleur. De plus, lorsque ces opioïdes interagissent avec le circuit de la récompense, ils le dérèglent en inhibant les neurones qui temporisent habituellement ce circuit : résultat, une grande quantité de dopamine est libérée, entraînant du plaisir. Ce phénomène de tolérance lié à la libération massive de dopamine fait le lit de l’addiction. Un autre effet moins connu des opioïdesest celui de l’hyperalgésie induite : l’exposition prolongée aux opioïdes conduit à une augmentation de la sensibilité à la douleur. En effet, on constate, chez les patients à qui l’on a prescrit des opioïdes de manière prolongée, une diminution de la réponse analgésique sans que cela soit attribuable à la progression de la maladie. Cette hyperalgésie induite est différente d’une tolérance, car elle ne peut être combattue par une augmentation de la dose, puisque dans ce cas, la dose augmente la douleur. L’augmentation de la dose est donc contre-productive puisqu’elle entretient et accentue le phénomène douloureux. Ces deux phénomènes (tolérance et hyperalgésie) peuvent conduire à une escalade thérapeutique qui entretient un cercle vicieux jusqu’au surdosage

Éviter les surdosages

Ce surdosage intervient lorsque la prise d’opioïdes est supérieure à celle qui peut être supportée par l’organisme. Pour l’éviter, il convient de toujours respecter les prescriptions du médecin, les doses, les horaires de prise, la durée du traitement, et bien sûr la voie d’administration, comme le rappellent les dernières recommandations des autorités sanitaires1 à ce sujet qui précisent que les opioïdes ne doivent être envisagés qu’en dernier recours et qu’ils ne doivent pas être utilisés dans le cas des douleurs pelviennes chroniques ou musculo-squelettiques, pas plus que dans les migraines.

Les trois principaux signes de surdosage à connaître sont une perte de connaissance (un état d’endormissement profond dans lequel la victime ne répond pas), une insuffisance respiratoire brutale (respiration abolie ou ralentie, soit moins d’une inspiration toutes les 5 secondes) et un rétrécissement de la pupille (myosis).

Un antidote efficace existe pour faire face à une surdose, la naloxone, une molécule opioïde qui présente la particularité de se fixer sur les récepteurs opioïdes mais de n’activer aucun circuit : elle permet transitoirement de prendre la place des opioïdes sur les récepteurs cellulaires et d’en bloquer l’effet négatif. Mais son action n’est que transitoire et il convient d’appeler les secours, car le risque de surdose peut reprendre et un syndrome de manque peut apparaître chez le patient. La naloxone est disponible sous deux formes : en injection intramusculaire et en spray nasal, une forme pratique et facile à utiliser.

Depuis la crise des opioïdes survenue aux États-Unis (cf. encadré), la France est en alerte sur les risques de surconsommation de ces molécules : l’Agence de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) a ainsi constaté en une dizaine d’années une augmentation de la consommation d’antalgiques opioïdes qu’elle relie à une amélioration de la prise en charge de la douleur. Mais elle observe en parallèle une augmentation du mésusage et des intoxications, voire des décès liés à l’utilisation de ces médicaments, tout en assurant que la situation n’est pas comparable à celle observée aux États-Unis.

Pharmacovigilance

D’après les chiffres publiés en 2019 par l’ANSM2, près de 10 millions de Français (17 % de la population) ont reçu une prescription d’opioïdes en 2015. En 2017, le plus consommé était le tramadol (avec une augmentation de + 67 % en dix ans), puis la codéine en association avec la poudre d’opium, couplée au paracétamol. Venaient ensuite la morphine, premier antalgique fort, suivi de l’oxycodone (antalgique ayant vu la plus forte augmentation de prescription ces dernières années avec + 738 % de prescriptions supplémentaires) et le fentanyl, cent fois plus puissant que la morphine. Selon cette même étude, l’utilisation chronique des antalgiques opioïdes est plus élevée avec les opioïdes forts (+ 14,3 %) qu’avec les faibles (+ 6,6 %). Parallèlement à ces chiffres, le nombre d’hospitalisations liées à la consommation d’antalgiques opioïdes a augmenté, passant de 15 à 40 pour 1 million d’habitants entre 2000 et 2017, tandis que le nombre de décès est passé de 1,3 à 3,2 pour 1 million entre ces mêmes dates. L’an dernier, la Société française de pharmacologie et de toxicologie s’est émue « d’une augmentation inquiétante de l’utilisation de l’oxycodone dans la prise en charge de la douleur », pointant notamment la Nouvelle-Aquitaine et la Bretagne, qui comptent un nombre de consommateurs d’oxycodone supérieur à la moyenne nationale (460 pour 100 000 habitants), soit 900 utilisateurs pour 100 000 habitants en Aquitaine et 1 255 pour 100 000 en Bretagne. Reste à comprendre si cette oxycodone a été prescrite dans le sens des recommandations, pour la bonne indication, si elle est le reflet d’une bonne prise en charge de la douleur ou si elle relève d’un excès de prescription. La surveillance est de mise.

Références

1. ANSM, « Bon usage des médicaments de la douleur », février 2024, et HAS, « Bon usage des médicaments opioïdes : antalgie, prévention et prise en charge du trouble de l’usage et des surdoses », mars 2022.

2. ANSM, « État des lieux de la consommation des antalgiques opioïdes et leurs usages problématiques », 2019.

Opiacés/Opioïdes

On entend souvent parler d’opioïdes mais aussi d’opiacés. Quelle est la différence ? Le terme opiacé désigne une substance médicamenteuse qui contient des composés actifs naturellement dérivés de l’opium : c’est le cas de la morphine ou de la codéine. Les antalgiques opiacés regroupent ainsi l’ensemble des spécialités qui agissent sur les mêmes récepteurs que ceux de la morphine en bloquant la transmission des stimuli douloureux. Le terme opioïde désigne quant à lui une substance synthétique (ou semi-synthétique) qui se fixe à ces récepteurs opiacés et en mime les effets.

QUESTIONS AU DR MARC LEVÊQUE

“On a médicalisé des problèmes sociaux”

Dr Marc Levêque, neurochirurgien, spécialiste de la douleur (Marseille).

Doit-on craindre une situation à l’américaine ?

La situation en France n’est pas comparable à celle aux États-Unis en termes de valeur absolue, mais des tendances se dégagent dans la consommation de tramadol, et il faut rester prudent. Un bon point, c’est que la France ne permet pas la promotion directe des médicaments auprès des consommateurs. En revanche, les médecins ont une culture assez forte du médicament et, face à la douleur, pour laquelle ils sont insuffisamment formés, ils peuvent avoir tendance à prescrire un antalgique avec cette idée que la douleur aiguë et la douleur chronique fonctionnent de la même manière, que c’est un continuum. Ils en viennent ainsi à prescrire les mêmes catégories d’antalgiques, notamment les morphiniques qui peuvent être justifiés dans la douleur aiguë et cancéreuse mais pas forcément dans le processus de douleur chronique. Là où cela commence à déraper, c’est lorsqu’on prescrit des médicaments opioïdes de palier 2 ou 3 sur une longue période.

Quelle est la solution ?

Il faut aborder la douleur dans toutes ses dimensions, et notamment sociologique, parfois négligée. La prescription médicamenteuse contre la douleur intervient souvent dans un contexte de malaise social, de précarité : on va mal, alors on a mal. La crise des opioïdes que traversent les États-Unis en sont la triste illustration : une publication parue dans le JAMA* a d’ailleurs montré aux États-Unis une corrélation entre les foyers de morts par opioïdes et le vote Trump, soulignant le lien entre souffrance et déclassement social. Globalement, on a médicalisé des problèmes sociaux, dont la douleur peut en partie être l’expression, en y répondant par une solution unique, la prescription médicamenteuse. Un patient qui consulte pour une douleur peut avoir plein de raisons d’avoir mal, et la tentation est grande de le mettre sous morphinique pour éteindre à la fois la douleur et le mal-être. Mais peut-être qu’en fouillant un peu, on va se rendre compte qu’un peu d’activité physique et/ou une consultation chez un psychologue peuvent aussi apporter une solution. Malheureusement, pour la prise en charge de la douleur chronique, les médecins généralistes n’ont pas assez de temps. L’algologie, qui étudie spécifiquement la douleur, n’est pas une spécialité et n’est donc pas reconnue en tant que telle, elle n’est pas suffisamment enseignée, alors que la douleur représente le motif numéro un des consultations chez le médecin. En réponse à la douleur, le médecin traitant a souvent une proposition unique, le médicament antalgique. Alors qu’il existe d’autres solutions, avec les centres de la douleur, mais comparativement au maillage territorial des pharmacies – 21 000 officines en France – il n’y a que 300 centres de la douleur en France, avec des délais de rendez-vous de six mois minimum. Ce sont pourtant des lieux où les solutions à la douleur chronique autres que médicamenteuses peuvent être proposées. Seulement 3 % de la population y a accès.

Quel rôle peuvent avoir les infirmières ?

Elles sont en première ligne face aux patients : elles peuvent tout à fait jouer un rôle d’observation et tirer la sonnette d’alarme quand elles pensent que c’est nécessaire. Par exemple face à des ordonnances de tramadol, voire de fentanyl chez une personne âgée, il est bon de s’interroger. On ne remet pas en question la douleur, mais la solution qui y est apportée. Peut-être qu’une remise en activité physique peut être bénéfique au patient s’il le peut, s’interroger aussi sur les causes de sa souffrance ? Les infirmières pourraient se poser la question de ce qui fait le lit de la douleur, elles ont un regard plus acéré sur ces questions et voientle patient plus fréquemment que le médecin lui-même.

Propos recueillis par Anne-Lise Favier

* Goodwin et al. Juin 2018. “Association of chronic opioid use with presidential voting patterns in US counties in 2016”. Les auteurs concluent que les politiques de santé publique visant à endiguer l’épidémie d’opioïdes doivent aller au-delà du modèle médical et intégrer les facteurs de désavantage socio-environnemental.

La crise des opioïdes aux États-Unis

Difficile de résumer cette crise en quelques phrases tant les tenants et les aboutissants sont complexes. Depuis le début de cette épidémie dans les années 1990, on compte 700 000 morts par overdose aux opioïdes. L’an dernier, les projections les plus pessimistes prévoyaient 120 000 morts par surdose sur la seule année 2023. À l’origine de cette crise, un puissant antidouleur disponible sur prescription médicale, l’oxycodone, qui a conduit un très grand nombre d’Américains à l’addiction. Le laboratoire commercialisant ce produit ayant usé d’une promotion agressive pour le distribuer malgré les risques.