MÉDICAMENTS : GARE AUX INTERFÉRENCES ALIMENTAIRES ! - Ma revue n° 041 du 01/02/2024 | Espace Infirmier
 

L'infirmière n° 041 du 01/02/2024

 

PHARMACOLOGIE

Maïtena Teknetzian  

docteure en pharmacie, enseignante en IFSI

L’alimentation peut interagir avec les médicaments administrés par voie orale en modifiant leurs concentrations plasmatiques. Ces interactions pharmacocinétiques imposent certaines précautions d’emploi et d’administration.

1 LES PRODUITS LAITIERS

Mécanismes des interactions

Le calcium, contenu dans les produits laitiers, est un cation métallique divalent qui peut établir des liaisons avec des molécules échangeuses d’électrons (dites chélateurs) conduisant à la formation de complexes stables appelés chélates (du grec khêlê signifiant « pince »).

Les chélates, insolubles, sont difficilement absorbables au niveau de la muqueuse intestinale. La chélation réduit donc la biodisponibilité (fraction exprimée en pourcentage de la dose administrée de principe actif, parvenue au sang sous forme inchangée, donc réellement disponible pour exercer l’effet thérapeutique) de certains médicaments et diminue de ce fait leur efficacité.

Outre du calcium, le lait contient de la xanthine oxydase, enzyme qui participe au métabolisme des purines et de certains médicaments.

Principaux médicaments concernés

Les médicaments chélateurs de calcium, devant être pris à distance d’aliments, boissons ou médicaments contenant du calcium, sont principalement :

- certaines fluoroquinolones, comme la ciprofloxacine et la norfloxacine, dont la biodisponibilité diminue respectivement de 33 et 50 % après ingestion de produits laitiers. En revanche, d’après le résumé des caractéristiques du produit (RCP), il n’existe pas d’interaction cliniquement pertinente entre la moxifloxacine et les produits laitiers, et les sels de calcium ont un effet minime sur l’absorption de lévofloxacine ;

- les tétracyclines de première génération comme la tétracycline, alors que la doxycycline et la minocycline n’interagissent pas avec l’alimentation ;

- les biphosphonates (médicaments contre l’ostéoporose), dont la biodisponibilité orale moyenne, très faible (< 1 % pour l’alendronate et le risédronate), est d’autant plus susceptible d’être impactée par l’interaction avec le calcium ;

- l’estramustine (agent alkylant cytotoxique).

La mercaptopurine (antimétabolite utilisé en cancérologie), dont la biodisponibilité est réduite par la xanthine oxydase, doit être prise à distance des produits laitiers.

Différentes sources de calcium

Les produits laitiers, et en particulier les fromages, constituent la principale source alimentaire de calcium. La teneur en calcium des laits écrémés et demi-écrémés est approximativement la même que celle du lait entier (de l’ordre de 1200 mg/l).

Il est à noter que l’on trouve aussi du calcium dans des aliments qui ne sont pas des produits laitiers, comme les sardines en particulier.

Certaines eaux minérales contiennent, par ailleurs, beaucoup de calcium, il faut tenir compte de leur composition dans le cadre de certains traitements, notamment par biphosphonates. Les eaux considérées comme calciques ont une teneur en calcium supérieure à 150 mg/l. Parmi les eaux les plus riches en calcium, on peut citer Courmayeur, Saint-Antonin, Hépar, Contrex et La Salvetat. À titre comparatif, l’eau de Courmayeur contient 557 mg/l de calcium, tandis que la teneur moyenne en calcium de l’eau du robinet est de 70 mg/l.

Précautions d’emploi

Les médicaments chélatés par le calcium et l’estramustine doivent être administrés à distance des repas et des produits laitiers en particulier. Les précautions d’administration propres à chacune des molécules sont répertoriées dans le Tableau 1.

2 LES AGRUMES

Mécanismes des interactions

Le pamplemousse rose ou jaune contient dans son albédo (partie blanche située sous l’écorce) des furanocoumarines (bergamottine et dihydroxybergamottine), substances inhibitrices irréversibles du cytochrome P 450 3A4 (ou CYP 3A4). Les cytochromes P 450 sont des enzymes présentes au niveau des entérocytes et des hépatocytes, catalysant les réactions d’oxydation (première étape de métabolisation des médicaments). Le CYP 3A4 métabolise plus de la moitié des médicaments.

En inhibant le CYP 3A4, le pamplemousse augmente les concentrations plasmatiques d’un grand nombre de médicaments, avec un risque de surdosage et de majoration de leurs effets indésirables.

Par ailleurs, la bergamottine et la dihydroxybergamottine sont également inhibitrices de la glycoprotéine P (ou P-gp), une protéine transporteuse d’efflux, qui « rejette » les médicaments dans la lumière intestinale. L’inhibition de la P-gp a donc pour effet de favoriser l’absorption intestinale des médicaments et contribue à augmenter leur biodisponibilité. Ces interactions impliquent le fruit lui-même, mais surtout son jus industriel, ce dernier étant obtenu par pression totale du fruit comprenant celle de l’écorce et de l’albédo.

Principaux médicaments concernés

Les médicaments concernés par l’interaction avec le pamplemousse sont ceux qui sont métabolisés par le CYP3A4 (il est à noter que les médicaments substrats du CYP 3A4 sont également, pour la plupart, substrats de la P-gp), à faible biodisponibilité orale et à marge thérapeutique étroite.

Il s’agit principalement de :

- certaines statines (hypocholestérolémiants) comme la simvastatine et l’atorvastatine dont le surdosage expose au risque de rhabdomyolyse (destruction des muscles striés) ;

- médicaments immunosuppresseurs (ciclosporine, sirolimus, tacrolimus…), dont le surdosage majore le risque de néphrotoxicité ;

- certains inhibiteurs calciques (félodipine, lercanidipine, nifédipine, vérapamil…) dont l’association au pamplemousse majore le risque de survenue d’hypotension ou de bloc auriculo-ventriculaire (avec le vérapamil) ;

- certains inhibiteurs de la phosphodiestérase de type 5 (médicaments correcteurs des troubles de l’érection) comme l’avanafil ou le vardénafil, avec un risque majoré d’hypotension grave ;

- certains médicaments susceptibles d’allonger l’intervalle QT à l’électrocardiogramme (ECG) et pourvoyeurs de torsades de pointe (dronédarone, halofantrine, ivabradine, plusieurs inhibiteurs des tyrosine kinases utilisés en cancérologie…) ;

- la sertraline, un antidépresseur inhibiteur de recapture de la sérotonine (ISRS), dont l’augmentation des concentrations plasmatiques majore le risque de survenue de syndrome sérotoninergique ;

- la carbamazépine (anticonvulsivant et normothymique) à marge thérapeutique étroite.

Il est toutefois à noter que l’on peut pour certaines molécules trouver des discordances entre les informations mentionnées dans leur RCP et celles du thesaurus des interactions de l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM).

Différentes sources de furanocoumarines

D’autres agrumes contiennent de la bergamottine et de la dihrydroxybergamottine dans leur albédo. C’est le cas des oranges de Séville (ou oranges amères), utilisées pour faire des marmelades, qui restent riches en furanocoumarines, car ces dernières résistent à la cuisson. C’est le cas aussi des citrons verts et des bergamotes.

Précautions d’emploi

Avec 30 % de Français consommateurs de pamplemousse de façon hebdomadaire et 79 % de façon mensuelle, la prévention de ces interactions s’impose. Les patients âgés, polymédicamentés et davantage consommateurs de ces agrumes, sont d’autant plus concernés.

L’impact de cette interaction est difficile à prévoir selon les patients, du fait de variabilité interindividuelle et d’un polymorphisme génétique quant à l’équipement enzymatique. Cependant, il a été montré qu’un seul verre de jus de pamplemousse (250 ml) peut suffire pour augmenter significativement la biodisponibilité des médicaments et qu’une consommation de jus de pamplemousse 24 heures avant la prise de médicament interfère encore avec son absorption intestinale.

En pratique, chez les patients traités par un médicament concerné, il est donc préférable de déconseiller la consommation de pamplemousse. (fruit et jus).

3 LE CAFÉ ET LE THÉ

Mécanismes des interactions

Le café et le thé contiennent de la caféine (appelée également théine). Celle-ci est métabolisée au niveau du foie par le cytochrome P 450 1A2 (ou CYP 1A2).

Certains médicaments, inhibiteurs du CYP 1A2 freinent le métabolisme de la caféine avec un risque de surdosage en caféine pouvant se manifester par de l’agitation, de l’insomnie, des nausées, des palpitations cardiaques, des sueurs, voire des hallucinations.

D’autres médicaments, eux-mêmes également métabolisés par le CYP 1A2, peuvent entrer en compétition avec la caféine pour être métabolisés.

Dans ce cas, la caféine peut inhiber leur métabolisme et augmenter leurs effets, mais cette interaction expose aussi en cas d’arrêt de consommation de caféine, à une augmentation subite du métabolisme des médicaments et à une diminution de leurs concentrations plasmatiques.

Par ailleurs, la caféine peut interférer avec l’excrétion urinaire du lithium et abaisser ses concentrations plasmatiques.

Outre de la caféine, le thé contient des tanins, composés polyphénoliques hydrosolubles de haut poids moléculaire, non résorbables par la muqueuse intestinale et capables de chélater le fer.

Principaux médicaments concernés

- Certaines fluoroquinolones (ciprofloxacine et norfloxacine), ainsi que la fluvoxamine (ISRS) sont inhibitrices du CYP 1A2 et peuvent entraîner un surdosage en caféine chez les grands consommateurs de boissons en contenant ;

- la clozapine (neuroleptique) peut interagir avec la caféine par compétition au niveau du CYP1A2. La caféine peut inhiber son métabolisme et augmenter son activité antipsychotique. Mais à l’arrêt de la consommation de caféine, il y a un risque d’exacerbation des signes psychotiques. D’après le RCP, les concentrations plasmatiques de clozapine baissent de moitié environ au bout de cinq jours d’abstinence de caféine ;

- inversement, chez les patients traités par lithium, l’arrêt brutal de consommation de caféine expose au risque d’augmentation de la lithiémie ;

- les sels de fer administrés par voie orale sont susceptibles de voir leur absorption intestinale, leur biodisponibilité et leur efficacité diminuées par le thé.

Différentes sources de caféine

Outre le café et le thé, d’autres boissons contiennent de la caféine en teneur non négligeable comme les boissons dites « énergisantes » et celles à base de kola, de guarana ou de maté (voir Tableau 2).

Précautions d’emploi

Il est préférable d’administrer les sels de fer per os à distance du thé.

Encourager les grands consommateurs de boissons contenant de la caféine, traités par médicaments inhibiteurs du CYP1A2, à réduire leur consommation afin d’éviter un surdosage en caféine.

Conseiller aux patients stabilisés sous lithium ou clozapine de signaler à leur médecin toutes modifications dans leur habitude de consommation de caféine, afin qu’il évalue si une adaptation des posologies est nécessaire.

Sources

• Interaction des médicaments avec l’alimentation. Pharma-Flash, 29(5). https://urlz.fr/p1dl

• Petit manuel de Pharmacovigilance et Pharmacologie clinique, Prescrire (hors-série), fixation de substances et formation de complexes en bref.

• Table Ciqual. https://urlz.fr/p1do

• Universalis. https://urlz.fr/p1du

• Interactions entre médicaments et pamplemousse, RFCPV. https://urlz.fr/p1dv

• Agrumes et médicaments, Vidal. https://urlz.fr/p1dx

• Mise au point sur l’interaction médicaments et jus de pamplemousse, ANSM. https://shorturl.at/tKNU9

• Quels médicaments exposent à une toxicité grave en cas de consommation de pamplemousse, La Revue du praticien. https://urlz.fr/p1dz

• Thésaurus des interactions médicamenteuses, ANSM, août 2023, p. 46 et 189-190.

• Traitement de l’anémie par carence de fer, L’Assurance maladie. https://urlz.fr/p1dA

• La caféine, EFSA. https://urlz.fr/p1dB