Le don d’organes post mortem : un acte problématique ! - Ma revue n° 0039 du 22/11/2023 | Espace Infirmier
 

L'INFIRMIERE n° 0039 du 22/11/2023

 

En 2021, le nombre de transplantations dans le monde est estimé à 144 000 (1). Ainsi, près de cent mille vies sont restaurées ou sauvées chaque année dans le monde grâce aux dons d’organes. De son vivant ou après la mort chacun peut librement s’honorer de cet acte de bonté, de volonté et de soin. Mais ce don ne va pas de soi.  La prédisposition altruiste implicite chez l’homme n’opère pas naturellement quand il s’agit de donner ses organes.

En post mortem les refus sont fréquents, avec ou sans raison apparente, complexes à comprendre et à déconstruire. Le don d’organes n’est pas un acte de nature mais de culture. Il renvoie à l’éducation, aux apprentissages, … mais aussi à la manière dont son fondement et sa dynamique sont explicités, impulsés et orientés par la société. En dépit de son excellence, l’activité de greffes d’organes en France préoccupe. Faut-il combattre l’opposition au don d’organes ou mieux promouvoir son assentiment ?

En 2021, la France était au second rang en Europe, après l’Espagne, pour le nombre de transplantations d’organes par million d’habitants (m/h). À l’échelle de plusieurs décennies son activité de greffe demeure parmi les plus élevées au monde. En outre, les apports de la médecine française sont au premier plan de l’histoire et de l’essor de la greffe d’organes. Malgré cela, il y a aujourd’hui des motifs de préoccupation. Outre le recul de l’activité depuis quelques années, il y a ce sempiternel et lancinant écueil des refus de don. Phénomène mondial, complexe, rebelle, légal et délétère à la fois. L’activité de transplantation est en effet corrélée à la dynamique des dons. Les refus empêchent les possibilités de greffes, ce qui engendre une morbidité élevée pour les receveurs en attente et associés à d’autres incidences comptables.

Les refus de don d’organes sont jugés trop élevés en France, en particulier par les pouvoirs publics et les malades. Mais à quel niveau seraient-ils satisfaisants ?

Depuis plusieurs décennies les mesures pour les réduire restent vaines. Ils sont étudiés par de nombreux travaux scientifiques dans le monde. Des études qui demeurent rares et d’envergure limitée en France. Aucune enquête nationale rigoureuse n’a été réalisée, alors que les enjeux, les plaintes et le mystère des chiffres la rendraient nécessaires. Les pouvoirs publics s’appuient sur des sondages d’opinion et des velléités réglementaires pour élaborer leur cahier des charges et définir les mesures contre l’opposition au don. Invoquer la doxa et user du bras armé de la loi pour réduire l’opposition au don sont, de tout temps et partout, peu efficaces. Il s’agirait moins de lutter contre l’opposition que de promouvoir la conscience et la volonté. Ni contrainte, ni démagogie, ni culpabilisation, ni chantage… mais raison, envie, respect, savoir-faire et reconnaissance.  Le don d’organes n’obéit pas aux fondamentaux du don (donner, recevoir, rendre), mais quand même. Sa problématique questionne la culture, la politique, les croyances, renvoie au sens de l’existence et interroge le professionnalisme des soignants.

Selon les indicateurs retenus, la France se situe entre le second et le huitième pays au monde pour ses activités de dons, de prélèvements, de greffes d’organes et de tissus. En 2021, elle est au troisième rang mondial pour le nombre de patients transplantés m/h (77,9) après les USA (119,7) et l’Espagne (99,7) (2) et est également à la troisième place (49,7) en Europe pour le nombre de transplantations rénales par m/h après l’Espagne (63,2) et la Belgique (53,3) (3). L’action, l’engagement et la qualité des équipes françaises ainsi que des institutions en charge de l’activité méritent des félicitations. Rappelons aussi le rôle éminent et décisif de la médecine hexagonale dans l’histoire contemporaine de la greffe d’organes : chirurgie de la transplantation rénale (1954), description du coma dépassé (1959), découverte du complexe majeur d’histocompatibilité en1952, qui a été l’objet d’un prix Nobel (1980), première greffe cardiaque en Europe (1968)… Ces faits témoignent de l’antériorité de la qualité des apports scientifiques et de l’excellence technique de la France depuis l’aube de cette activité.

Mais rien n’est jamais acquis en matière de don, de prélèvement et de greffe. L’activité est soumise et sensible à l’évolution de la société, des mœurs, de la situation économique, à l’efficacité du système sanitaire, aux aléas de l’actualité…

Le volume de prélèvements d’organes post mortem, à l’origine de la majorité des greffes en France (90% en 2022) s’infléchit sensiblement depuis quelques années. Si l’effet Covid-19 l’explique en partie (-15,6%) entre 2019 et 2022, le mouvement a pourtant débuté dès 2017 (-18,8%).

Parallèlement le nombre de malades avec une indication de greffe continue de progresser (+ 4 586 entre 2017 et 2022), augmentant les temps d’attente et par conséquent le nombre de décès (+53% en 5 ans) (4) et les dépenses de santé. L’économie des pathologies terminales d’organes exhorte à favoriser les greffes plutôt que les traitements conventionnels beaucoup plus coûteux et à plusieurs titres ; par exemple, la greffe rénale est financièrement, socialement et économiquement préférable à un traitement par dialyse.

Le législateur a fait de la greffe d’organes une priorité nationale. Un vœu que les politiques publiques peinent à réaliser. La crise de moyens, de gouvernance, de sens et d’engagement que traverse le système sanitaire français ne permet pas de placer la greffe au premier rang des préoccupations de santé. Les directions hospitalières et leur communauté médicale fixent indépendamment leurs priorités de soins. Ajoutons que de nombreux établissements hospitaliers ont montré par le passé leur désintérêt, parfois leur aversion, pour le développement de l’activité de prélèvement d’organes et de tissus ; ils additionnent aux problèmes d’aujourd’hui les insuffisances et les retards historiques.

L’élan pour une communication tous azimuts, d’origine institutionnelle, associative, professionnelle, même avec la valeur ajoutée des médias, laisse dubitatif. Après plusieurs décennies de campagnes d’information, de pédagogie, d’émissions, de débats publics… les chiffres laissent perplexes. En 2023, à peine plus d’un Français sur deux (54%) se sent concerné par le don d’organes et si 91% estiment important de confier sa position sur le sujet à ses proches, seulement 47% l’ont fait (5). Un chiffre inchangé depuis 2016. La pertinence d’une communication avec des slogans péremptoires et incertains – « tous donneurs, tous receveurs, soyez un héros » –mérite d’être  questionnée quand  79% des jeunes  adultes (16-24 ans) estiment ne pas être informés du don d’organes (6).  L’adhésion au don est un fait de culture qui s’édifie par une vraie information, de la pédagogie, des enseignements et l’incitation à réfléchir. Non pas en assénant des formules racoleuses empruntées au marketing des produits domestiques dont se détourne le plus grand nombre. Le bien-fondé des sommes considérables, publiques et privées, allouées à la communication sur le don d’organes en France doit être aussi questionné. L’Espagne avec un taux de refus de don autour de 15% n’a pas de budget institutionnel réservé à la communication sur le sujet (7) . 

Parmi les rares études françaises récentes, celle de Hénon et Le Nobin (2016) (8) identifiait les principales causes de refus de don, ce qui leur a permis de suggérer des thématiques à privilégier dans les campagnes d’information et de formation. Apparemment ces travaux, dont les résultats sont en résonance avec d’autres dans le monde, n’ont pas été portés à la connaissance des instances françaises chargées de promouvoir le don d’organes. 

L’idée de faire de la loi le levier suprême pour réduire l’opposition au don s’apparente à une imposture. L’amendement Touraine en 2016 (9) dont la généalogie et l’énoncé des motifs ont suscité d’âpres débats et une vive réprobation n’a nullement produit les effets escomptés.  Introduire à marche forcée de la rigidité dans l’expression du refus et une sévérité sans bienveillance dans l’application du consentement présumé avait pour objectif de « modifier en profondeur le don d’organes », de réduire en trois ans le taux d’opposition à 25% et d’accroître d’autant le nombre de greffes (10). Rien de tout cela ne s’est produit. L’activité a régressé et l’opposition au don en 2022 est proche de ses sommets, confirmant que l’assentiment au don d’organes comme son refus ne sont guère sensibles au tranchant de la loi. Ce n’est pas en fustigeant et en combattant les oppositions, que sa prédisposition advient. Mieux promouvoir le bien-fondé du don d’organes réduira la nécessité de combattre ses refus. Le don n’est pas un acte de loi, mais plutôt de foi.

Le besoin constant de greffes et la rareté des dons conduisent à d’improbables et parfois morbides initiatives. La marchandisation et le trafic des corps en faveur de la greffe sont une triste et cruelle réalité dans le monde. Sans doute, en 2020, plus de 10% des greffes étaient liés au trafic d’organes selon l’OMS.

Il n’est point question de trafic en France, mais l’idée du législateur de rétribuer « les établissements ayant un taux de refus de don inférieur à 25% et ceux dont le taux est en diminution constante » (11) est pour le moins déroutante. Cette perspective suggère  de corréler la réduction du taux de refus à une promesse de gain. Autrement dit, introduire un argument vénal pour motiver les soignants à peser sur les familles en faveur du don serait un levier contre les refus : idée perverse, cruelle et indigne pour une relation de soin.

La marchandisation du corps en faveur du don d’organes est l’apanage de régimes autoritaires, mais pas seulement. En février 2023, deux élus démocrates du Massachusetts (USA) ont déposé un projet de loi (12) pour proposer à des prisonniers américains de réduire leur peine en contrepartie d’un don d’organes ou de moelle osseuse. Une réduction pouvant aller jusqu’à un an. Sachant la position de faiblesse du prisonnier dans un tel marché, son appartenance ethnique (en majorité hispanique et afro-américaine), l’initiative interroge avec effroi l’idée qu’au nom de la greffe, certaines infamies seraient acceptables.

Le refus de don est une liberté et un droit situé au carrefour d’un dilemme éthique où se joue la santé de receveurs en attente. Phénomène humain, sociétal et universel, complexe et d’ampleur variable, l’opposition au don d’organes culmine et désespère au-delà de 50% dans certains pays (Suisse, Tunisie, Maroc, Irlande, Turquie…). Il est estimé acceptable voire exemplaire, entre 10 et 20 %, dans d’autres (Belgique, Espagne, Croatie…). En France où certains le voudraient à 25%, il fluctue autour de 30% depuis plus de vingt ans (33% en 2022) (13) avec de fortes variations régionales dépassant les 40% (Île-de-France, Hauts-de-France…). Il est jugé trop élevé du fait qu’il met en échec les besoins de greffes et en péril des centaines de vies. C’est donc un sujet de crispation, de plaintes et de vives controverses compte tenu des enjeux humains, socio-économiques, éthiques et de l’impuissance chronique des instances publiques et privées à l’infléchir.

Ils sont connus et bien documentés. Depuis plusieurs décennies de nombreux travaux dans le monde, auxquels se joignent les quelques études françaises, ont identifié les principaux motifs de refus de don d’organes post mortem.  L’incompréhension ou la non-acceptation de la mort encéphalique, le respect de l’intégrité du corps du défunt, l’insatisfaction ou la méfiance à l’égard du système de soin, les considérations religieuses, l’ignorance des volontés du défunt, les dissensions familiales, des facteurs socio-économiques, l’âge, l’ethnie… sont les plus fréquents (14,15,16).

Certains de ces facteurs (religieux, anthropologiques, familiaux…), préexistant à l’entretien avec les proches du défunt, sont réfractaires et non modifiables. D’autres sont évitables ou réversibles et en faveur d’un accord pour le don lors de cet échange, en passant par la pédagogie, la compréhension de la mort encéphalique, l’évitement des dysfonctionnements dans les soins….

Il est montré que la qualité de l’entretien avec les proches du défunt peut être déterminante pour faire aboutir le don d’organes [17]. La formation, l’organisation et l’engagement des soignants, la qualité des soins, les conditions et la conduite de l’entretien, l’accompagnement des proches, les temporalités… sont décisifs.

Alors que les études d’opinion dans les populations espagnoles, belges et croates révèlent une adhésion au don d’organes moindre (70%, 73%, 45%) que celle observée en France (84%), leur taux de refus de don post mortem est nettement inférieur (14%, 15,6% et 20%) (18,19) que celui de l’Hexagone (33%). La différence semble se faire lors de l’entretien.

Il y a aussi la conception et la manière de faire valoir la présomption de consentement. Le don est un acte de volonté, libre, explicite dont le consentement présumé, maladroitement présenté, ruine la vertu. Nul ne peut certifier que le silence du défunt atteste de son assentiment au don d’organes. Une enquête pour Greffe de vie en  2013  révélait que 58% des personnes opposées au don d’organes ne l’exprimaient pas ! (20)

Le consentement présumé vaut en tant que notion humaniste, utile, fondée et désirable en matière de don d’organes mais est dénaturant et aversif comme règle juridique obligeant à donner.

On ne naît pas donneur d’organes, on le devient… ou non. Acte de culture et non de nature, il s’édifie au gré de l’éducation, des apprentissages, de l’expérience…Les vies sauvées et restaurées suffiraient à rendre désirable le don d’organes. Mais l’impensé de la mort et les tabous que charrie le corps contrarient la socialité et la vertu de ce pseudo don, complexe à élaborer. Avec l’empathie comme centralité de l’entretien, c’est faire acte de soin que d’associer les proches au processus du don d’organes et de convenir avec eux de ses bienfaits en le décidant (21). Ce que font les équipes les plus performantes. Cela s’apprend !

 L’auteur ne déclare pas de conflit d’intérêts

  1. Organ donations and transplants - Statistics & Facts disponible sur https://urlz.fr/okxU

  2. Newsletter Transplant, « International figures on donation and transplantation », EDQM Volume 27, 2022.   

  3. Ibid., p.10

  4.  https://urlz.fr/ofTA

  5.  « Le 22 juin est la date incontournable pour parler du don d’organes avec ses proches », Agence de la biomédecine. https://urlz.fr/ofTS

  6.  « Les zorganes : vidéos humoristiques de sensibilisation au don d’organes à destination des jeunes ». Lien : https://urlz.fr/ofWZ

  7. Ballesté Delpierre Ch. Associate professor at the Department of Surgery and Surgical Specialities University of Barcelon. Journées Scientifiques ABM 12-13/10/2023

  8. « Analyse des raisons motivant le refus du don d’organes par les familles de patients en état de mort encéphalique dans un centre régional de prélèvement », Hénon F, Le Nobin J. et Ouzzane A., Villiers A., Strecker G. et Bouyé S. Progrès en urologie (2016) 26, 656-661. Consultable sur https://urlz.fr/ofUo

  9. https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000033027728

  10. https://www.rue89lyon.fr/2015/04/14/amendement-qui-pourrait-augmenter-de-25-les-dons-dorganes/

  11. Pour lire le rapport : https://urlz.fr/ogLU

  12. https://malegislature.gov/Bills/193/HD3822

  13. https://urlz.fr/ofTA, Organes.op.cit., p.1

  14. McNamara P., Beasley C., Determinants of Familial Consent to Organ Donation in the Hospital Setting, Université de Boston. Lien : https://urlz.fr/ogMx

  15. Rodrigue J.R., « Organ Donation Decision: Comparison of Donor and Nondonor Families ». American Journal Transplant, volume 6, janvier 2006, pages 190 à 198. Lien :   https://urlz.fr/ogMR

  16. Hénon F, Le Nobin  J et coll., op. cit., p Voir numéro 7

  17. Siminoff  L. A. en collabotartion. “Communicating Effectively about Donation: An Educational Intervention to increase consent to donation”, Progress in Transplantation. 2009; volume 19, chapitre 1

  18. Collectif Greffe +, Plus de prélèvements pour plus de greffes, manifeste pour le don d’organes Lien : https://urlz.fr/ogOd

  19. Živčić-Ćosić S. en collaboration.  « Development of the Croatian model of organ donation and transplantation », Croat Med J. février 2013

  20.  Nadia Auzanneau  N., et  Chardron S., Les Français et le don d’organes, rapport 2013. Lien : https://urlz.fr/ogPd

  21. Maroudy D. Don d’organes en situation de mort encéphalique: Manuel pour l’entretien avec les familles. Issy-les-Moulineaux: Elsevier ; 2014, chap 6-8. 143-214