ELLE SORT DE L’OUBLI LES AFROSCIENTIFIQUES - Ma revue n° 024 du 01/09/2022 | Espace Infirmier
 

L'infirmière n° 024 du 01/09/2022

 

JE DIALOGUE

Thomas Laborde  

Depuis deux ans, Stephanie Bumba, jeune infirmière clinicienne de 26 ans, présente en vidéos les afrodescendants oubliés dont les travaux ont marqué les sciences de la santé. Elle se bat pour plus de représentativité dans les formations.

Quel est votre parcours et comment est né votre projet de mise en lumière des afroscientifiques ?

Stephanie Bumba : Je suis infirmière clinicienne depuis bientôt quatre ans dans un centre universitaire de santé au Québec. Je suis également diplômée de l’École de santé publique de l’université de Montréal. Au cours de l’été 2020, alors que j’effectuais un grand ménage dans mes ouvrages didactiques, j’ai remarqué qu’il n’y avait pas de scientifiques qui me ressemblaient. On entend souvent parler de Marie Curie, Albert Einstein, Isaac Newton. On les a institutionnalisés, pour montrer à quel point ils ont marqué l’humanité. Je me suis donc penchée sur les afrodescendants qui, de tout temps, ont contribué à faire évoluer les sciences de la santé, et sont aujourd’hui absents des manuels et des apprentissages. Pour les mettre en lumière, j’ai créé la chaîne YouTube Nurse Stephie TV sur laquelle je publie une web série éducative intitulée « Ces afroscientifiques d’hier à aujourd’hui ».

Pourquoi les afrodescendants sont-ils absents de la littérature didactique scientifique ?

S. B. : Lorsqu’il est question de ces populations, les gens ont une vision réductrice et pensent plus directement à l’esclavage, au colonialisme, à la guerre. Néanmoins, des informations sur ces afrodescendants et leurs apports existent. J’y ai accès via des bases de données payantes parce que je fais partie d’un réseau universitaire. J’ai voulu les rendre accessibles et gratuites pour créer une conscience collective : l’histoire des Noirs repose aussi sur des personnalités qui ont œuvré de façon significative aux sciences, à la santé. Il s’agit en outre de concourir à une société inclusive, à plus de diversité. Comment des jeunes pourraient-ils se projeter dans les sciences et croire suffisamment en eux pour s’y lancer s’ils n’ont personne à qui s’identifier ?

Avez-vous été soutenue par la communauté universitaire et médicale dès le départ ?

S. B. : J’ai tout fait seule. L’appui est arrivé après, par réseautage, notamment des aides à la diffusion et des demandes d’intervention auprès d’institutions pédagogiques. Ce sont surtout les citoyens qui m’ont permis de continuer. Pour la troisième saison, j’ai obtenu 2 360 $ grâce à une levée de fonds sur la plateforme GoFundMe. J’ai plus de 1 300 abonnés sur YouTube, l’une de mes vidéos compte plus de 18 000 vues. Je ne fais que divulguer une information. Le public s’y intéresse parce qu’elle ne lui était pas accessible. Ça réveille aussi l’intérêt du monde médiatique.

Quelles personnalités concernées vous touchent le plus ?

S. B. : Toutes m’influencent. Mary Beatrice Kenner, par exemple, inventrice d’une ceinture hygiénique, précuseur des serviettes hygiéniques. Il a fallu une trentaine d’années avant qu’on reconnaisse son brevet. Dans le temps, quand tu étais noir aux États-Unis, et que tu inventais quelque chose, le mérite ne te revenait pas. Elle a payé son brevet à l’aide de son métier de fleuriste. Je pense aussi à l’infirmière Lillie Johnson, encore vivante, reconnue comme la première infirmière afrodescendante à occuper un poste de direction dans la santé publique. Le Dr Charles Richard Drew, père des banques de sang m’a aussi beaucoup marquée. On peut encore citer la Dre québecoise Yvette Bonny, la première à réaliser une greffe de moelle osseuse sur un enfant, dans les années 1980. Tout ça, j’aurais voulu le savoir dans des livres vendus en librairie !

Ces personnalités n’ont-elles même pas été évoquées lors de vos études d’infirmière ?

S. B. : Jamais. J’ai souvent entendu parler de Florence Nightingale, mais jamais de Mary Seacole, infirmière jamaïcaine qui a proposé ses services lors de la guerre de Crimée au XIXe siècle, mais dont la demande a été rejetée du fait de préjugés racistes. Je parle des afrodescendants, mais il pourrait s’agir de n’importe quelle autre communauté culturelle. Tout le monde a eu un impact, il faut reconnaître chaque avancée et la personne à qui on la doit. Sinon, ça crée des hiérarchies sociales.

Jusqu’à présent, j’ai trouvé des scientifiques issus de l’Amérique latine, de l’Afrique et de l’Amérique du Nord. Mais je n’ai pas de restrictions géographiques ! Mes critères reposent sur la validité et la fiabilité des informations présentes dans les bases de données scientifiques.

Dans vos vidéos, il s’agit autant de femmes que d’hommes…

S. B. : C’est fait exprès ! Avant, seuls les hommes pouvaient être considérés comme des scientifiques. Il faut que les jeunes femmes, encore une fois, puissent s’identifier à des personnalités qui leur ressemblent. Les jeunes hommes aussi peuvent être impressionnés par ces parcours de femmes.

En deux ans, quels retours avez-vous eus ?

S. B. : Ce qui me touche le plus, ce sont les conférences pour lesquelles j’ai été sollicitée dans les écoles, dans les universités d’Ottawa et de McGill. C’était mon objectif ! Et c’est une chance ! Comme ça l’est d’écrire des articles pour le Centre des sciences de Montréal. Officiellement, je suis la première infirmière depuis son ouverture à l’avoir fait. Le premier article portait sur Marielle Saint-Félix Beauger, une « super » infirmière qui a su démontrer l’importance de sa profession dans l’amélioration des soins au Québec. Originaire d’Haïti, arrivée au Québec en 1967 à 27 ans, elle a, après un doctorat, cofondé le département de recherche de la médecine familiale de l’université de Montréal et participé à créer une échelle d’évaluation du fonctionnement de la famille en matière de santé, un outil pour les infirmières en santé communautaire.

Et les retombées sociétales ?

S. B. : L’université de McGill a lancé la bourse Charles Richard Drew, en l’honneur du père des banques de sang, pour les afrodescendants qui veulent entamer des études dans le domaine médical. Avez-vous entendu parler de l’étudiant nigérien en médecine qui a dessiné un fœtus noir qui sera bientôt publié dans un manuel ? Son travail est différent du mien, bien sûr, mais l’objectif final commun, c’est la représentation. L’impact est similaire. Ça a fait le tour du monde. Lui aussi dénonce l’invisibilité de la diversité. Comment peut-on diagnostiquer des maladies, par exemple dermatologiques, si on ne voit pas des gens qui nous ressemblent ? Les universités s’ouvrent, les manuels évoluent, ce sont là les conséquences de nos travaux.

En quoi votre travail impacte-t-il la pratique infirmière ?

S. B. : Promouvoir les scientifiques avec plusieurs bagages ethno-culturels et ayant œuvré dans l’avancement des sciences infirmières diminue les risques de marginalisation de professionnels de la santé au profil multiculturel. Cela induit de l’inclusivité, une ouverture, moins de préjugés, notamment sur le corps noir… Les infirmières peuvent être des vulgarisatrices scientifiques et transmettre du savoir. Leurs compétences en communication sont essentielles pour partager des données probantes concernant l’apport de scientifiques. Je suis confiante : notre profession est reconnue et valorisée au Canada, plus encore depuis le Covid.

Allez-vous continuer ?

S. B. : Il y a la matière ! Ce projet, c’est une graine que j’ai plantée et il faut qu’elle germe en communauté. Après, il faudra des écrits. Les écrits restent.

POURQUOI ELLE

Stephanie Bumba milite pour une santé inclusive. Lorsqu’elle s’est rendue compte que les scientifiques d’origine africaine étaient absents de ses manuels, elle a instantanément monté une chaîne YouTube* et publié des portraits de médecins, chercheurs, infirmières afrodescendantes précurseures dans leur domaine. L’angle d’étude est inédit dans un monde médical encore très occidentalo-centré. Sa démarche permet aussi de souligner le savoir dont disposent les infirmières et leur capacité à le transmettre au public à l’aide de différents outils.

* www.youtube.com/c/NurseStephieTV

BIO EXPRESS

1995 Naissance au Canada.

2019 Diplôme d’école d’infirmière à Montréal.

Août 2020 Première vidéo sur YouTube sur le Dr Charles Drew, père des banques de sang.

10 novembre 2020 Publication de l’article « Ces Noirs ô combien invisibles dans les sciences ! » sur le site de lapresse.ca

Janvier 2021 Première conférence à l’université de Montréal.

Février 2021 Première publication pour le Centre des sciences de Montréal.