LES CHEMINS SINGULIERS DE LA RECHERCHE - Ma revue n° 012 du 01/09/2021 | Espace Infirmier
 

L'infirmière n° 012 du 01/09/2021

 

JE RECHERCHE

PARCOURS

Marie-Capucine Diss  

Le travail de recherche induit une transformation profonde des infirmiers qui se livrent à cet exercice. Repositionnement professionnel et relationnel au sein d’une institution, transmission du savoir et mise en pratique des connaissances sont de mise pour une démarche intellectuelle qui révolutionne la profession.

Avec le développement, depuis une dizaine d’années, des appels à projets destinés aux paramédicaux, de plus en plus d’infirmiers se lancent dans la grande aventure de la recherche. Les termes employés par les néophytes pour décrire ce nouveau cap, comme « tourbillon », « plongeon » ou encore « grand saut », relèvent autant de l’expérience initiatique que de l’exploit sportif. Car un travail de recherche demande un investissement à la fois personnel et temporel considérable. Le développement complet d’un Programme hospitalier de recherche infirmière et paramédicale (PHRIP), de l’élaboration du projet à la parution de l’article scientifique, est évalué à une dizaine d’années. Et le soignant sort changé de cette expérience. À l’hôpital, deux profils de chercheurs infirmiers se distinguent. D’un côté le professionnel « se posant une question très en lien avec sa pratique et se formant juste ce sur quoi il a besoin pour son projet, encadré par un nombre important de personnes supports », comme le résume l’une des membres de la Commission nationale des coordonnateurs paramédicaux de la recherche (CNCPR). De l’autre côté, la personne plus autonome dans sa recherche, qui maîtrise mieux les ressorts de la méthodologie, ce qui est le cas des infirmiers qui ont pu suivre un master de recherche. Comme l’a observé Annie Farrayre, encore récemment coordinatrice de la recherche pour l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP) : « Lorsque le projet de recherche est initié par un paramédical, cela va très souvent lui donner envie de creuser. Il fait des recherches bibliographiques, il s’investit et le processus de recherche de savoirs s’enclenche. Il commence à voir qu’il faut qu’il aille encore plus loin, jusqu’au doctorat. »

DES GÉNÉRATIONS DE DOCTEURS INFIRMIERS

Mais les professionnels n’ont pas attendu la réforme licence-master-doctorat (LMD) de 2009 pour produire des connaissances scientifiques, investissant des domaines liés aux sciences infirmières, encore inexistantes en France. Parmi les figures pionnières, on peut citer Ljiljana Jovic, directrice des soins, qui a produit et dirigé un nombre considérable de publications scientifiques. Présidente de l’Association de la recherche infirmière (Arsi), elle a encadré le développement de la recherche infirmière et notamment la mise en place du PHRIP en 2010. Elle fait partie du petit groupe d’infirmiers qui ont obtenu l’habilitation à diriger des recherches, pouvant, à ce titre, encadrer des travaux de thèse. Beaucoup d’infirmiers se sont dirigés vers la recherche en sciences de l’éducation après avoir choisi la voie de l’enseignement professionnel. C’est notamment le cas d’Anne Muller, qui avait repris des études pour parfaire ses compétences pédagogiques : « Quand j’étais cadre-enseignante à Rueil-Malmaison, la directrice de I’Ifsi, me demandait toujours : “Quelles sont vos références bibliographiques ? Quels sont les concepts ?” Au bout d’un moment j’ai pris conscience qu’il fallait que je continue de me former. Je me suis donc inscrite à l’université de Nanterre, ou j’ai repris des études à partir de la licence, et je suis allée jusqu’au doctorat. » Devenue depuis maître de conférences en sciences de l’éducation, elle fait partie des six membres qui composent la toute jeune section des sciences infirmières du Conseil national des universités.

Des années plus tard, c’est cette même envie de progresser dans le savoir qui a poussé Aurore Margat à s’engager dans un doctorat : « C’est au cours de missions humanitaires en Haïti que j’ai découvert ce que c’était de former. Je me suis rendu compte que je n’y étais pas forcément préparée et n’étais pas compétente pour ça. J’ai donc décidé de reprendre des études. Au début, je ne m’imaginais pas du tout devenir chercheur. » Spécialisée dans l’étude de la littératie [capacité à utiliser l’information, NDLR] en santé, elle est nommée maître de conférences en sciences de l’éducation à l’Université Sorbonne Paris Nord en 2019, un an après avoir achevé sa thèse. Un parcours facilité par l’intégration dans un laboratoire historiquement ouvert aux chercheurs paramédicaux(1). Aurore Margat met en avant sa double identité, universitaire et infirmière : « Je fais en sorte, du moins je l’espère, que ma recherche permette de faire avancer les choses sur le terrain, de manière très pratique. Dans le laboratoire de recherche où j’évolue, ma valence soignante est attendue. C’est une chance. La pluridisciplinarité nous permet d’avancer, de poursuivre le développement de la recherche, notamment en sciences infirmières. » Parmi ses thématiques de recherche, liées à la santé publique, la participation à la mise en place et à l’évaluation du fonctionnement d’une académie populaire de la santé, en Seine-Saint-Denis.

RECHERCHE ET PRATIQUE INDISSOCIABLES

Un des éléments déclencheurs de l’entrée dans un processus de recherche est un questionnement pour améliorer le soin, qui exige, une fois les travaux terminés, une mise en application. Première infirmière française à investir dans les sciences fondamentales, Isabelle Fromantin est devenue docteure en 2012 grâce à un travail sur les moyens de remédier aux odeurs des plaies tumorales du sein. L’infirmière de l’unité Plaies et Cicatrisation de l’Institut Curie de Paris s’était engagée dans un cursus universitaire pour étudier la flore bactérienne de ce type de plaie. Ses découvertes ont débouché sur un partenariat industriel pour l’élaboration et la fabrication de pansements adaptés. Elles ont également été le point de départ de KDOG, un projet coordonné par l’Institut Curie visant à utiliser le flair canin pour détecter le cancer du sein. Parallèlement à la recherche, Isabelle Fromantin poursuit son activité d’infirmière référente.

Diplômé en 2017, Jean Toniolo est infirmier au service d’hématologie du centre hospitalier universitaire (CHU) de Limoges. Dès ses débuts dans la profession, il a entamé un master et a rédigé un mémoire sur l’efficacité de l’aromathérapie dans le traitement des nausées et vomissements chimio-induits en complément des traitements antiémétiques classiques. Si un article va prochainement être publié dans une revue scientifique prestigieuse, son étude a également des répercussions concrètes. En collaboration avec une collègue qui a suivi un diplôme universitaire (DU) d’aromathérapie, il met en place, dans son service, cette pratique comme nouveau soin de support. Une démarche purement paramédicale mais qui s’accompagne d’une diffusion de la culture scientifique parmi les professionnels paramédicaux : « Le fait que je me lance dans un cursus universitaire de recherche a piqué la curiosité au sein du service, décrit le soignant. Il y a des projets en cours, dans lesquels mes collègues sont impliqués. Ils me voient évoluer là-dedans, ça fait émerger des questionnements, ça diffuse le goût de la recherche ou, du moins, cela attire l’attention des professionnels sur cette dimension. » Représentant de la nouvelle génération, Jean Toniolo, qui va bientôt entamer un travail de thèse financé par son établissement, se destine à une carrière d’enseignant-chercheur, qu’il ne souhaite toutefois pas dissocier de la pratique des soins.

UNE NOUVELLE RECONNAISSANCE

Cette diffusion du savoir scientifique et de l’intérêt pour le questionnement fait évoluer le positionnement des infirmiers au sein de l’hôpital. Avec l’accès à la démarche scientifique, ils deviennent de véritables partenaires de réflexion. Anne Pottier, experte en plaies vasculaires au CHU de Nantes, mène un PHRIP sur la pose des bandes de compression médicales. « Mon rôle est d’intervenir auprès des équipes, je les tiens au courant de l’actualité scientifique. Depuis environ cinq ans, avec le développement de la recherche paramédicale, on peut voir une évolution de la relation avec les médecins. Ils commencent à écouter ce qu’on a à dire des infirmières qui ont réalisé une revue de littérature scientifique. » Concernant ces mêmes relations avec le milieu médical, Isabelle Fromantin nous confiait, au cours d’un entretien mené il y a une dizaine d’années, avoir complètement dépassé, via ses recherches et sa reconnaissance universitaire, la fonction d’infirmière de subordination.

Anne-Sophie Debue, infirmière en réanimation à l’hôpital Cochin, à Paris, vient d’obtenir son doctorat en éthique. Lors de la rédaction de sa thèse, elle a eu l’occasion d’exposer son travail et a été invitée pour le présenter dans différents services. « Cela m’intéressait de pouvoir rencontrer les équipes, de confronter les idées que j’ai pu avoir à la diversité des exercices en réanimation, voir comment on peut développer certains points, en adapter les choses, décrit-elle. En ce qui concerne la transmission du savoir, je suis davantage intéressée par la façon dont on l’intègre dans les équipes de soins et comment cela permet de grandir en tant qu’équipe. » Membre paramédical du conseil d’administration de la Société de réanimation de langue française (SRLF), Anne-Sophie Debue incite et aide ses collègues à préparer des interventions à destination de cette société savante.

UNE PAUSE OU UN DÉPART

La recherche est souvent un moyen de répondre à des questionnements personnels et de prendre de la distance avec la pratique. Comme l’analyse l’une des membres de la Commission nationale des coordonnateurs paramédicaux de la recherche : « ll y a dix ans, les personnes qui faisaient des thèses en sciences de l’éducation, en sociologie ou en psychologie avaient parfois juste envie de changer de métier. Elles étaient motivées par le soin, mais elles voulaient avoir un métier davantage axé sur la réflexion, dans la recherche, sachant très bien que ça leur demandait de quitter le monde du soin. »

Un travail de recherche peut mener à la découverte d’une nouvelle pratique et conduire à une nouvelle orientation professionnelle (lire l’encadré « L’irrésistible voix de l’hypnose » p. 71). On peut également citer le cas d’infirmiers qui obtiennent une expertise précise dans le domaine de la pédagogie et quittent l’hôpital pour intégrer une structure de formation, ou même créer la leur. La recherche a également une fonction oxygénante. « Si je n’avais pas eu la chance de faire de la recherche, je ne serais pas restée aussi longtemps dans les soins, témoigne Anne-Sophie Debue. Cela a donné de la profondeur à mes actes quotidiens. Ça ouvre des champs de questions possibles qui rendent mon métier beaucoup plus intéressant et qui enrichissent les échanges avec les personnes de mon service. »

Les infirmiers qui choisissent la voie de l’enseignement après une thèse ont quitté les soins sans les perdre de vue, qu’il s’agisse d’interroger la formation professionnelle ou l’éducation thérapeutique du patient. Les sciences infirmières, qui décollent lentement à l’université, offrent à ses futurs enseignants-chercheurs un statut mono-appartenant, aujourd’hui largement discuté. Ne faudrait-il pas, comme c’est le cas pour les médecins, coupler une activité clinique à une carrière universitaire ? La coordination de la recherche est une occasion de maintenir un pied à l’hôpital tout en appartenant à un ou plusieurs laboratoires de recherche. Certains chercheurs parviennent à ménager leur propre voie en équilibrant la pratique des soins et la recherche. L’appartenance à une communauté scientifique, la participation à des groupes de recherche ou à des sociétés savantes les soutient dans cet équilibre. Le professionnel qui parvient à conjuguer parcours de recherche et activité clinique correspond à une avant-garde, telle que les conclusions d’un groupe de travail de l’Arsi la décrivent. Il s’agit de « l’infirmier professionnel », à la fois « acteur responsable stratégique » et « producteur de savoirs »(2). Un modèle qui est en passe de se démocratiser avec l’arrivée des infirmières en pratique avancée (IPA) dans les établissements hospitaliers et en ville.

RÉFÉRENCES

Notes

1. Le laboratoire Éducations et Pratiques de santé (Leps) avait créé, il y a trente ans, une maîtrise en soins destinée initialement aux cadres de l’Assistance publique-hôpitaux de Paris (AP-HP).

2. Mastracci M., Simon B., Serna L. and al., « Freins, difficultés et facilitateurs dans la mise en place d’une recherche financée par le Programme hospitalier de recherche infirmière et paramédicale (PHRIP) : retour d’expérience d’un projet de recherche en santé mentale », Recherche en soins infirmiers, 2020/1, n° 140, p. 69 à 76.

Autres sources

• Stuwe L., Parent M., Louvet O., « Bilan de cinq ans du Programme hospitalier de recherche infirmière et paramédicale : quels enjeux, quels défis ? », Recherche en soins infirmiers, 2015/2, n° 121, p. 64 à 71.

• Sous la direction de Didier Lecordier et Ljiljana Jovic, « Les soins infirmiers : perspectives et prospectives », Recherche en soins infirmiers, 2016/4, n° 127, p. 43 à 54.

Le rôle déterminant de l’institution

Les trois quarts des CHU disposent actuellement de coordonnateurs de la recherche paramédicale. Toutefois, même si des remplacements sont prévus dans les budgets des travaux de recherche, du temps institutionnel est rarement dégagé pour les porteurs de projet, comme le résume l’une des membres du CNCRP(1) : « Nous sommes sur des secteurs tellement sensibles que pour tout équivalent temps plein reçu pour faire du soin, il faut faire du soin. » L’attitude de l’encadrement est alors capitale. Une étude menée par un groupe de chercheurs du Vinatier à Lyon(2) a cerné la « crise de loyauté » qui peut freiner les porteurs d’un projet de recherche. Elle pointe un autre élément déterminant dans le bon déroulement d’une recherche : l’attitude des pairs. Le projet de recherche peut paraître superflu, éloigné de la pratique et du quotidien de services sous tension. D’où l’importance de réaliser un travail pédagogique auprès de ses pairs pour leur prouver l’intérêt de la recherche en cours pour la prise en charge des patients et emporter leur adhésion. Dans ce cas encore, le projet de recherche sera facilité dans un établissement où la recherche paramédicale est clairement mise en avant.

1. Commission nationale des coordonnateurs paramédicaux de la recherche.

2. Voir la note 2 dans les références p. 72.

L’IRRÉSISTIBLE VOIX DE L’HYPNOSE

Line Happi, infirmière de recherche clinique (IRC) au CHU de Nantes, a mené un projet de recherche qui lui a permis de découvrir une pratique innovante à laquelle elle aimerait désormais se consacrer.

Line Happi assiste aux annonces d’amputation qui se font au fil de la visite septique du matin. Les patients sont médusés par la violence de ce qu’ils apprennent et aucun accompagnement n’est ménagé. La soignante décide alors d’y remédier en imaginant un accompagnement infirmier de cette annonce. L’idée est de réduire l’angoisse des patients, de les aider à se projeter dans l’avenir en leur donnant le plus d’informations possible. Une attachée de recherche clinique, également cheffe de projet, l’oriente vers un projet de recherche. Un dossier de PHRIP se dessine mais n’aboutit pas. Épaulée par la coordinatrice de la recherche paramédicale du CHU, Line Happi tente sa chance auprès de la Fondation de l’Avenir et obtient un financement pour un travail de recherche qualitatif, auquel participe une sociologue.

« Pour justifier mon intervention, il était judicieux d’ajouter dans le projet une ligne budgétaire de formation, précise-t-elle. J’étais déjà clinicienne. Avec ce que je suis, via mon parcours d’aide-soignante puis d’infirmière, je disposais déjà des compétences relationnelles et d’empathie nécessaires pour cet accompagnement. C’est à la fin de l’étude qu’il m’est apparu qu’avec l’hypnose, il serait possible d’aider le patient à mieux vivre ce moment. »

L’étude est réalisée en 2017. L’analyse des entretiens menés un mois après l’amputation prouve l’apport bénéfique de l’accompagnement infirmier. Dans la logique de l’étude, Line Happi part se former à l’hypnose ericksonienne, à Rennes. Elle découvre un outil simple aux effets immédiats. Line Happi intervient auprès des patients qui le souhaitent pour minimiser l’intensité de leurs peurs avant l’opération. Elle propose également des séances d’hypnose pour le premier pansement, particulièrement douloureux, autant physiquement que moralement. Bien qu’il n’y ait pas eu de création de poste, son activité est tout de même reconnue : « Les chirurgiens avec lesquels je travaille m’appellent spontanément pour les accompagnements d’amputation et sont conscients de l’utilité de l’hypnose pour une prise en charge optimale du patient. » L’IRC a trouvé une voie qui lui convient pour enrichir la relation d’aide dans laquelle elle s’épanouit comme soignante et consacre 20 % de son temps comme hypnothérapeute en ville. Une activité amenée à se développer dans le futur.

Savoir +

LES THÈSES INFIRMIÈRES

Un travail récent(1) dénombre 132 thèses soutenues par des infirmiers. Un recensement qui n’est pas exhaustif mais apporte des indications générales. La première thèse soutenue par un paramédical remonte à 1976 et ces dix dernières années ont vu apparaître un boom. 84 % de ces travaux concernent les sciences humaines et sociales, avec les sciences de l’éducation comme discipline la plus investie. La philosophie et l’éthique représentent 10 % des travaux de thèse, soulignant l’intérêt apporté au sens du soin. Alors que les cadres de santé et les directeurs de soins effectuent en nombre important un travail doctoral, peu de leurs travaux concernent la gestion ou le management.

1. Policard F., « Recensement des thèses soutenues par les infirmiers en France à l’aube de la naissance de la discipline des sciences infirmières », Recherche en soins infirmiers, 2020/3 n° 142, p. 86 à 95.