DE L’ART DE CULTIVER SON INTUITION - Ma revue n° 005 du 01/02/2021 | Espace Infirmier
 

L'infirmière n° 005 du 01/02/2021

 

JE RECHERCHE

PARCOURS

Marie-Capucine Diss  

L’an dernier, Annie Farrayre a achevé sa thèse sur le rôle de l’intuition dans le tri des patients aux urgences et sur les savoirs infirmiers. Des questionnements qu’elle incarne dans sa trajectoire professionnelle et intellectuelle.

Elle reçoit dans un bureau transitoire et spartiate, dans un hôpital Cochin en travaux. Ses explications, claires et précises, se passent de tout recours au jargon. Quand elle déroule un raisonnement, ses doigts suivent le fil de son ordinateur, comme s’il s’agissait de celui de sa pensée. Au terme de l’entretien, ses yeux brillent de vivacité et d’émotion. Le parcours d’Annie Farrayre pourrait prendre la forme d’un conte. L’histoire d’une jeune fille qui se croyait un peu sotte et qui, dans le prolongement d’une carrière qu’elle n’avait pas prévue, se retrouve finaliste d’un concours mondial pour défendre sa thèse.

DES PAILLASSES AUX BANCS DE L’UNIVERSITÉ

Ses parents, fondant peu d’espoirs sur elle, l’avaient fait orienter dès la fin du collège vers les filières techniques. Cela tombait bien car la jeune fille était d’une curiosité insatiable et voulait savoir de quelle matière étaient constituées les molécules composant le vivant. Son Diplôme universitaire de technologie (DUT) de chimie en poche, la jeune femme travaille dans des laboratoires de recherche de grandes entreprises industrielles. Elle participe à l’élaboration de gaz à propulsion légère pour Shell, et poursuit la quête du composant de la lessive permettant de « laver plus blanc que blanc » chez Colgate. La manipulation de l’oxyde d’uranium sur les sous-marins atomiques, alors qu’elle travaille pour le Commissariat à l’énergie atomique (CEA), lui fait craindre pour sa santé. Son mari, médecin, lui suggère d’entrer dans le monde du soin. Elle s’engage alors dans des études d’infirmière. « Je ne m’envisageais pas dans ce métier. J’étais habituée aux paillasses des laboratoires, pas au relationnel avec les autres. Et puis il s’est avéré que j’étais faite pour ça. Depuis toutes ces années, je n’ai pas lâché. » Pour obtenir son diplôme, elle rédige un mémoire consacré à l’encadrement de l’élève infirmière et la façon dont elle peut acquérir des savoirs. Un travail qui la hisse au rang de major de l’Assistance publique, et ouvre la voie à un questionnement qui l’accompagnera tout au long de sa carrière.

LE CHOC DE LA DÉCOUVERTE DES SCIENCES HUMAINES

Pour sa première affectation, l’infirmière obtient un poste qu’elle briguait, au bloc opératoire de gynécologie. Pendant quinze ans elle travaille dans des spécialités variées et complémentaires. Au milieu des années 1990, elle entre dans une école de cadres qui lui permet d’accéder à une licence en sciences de l’éducation. Les cours du soir et du samedi succèdent à ceux de l’Institut de formation des cadres de santé (IFCS). En découvrant les sciences humaines, c’est le choc : « Je me suis aperçu que je ne savais rien, que je devais tout construire. » Une attitude qui correspond à sa vision de la recherche : une approche naïve et modeste pour répondre sans a priori à un questionnement. Annie Farrayre lit jusqu’à trois heures du matin pour acquérir les connaissances qui lui manquent. Elle sort à nouveau major de sa promotion, mais son appétit de savoir lui coûte cher. « Ma famille n’a pas compris ce que je cherchais et n’en voyait pas l’intérêt, sauf mes enfants, qui ont été soutenants, raconte-t-elle. Mes parents considéraient qu’ils m’avaient donné suffisamment d’éducation. Quant à mon mari, il ne voulait pas que je devienne cadre. C’est lui qui m’avait fait venir aux soins, mais il souhaitait que je reste infirmière. » Des années d’études qui se soldent par un divorce.

LE VIRUS DE LA RECHERCHE

Mais malgré ces obstacles, Annie Farrayre poursuit son parcours universitaire. Pour sa maîtrise, elle suit les cours du soir à l’université Paris VIII, à Saint-Denis (93). Pour assister à certains cours qui ont lieu l’après-midi, elle prend une demi-journée de congé. Le lourd investissement que lui demande ce travail de recherche, qui lui a pourtant valu une mention très bien, lui laisse un goût amer. Le jour de sa soutenance, sa responsable de maîtrise fait savoir au jury que le mémoire qui lui est présenté mériterait un DEA, mais qu’il n’obtiendra qu’une maîtrise puisque c’était pour ce degré qu’il était présenté. « Je me suis sentie spoliée. Pourquoi ne m’avait-elle pas dit au cours de mon travail que l’on avait assez de matière, que l’on allait s’arrêter là pour passer au DEA l’année suivante ? Cela représentait des heures et des heures de travail prises sur mes congés. Cela m’a cassée. »

Dix ans plus tard, une bonne fée se présente sur son chemin en la personne de Philippe Delmas, un infirmier anesthésiste parti au Québec pour faire une thèse en sciences infirmières, prolongée par un master 2 de philosophie à l’université de Toulouse. À cette époque, Annie Farrayre est cadre supérieure de santé experte en soins infirmiers à l’Hôtel-Dieu, à Paris. Ensemble, ils élaborent un module d’enseignement en partenariat avec le département des sciences infirmières de l’Université du Québec à Trois-Rivières. « J’animais un atelier sur le raisonnement clinique dans l’examen clinique infirmier, se souvient-elle, à partir de l’entretien avec le patient et l’analyse que l’on en fait. Cela m’a replacée dans mon questionnement sur le savoir. Philippe m’a alors poussée à reprendre mes recherches. »

LE RESSENTI VIS-A-VIS DU PATIENT, OBJET DE RECHERCHE

Annie repousse les portes de la faculté pour se lancer dans un master 2 de recherche à l’université Pierre-et-Marie-Curie, à Paris. Elle s’intéresse alors aux compétences diagnostiques de l’infirmière dans le cadre de l’éducation thérapeutique du patient (ETP). Elle réalise des entretiens avec six infirmières en éducation thérapeutique. Celles-ci lui font part de la manière dont les patients leur parlent avec leur corps et leurs attitudes. Elles évoquent les mimiques laissant entendre que leur interlocuteur n’est pas d’accord avec ce qui est dit. Annie Farrayre tente de formaliser le ressenti des soignantes dans ces situations, en leur faisant décrire leurs émotions, et découvre que lorsque les infirmières font allusion à leur « ressenti » vis-à-vis du patient, facilité par leur capacité à capter ses émotions, c’est qu’elles ont déjà posé un diagnostic. Une découverte liée aux questions de l’émotion et de l’intuition qui demande de creuser encore plus. L’infirmière apprend que son questionnement est porteur et qu’une place de doctorat l’attend au laboratoire Formation et apprentissages professionnels du Conservatoire national des arts et métiers (CNAM). Cette nouvelle étape de recherche a un retentissement important sur sa vie personnelle : « Cela a été cataclysmique au niveau familial. J’ai entendu des reproches comme : “À quoi ça va te servir ? Tu as vu quel âge tu as ? Tu ne vas pas passer tes soirées à étudier !” Le doctorat, quand on travaille en même temps, c’est très lourd. Je n’ai pas eu d’aide de l’institution. Sinon, je n’aurais pas autant pris sur mon temps personnel. J’avais un nouveau compagnon. Pour lui aussi cela a été la révolution. Il n’a pas accepté la perspective que je passe mes week-ends à travailler. Ça a été la rupture. Ce qui m’a été le plus utile dans la thèse, sur le plan personnel, intime, c’est de me rendre compte que j’étais intelligente. » L’axe de recherche d’Annie Farrayre porte sur la nature du « ressenti », le mot revenant régulièrement chez les soignantes pour désigner l’élément personnel les poussant à prendre une décision et le lien de cette notion avec les savoirs infirmiers.

CERNER LE SUJET

Si cette notion se raccroche à celle de l’intuition, telle que la conçoivent les neurosciences, c’est-à-dire un mode de cognition faisant appel à un savoir immédiat lié à l’expérience et à sa mémoire, ce concept reste tabou à l’université. La première personne dirigeant sa thèse étant partie, Annie Farrayre est suivie par un nouveau directeur réticent vis-à-vis de cette notion, lui préférant celle de l’expérience. « Il m’a fallu six mois pour faire évoluer l’objet de ma thèse, précise la chercheuse, mais cela m’a permis de bien cerner la manière dont l’intuition peut être reliée à l’expérience. » Les travaux du philosophe de l’éducation John Dewey, chef de file au début du XXe siècle du courant pragmatiste et de l’éducation nouvelle, lui apportent un éclairage capital : l’approche pédagogique du “learning by doing” ou apprendre en faisant.

CONDUITE D’ENTRETIENS ET ANALYSE

Pour mieux comprendre comment ces mécanismes s’imbriquent, Annie Farrayre entreprend deux types d’entretien avec vingt infirmières chargées de l’accueil et de l’organisation de la prise en charge des patients dans deux services d’urgences d’hôpitaux parisiens. Le premier, réalisé sur le mode semidirectif, permet de cerner le contexte de travail et le positionnement de chaque interlocutrice face à la connaissance. Le second entretien, dit « d’explicitation », permet de découvrir le raisonnement de la professionnelle de santé et les composantes influençant sa décision pour l’orientation des patients. « J’entre dans leur boîte noire, s’amuse à décrire la chercheuse. Je les remets sur la scène de l’expérience vécue, en face-à-face avec le patient et je leur fais décrire ce qu’elles ont fait. À partir de cela, elles racontent naturellement ce qu’elles ont pensé. » L’analyse de ces entretiens (lire l’encadré « Voyage dans “la boîte noire de l’infirmière” » p. 68) permet de dégager différentes postures face aux émotions lors d’un choix capital à faire.

Au moment de prendre une décision lors du tri des patients aux urgences, l’infirmière fait appel à son émotion et à son intuition. Celle-ci peut être définie comme un processus cognitif qui encode un vécu expérientiel en reliant les données relatives à la situation avec l’émotion vécue. Quand une situation analogue à un événement déjà vécu et stocké dans la mémoire se reproduit, cette émotion ressort. L’infirmière raisonne et décide en fonction de la confiance qu’elle établit avec son vécu expérientiel, son intuition ou l’émotion ressentie. Celle qui n’a pas confiance en ses émotions adopte une posture pour les bloquer et a recours au raisonnement hypothéticodéductif en ne se fiant qu’aux connaissances médicales. L’attitude valorisant le plus les savoirs infirmiers consiste à croire en son intuition et en l’émotion qui l’accompagne, en les raccrochant à un savoir acquis par l’expérience, à travers des signes cliniques. C’est à ce moment qu’elle peut demander plus de détails au patient pour consolider son intuition par un raisonnement hypothéticodéductif, en ayant recours à des indicateurs cliniques supplémentaires.

Des entretiens complémentaires avec deux médecins ont également permis à Annie Farrayre de constater que ceux-ci partagent en partie le savoir intuitif infirmier. « Lorsqu’ils s’entendent dire par l’infirmière “Ce patient, je ne le sens pas”, ils voient exactement de quoi il s’agit. Ils lui font entièrement confiance et courent au chevet du patient », résume-t-elle. La chercheuse a également découvert que la propension à chercher à faire le lien entre un savoir intuitif et la recherche de signes cliniques n’est pas liée à l’expérience mais plutôt à la posture cognitivo-émotionnelle de la soignante. D’où l’importance de valoriser les savoirs infirmiers, d’adopter une posture de connaissance face aux différentes expériences de soins vécues afin de les formaliser, et de promouvoir la recherche infirmière. Une démarche qui devrait être formalisée par la rédaction d’un ouvrage, son « challenge pour l’année 2021 » et qui l’aide au quotidien pour accompagner les chercheurs de l’Assistante publique-Hôpitaux de Paris.

RÉFÉRENCES

• John Dewey, Comment nous pensons, éd. Presses Universitaires de France, Paris, 2004

• Dewey J., Logique : la théorie de l’enquête, éd. Presses Universitaires de France, collection « L’interrogation philosophique », Paris, 1993

• Barbier J.M., Savoirs théoriques et savoirs d’action, éd. Presses Universitaires de France, collection « Éducation et formation », Paris, 2011

• Houdé O., Le Raisonnement, éd. Presses Universitaires de France, collection « Que saisje ? », Paris, 2018

• Houdé O., Apprendre à résister, éd. Le Pommier, Paris, 2019

• Damasio A. R., L’Erreur de Descartes : la force des émotions, 2e édition, éd. Odile Jacob, Paris, 2006. Ouvrage grand public permettant de mieux cerner le rôle de l’émotion dans le savoir.

• Berthoz A., La Décision, éd. Odile Jacob, Paris, 2003

• Farrayre A., « La place du care dans le diagnostic éducatif de l’infirmière en éducation thérapeutique du patient », Recherche en soins infirmiers, n° 122, mars 2015, 3943. Disponible en ligne sur : bit.ly/381tqqr

SON PARCOURS EN SIX DATES

1975-1979 Technicienne de recherche en chimie.

1982 Diplôme d’État infirmier à l’Assistance publique de Paris.

1997 Diplôme de cadre de santé (IFCS de Tours) et licence en sciences de l’éducation (université d’Aix-Marseille).

2000 Maîtrise en sciences de l’éducation à l’université Paris VIII : mémoire consacré aux pratiques langagières des infirmières dans le dossier de soins des patients et sur leur manière d’y cacher les savoirs infirmiers.

2012 Master 2 de recherche à l’université Pierre-et-Marie-Curie, à Paris, donnant lieu à une publication dans la Revue en soins infirmiers.

2019 Thèse en sciences humaines et humanités nouvelles, au Conservatoire national des arts et métiers (Cnam). Finaliste du concours international « Ma thèse en 180 secondes ».

Voyage dans la « boîte noire de l’infirmière »

Récit d’un entretien d’explicitation mené par la chercheuse auprès d’une infirmière accueillant les patients aux urgences de l’hôpital Lariboisière, à Paris. Ou comment recueillir les composantes de l’activité décisionnelle à travers l’évocation du raisonnement conduit lors de l’action de « tri ».

« Une femme de 45 ans se présente, accompagnée de son amie. L’infirmière la questionne sur la raison de sa venue. Un mal de tête. L’hôpital disposant d’un centre migraine, l’infirmière demande à la patiente si elle est sujette à ce genre de maux, ce qui a déjà été le cas. Puis elle l’examine. Elle compare dans sa tête, elle calibre, elle se rappelle d’autres patients. Elle se dit qu’il ne s’agit pas d’une migraine. Le regard de la patiente est vitreux. La soignante élimine une à une les possibilités. Et il y a autre chose, nécessitant la prise en compte des émotions de cette patiente qui ne soupire pas, mais qui a une sorte de tristesse, de fatigue. Elle vient sur ses deux jambes, mais l’infirmière sent que ces deux jambes vont flancher rapidement. L’ensemble de ces pensées lui vient en trente secondes. Pour elle, c’est quelqu’un qui est en train de faire un AVC. Ça, c’est un savoir pur et dur. Dès qu’elle la fait entrer dans la cellule, la malade s’effondre. C’est de l’ordre de cette rapidité. Ce sont des savoirs qui sauvent une vie, quand on est aux urgences. »

À retenir

Recherche qualitative réalisée à partir d’entretiens auprès de vingt infirmières chargées d’accueillir et d’organiser la prise en charge des patients dans deux services d’urgences d’hôpitaux parisiens : ces soignantes d’âge et de genres différents ont été interrogées dans le cadre d’un entretien semi-directif puis d’explicitation. Les conclusions qui en ont été tirées ont été menées dans le cadre d’une thèse soutenue à l’école doctorale Formation et apprentissages professionnels au Centre national des arts et métiers de Paris.