L'infirmière Magazine n° 416 du 01/06/2020

 

EXPRESSION LIBRE

Julien Martinez  

Infirmier en psychiatrie à Lyon, militant associatif en santé sexuelle communautaire et membre de la CoreVIH (Coordination régionale de la lutte contre l’infection due au VIH) Arc-Alpin.

Travailler en psychiatrie, c’est être le témoin constant des inégalités de la société dans laquelle on vit. C’est voir des patients subir de plein fouet ce que l’on pourrait appeler une mauvaise santé globale, qu’elle soit psychique, somatique ou sociale. Le Sars-CoV-2 ne fera pas exception à la règle. On sait déjà que le Covid-19 s’aggrave chez les patients souffrant de comorbidités comme le tabac, le surpoids et les troubles cardiovasculaires. Ces mêmes comorbidités, vous les retrouverez en masse chez les personnes qui souffrent de pathologies psychiques.

Pour faire face à l’afflux de patients, les services intra et extra-hospitaliers ont dû se réorganiser. Les hôpitaux de jour, ainsi que d’autres structures qui permettaient un lien quasi quotidien, hebdomadaire ou mensuel, ont dû fermer devant la menace qui pesait sur nous. À l’heure où j’écris ces lignes, il faut savoir que le maximum est fait pour continuer à garder le contact avec les patients qui en ressentent le besoin ou qui le nécessitent. Mais cela suffira-t-il ? Entre celles et ceux qui ne veulent pas déranger, celles et ceux que l’on a sortis “un peu vite” pour faire face à la crise, celles et ceux dont on a reporté le rendez-vous à une date ultérieure, combien de patients allons-nous perdre, au sens propre comme au sens figuré ? Combien tiendront face à leurs fragilités ?

Depuis le début du confinement, on se rend compte du défi de taille que représente l’addiction pour ceux qui en souffrent. Si les sevrages secs fonctionnaient, on n’aurait plus de problèmes depuis longtemps. Or, ce n’est pas le cas. Celui qui a besoin de sa dose de crack quotidienne continue à la chercher, celle qui a besoin de s’injecter de l’héroïne se l’injecte, quoi qu’il en coûte, et celles et ceux qui fument ou boivent ne s’arrêtent pas de fumer et de boire. Ceux qui vendent les produits continuent à les vendre, en augmentant les prix. Certains usagers, qui faisaient la manche avant le confinement pour financer leur consommation, ne peuvent plus le faire et s’exposent à une prise de risque plus importante pour avoir accès aux drogues. Celles et ceux qui ne peuvent se procurer le produit risquent de décompenser.

Et avec le Covid-19, la décompensation est l’un des plus grands risques. Syndrome de manque lié à un sevrage forcé, rupture de traitement, majoration des angoisses liées aux événements, aux informations toujours plus anxiogènes, et à la maladie elle-même, qui, lorsqu’elle ne vous touche pas, frappe vos proches. On risque tous d’être confronté à la mort précoce, plus ou moins inattendue, d’une personne que l’on connaît de près ou de loin, ou d’un être cher qui devra être enterré selon les règles de l’épidémie. Enterrer les morts invisibles, cela aussi va endommager. Deuil problématique, PTSD (1), le Covid-19 s’estompera, mais il laissera bon nombre de gens avec des vies abîmées. La seconde vague, invisible celle-là aussi, nous allons devoir la gérer. Et là, impossible de prévoir, pas de courbe d’infection digne d’un modèle mathématique, pas de mesures barrière possibles. La seule chose que l’on sait, c’est que l’on ne sait pas. La résilience ne se fabrique pas aussi rapidement que des masques et des respirateurs et les promesses n’ont jamais soigné personne.

1- Pour Posttraumatic stress disorder, syndrome de stress posttraumatique.